mercredi 19 août 2015

Citoyenneté ou nationalité

Il est bien difficile d'expliquer quelle différence substantielle existe entre ces deux notions si l'on s'en tient aux explications officielles (qu'on peut lire ici et ). On nous dit que la nationalité est une condition nécessaire, mais pas suffisante de la citoyenneté ; les enfants et les détenus privés de leurs droits civiques ne sont pas des citoyens, ou pas à part entière. Certes, tous les Français ne sont pas des citoyens français, mais ils sont appelés à l'être et on voit mal comment dissocier l'acquisition de la nationalité française, qui est elle-même une notion juridique, de l'ensemble des droits politiques, sociaux, économiques qui constituent la citoyenneté et que la nationalité permet justement d'exercer. Si demain un tyran devait confisquer à son profit le pouvoir politique, il n'y aurait plus de citoyens mais sûrement encore des français ; toutefois, la notion juridique de nationalité auquel se réfère le discours officiel paraîtrait bien vide, détachée qu'elle serait des droits qu'elle permet d'exercer.

La page Wikipédia consacrée à la notion de citoyenneté, passablement expéditive, nous explique doctement que nationalité et citoyenneté se distinguent néanmoins parce qu'on peut, par exemple, être citoyen soviétique et de nationalité tatare, ou tchétchène, ou russe, ou estonienne, etc. La distinction entre nationalité et citoyenneté devient alors plus tangible, mais c'est parce que cet État qu'est l'Union des Républiques socialistes soviétiques est tout à fait unique. Son nom ne comporte aucune référence à une ethnie, une culture ou un territoire, bref, à quelque chose qui soit définitivement et irrémédiablement particulier. Il n'y a donc aucune limite a priori à l'extension d'un tel État : il semble comme destiné à avaler la terre entière, à mesure que le socialisme progressera dans les consciences ou les chars soviétiques dans les villes du monde "libre".

Ce n'est pas ce qui s'est passé historiquement, puisque l'URSS a continué à exister comme entité distincte à côté des pays "frères" comme la Pologne ou la Hongrie d'après guerre. Il y a quelque chose d'incongru à voir un État résolument transnational (l'URSS) côtoyer un État qui ne l'est pas (la Hongrie, la RDA), alors que ce qui sert à qualifier le premier ("république soviétique et socialiste") est aussi parfaitement valable pour qualifier pour le second. Mais ce qui est important pour mon propos est que la notion de citoyenneté soviétique ne comporte aucune référence à une nationalité particulière, ou à quelque élément particulier que ce soit, sans pour autant être une aberration conceptuelle. La citoyenneté est tout à fait indépendante de la nationalité, et plus généralement de toute particularité ethnique, culturelle, linguistique, géographique.

Une autre façon de concevoir cette distinction entre nationalité et citoyenneté se présente lorsqu'on pense à la revendication politique du droit de vote aux élections locales pour les étrangers résidant en France. Une certaine forme de citoyenneté pourrait être accordée aux étrangers, ou en tout cas un droit essentiel à la citoyenneté, tout en maintenant ceux qui l'exercent hors du groupe des nationaux. Les étrangers contribuent certainement autant que les nationaux à la vie économique et sociale locale mais sans détenir le pouvoir politique d'influer sur elle que ces derniers détiennent. Si l'on suppose que cette revendication n'est pas non plus une aberration, cela entraîne que la condition nécessaire de la citoyenneté n'a pas forcément à être la nationalité, mais plutôt la capacité à participer aux institutions politiques, à entretenir une forme de loyauté à l'égard de ces institutions.

Car que faudrait-il exiger d'autre ? Notre concept de la citoyenneté est essentiellement relié à un ensemble de droits, et on peut exiger des individus qui sont appelés à exercer ces droits qu'ils se rendent capables et dignes de le faire, par exemple en s'informant sur les propositions des candidats aux élections, ce qui évite de voter au hasard. Dans la philosophie politique libérale, par exemple celle de Locke, les individus qui se réunissent pour former le contrat social n'attendent pas plus de leurs futurs concitoyens, pour leur accorder ce titre, que ce qu'on attend des étrangers à qui on envisage de donner le droit de vote : une contribution économique et sociale à la communauté, la participation politique et peut-être, disons, une forme de loyauté à l'égard des institutions.

Même si on rejette la fiction du contrat social, il semble n'entrer dans ce concept moderne de citoyenneté aucun élément de particularité qui permette de rejeter comme absurde l'idée d'un droit de vote accordé aux étrangers. On peut refuser de leur accorder ce droit pour bien des raisons, mais ce ne peut être pour des raisons dérivées du concept de citoyenneté lui-même, parce qu'il paraît sans rapport avec la particularité linguistique, culturelle, ethnique, bien que cette dernière conditionne, mais d'une manière purement factuelle, l'exercice de la citoyenneté : comment participer à la vie politique française si l'on ne parle pas le français ?

Ainsi, tous les français peuvent être de (bons) citoyens, quelles que soient leurs particularités culturelles si ces dernières ne les privent pas de la capacité de participation politique et sociale. Le contraire équivaudrait à la présence d'une discrimination (qui consiste à priver un individu de l'exercice d'un droit légitime au motif de son appartenance à une catégorie particulière). Or tout le monde ne peut pas être français, ou bien la "francité" se dissoudrait elle-même dans l'humanité. Tout le monde ne peut donc, en bonne logique, être citoyen français. Mais tout le monde, ou presque, peut être citoyen ! S'il fallait nécessairement posséder une nationalité particulière pour être citoyen, le citoyen soviétique serait un cercle carré. N'est-ce pas plutôt le citoyen français qui est un cercle carré ?

Une identité nationale est nécessairement exclusive, elle ne peut pas caractériser, même potentiellement, toute l'humanité. Non seulement ce n'est pas le cas de la citoyenneté, mais de plus, en son principe, celle-ci s'oppose à un traitement différencié sur la base d'une identité exclusive, comme l'est la nationalité. Il est exclu de priver quelqu'un de la citoyenneté, de l'exercice des droits du citoyen, pour un motif d'appartenance ethnique, culturelle ou géographique, s'il est français. Mais être français, acquérir la nationalité française, n'est justement possible que si une condition ethnique ou géographique est satisfaite, et un certain nombre de gens voudraient même aussi probablement y ajouter une condition culturelle. Or si ce qui est requis du citoyen est essentiellement une contribution aux institutions et l'acceptation de celles-ci, comment l'imposition d'une condition exclusive annexe pour accéder à la citoyenneté, sur la base de la particularité géographique et ethnique, pourrait-elle être discriminatoire si elle s'applique à un français, et parfaitement acceptable si elle s'applique à un résident non français qui remplit pourtant les réquisits mentionnés ?

Cette opposition entre la condition de nationalité et le principe de citoyenneté apparaît, à mon avis, indirectement dans ce passage d'une recension d'un livre de Joseph Carens, sur le site de La Vie des idées (The Ethics of Immigration)


Dans une société libérale, [la citoyenneté] n’est pas une catégorie naturelle ou un statut hérité. Elle se définit davantage par la participation à la société civile et par la soumission aux lois communes (p. 21). Si c’est parce qu’ils risquent très fortement de prendre part à la communauté du pays dans lequel ils naissent et non en raison d’une identité culturelle ou ethnique figée que les citoyens obtiennent la nationalité à la naissance, on peut aussi donner celle-ci – ou certains des avantages qui lui sont liés – aux étrangers qui se trouvent sur le territoire national


Si l'on est d'accord avec l'idée que la citoyenneté n'est pas "une catégorie naturelle" ou un "statut hérité" (ce qui est aussi le présupposé de mon argumentation), comment comprendre que certains obtiennent la nationalité, et donc la possibilité d'exercer pleinement les droits liés à la citoyenneté dès leur majorité, à la naissance, sans aucune contribution de leur part ? Parce que ces individus "risquent très fortement de prendre part à la communauté", dit l'article. Les règles d'acquisition de la nationalité reçoivent donc ici une justification purement instrumentale, car c'est en vue de la participation citoyenne ou du moins en accord avec elle qu'elles existent. La citoyenneté est alors effectivement dissociée d'un traitement exclusif et particulariste basé sur l'ethnie ou la culture et, si on fait quelques pas de plus, la condition de nationalité est seulement instrumentale par rapport à la citoyenneté, dont elle est une sorte d'antichambre.

Mais alors pourquoi considérer aussi, dans le même mouvement, l'attribution de la citoyenneté aux étrangers ? Soit la nationalité est seulement une condition qui favorise une citoyenneté de qualité, par exemple en créant un groupe de nationaux relativement homogène et donc propre à s'entendre, et dans ce cas il est exclu d'attribuer la citoyenneté aux étrangers, soit on peut attribuer la citoyenneté aussi aux étrangers, et dans ce cas la nationalité n'est pas à concevoir comme une condition nécessaire pour obtenir la citoyenneté et n'ayant de raison d'être que parce qu'elle favorise une citoyenneté de qualité.

C'est plutôt le second terme de l'alternative qui est le bon, me semble-t-il. La nationalité n'est pas un statut subordonné à la citoyenneté. Les débats ou pseudo-débats sur la nature fuyante de l'identité nationale ont, semble-t-il, une autre motivation que le simple but de renforcer la citoyenneté. La nationalité a sa logique, tout à fait indépendante de celle de la citoyenneté parce qu'elle est toujours exclusive, et que la citoyenneté ne l'est pas, ou du moins ne l'est pas pour des raisons intrinsèques, comme c'est le cas pour la nationalité. C'est pourquoi l'élément important dans le titre de ce post est la disjonction : citoyenneté ou nationalité. Citoyenneté et nationalité ont été collés ensemble par l'histoire, et leur alliance ne fait plus guère sens à nos yeux (du moins à nos yeux libéraux), si cela a jamais été le cas.

A lire les explications officielles, la nationalité est à concevoir comme un simple et inoffensif décalque de la citoyenneté et de ses exigences universelles. Mais elle est, à coup sûr, bien plus que cela. La citoyenneté soviétique, aussi provisoire, et peut-être aussi fragile qu'elle ait pu apparaître à la fin des années 80, était plus cohérente.