lundi 30 juillet 2012

Les deux faces du scepticisme

Que les sciences et la politique soient intimement liées n'étonne plus personne. Notre époque est riche de problèmes qui lui sont propres, et qui ne pourraient, non pas seulement être résolus, mais être aperçus, si les sciences ne pouvaient pas informer les citoyens et les politiques. On peut penser au réchauffement climatique. Sans mesure précise des températures, du niveau des glaces et des mers, de l'étendue des forêts, des niveaux de consommation d'énergie fossile, il n'aurait tout simplement pas été possible de comprendre que la planète se réchauffe (les quelques signes que l'on peut percevoir à échelle humaine sont loin de suffire à emporter la conviction en faveur d'un réchauffement global de la planète).  On peut également penser aux discussions sur le système éducatif. Sans statistique sur le niveau de reproduction sociale, sur le niveau scolaire des élèves, sans explication psychologique et psychiatrique des troubles des élèves, il est de même à peu près impossible de faire un constat sérieux (les vieilles antiennes sur la baisse du niveau n'ayant à peu près aucune valeur), ni a fortiori, une politique éducative sérieuse. On peut enfin penser à la conduite d'une politique économique. Là encore, sans les sciences économiques et sociales, il serait totalement hasardeux d'intervenir dans la vie économique. La politique macroéconomique suit nécessairement l'invention de la statistique et de quelques notions économiques élémentaires (taux de chômage, d'inflation, d'intérêt, etc.). Car sans celles-ci, il ne serait même pas possible de voir les phénomènes sur lesquelles on veut agir.
Ces quelques exemples montrent que toutes les sciences sont mobilisées par la politique. La politique ignore profondément les divisions entre disciplines, mais aussi la séparation entre la recherche fondamentale, et la recherche appliquée, ou entre les sciences et les techniques. Une politique de santé, par exemple, va mettre en œuvre des études sociologiques sur la manière dont les populations se soignent, des études médicales sur la fabrication d'un médicament, des études économiques sur la viabilité de celui-ci, des études biologiques sur la nature exact du virus combattu, etc. 
Dans d'autres cas, ce sont les problèmes qui exigent, non pas une collaboration interdisciplinaire, mais une lutte entre disciplines, afin d'imposer sa grille de compréhension du problème en question. La dyslexie est ici un bon exemple de ce problème politique (à savoir le fait que des jeunes ne parviennent pas à lire convenablement, malgré de nombreuses années passées à l'école), dont il n'est pas évident de dire s'il est un problème biologique (y a-t-un gène de la dislexie?) psychologique (l'enfant a-t-il des capacités cognitives normales, a-t-il subi un choc dans son enfance?) ou social (l'école n'est-elle pas trop exigeante avec les élèves les plus faibles, puisqu'il faut bien que certains élèves soient plus faibles que d'autres?). 
Bref, dans le champ politique, il y a à la fois collaboration et lutte des scientifiques pour la prise de pouvoir et la résolution des problèmes, sachant qu'un scientifique ne sera consulté et ne pourra participer que si les citoyens et les politiques reconnaissent sa légitimité sur le problème en question. J'ajouterai que le choix de tel ou tel individu est fait en général par la communauté scientifique, qui décide elle-même qui de ses membres est le plus compétent sur le problème soulevé. Les citoyens, eux, se contentent surtout de décider qui de telle ou telle communauté scientifique est la plus compétente sur ce problème. Les citoyens sont responsables du choix d'un météorologue plutôt que d'un chamane pour savoir si la terre se réchauffe. Mais c'est la communauté des météorologues qui déterminera lequel d'entre eux est le plus à même de répondre à telle ou telle question précise sur le sujet. Il peut arriver que les citoyens choisissent directement un scientifique précis. C'est plus rare, mais la remarque a néanmoins de l'importance.

Après cette beaucoup trop longue introduction, j'en viens à mon sujet, le scepticisme. Par scepticisme, j'entends une posture intellectuelle (pour ne surtout pas dire théorie philosophique) de doute vis-à-vis des énoncés produits par les autres ainsi que de ses propres croyances. Mais ce scepticisme a deux faces, deux manières d'être dont la différence superficielle peut faire oublier une différence beaucoup plus importante. La différence superficielle est la suivante : on peut être un sceptique local, doutant de telle ou telle de nos croyances, tout en considérant que l'homme est capable de connaître quelque chose, ou bien être un sceptique global, doutant de toutes nos croyances prises en bloc, et donc de la capacité de l'homme de connaître quoi que ce soit. La première posture est proche d'une simple attitude de prudence, voire de "prévention" dirait Descartes. La prudence consiste à ne pas adhérer trop vite, et la prévention est même l'excès de prudence, le manque de confiance en soi, la crainte injustifiée de faire erreur. La seconde posture, elle, n'a rien à voir avec cela, elle est plus intellectuelle, moins pratique. Elle n'engage pas à faire des vérifications supplémentaires, mais plutôt à se lancer dans des spéculations philosophiques sur la faiblesse de l'homme, la distinction entre l'être et l'apparence, ou que sais-je encore.
Voilà pour la différence superficielle. Mais celle-ci recouvre une seconde différence, qui a une importance politique cruciale. Quelle attitude politique adopte un sceptique local? Il conteste la solidité de tel ou tel champ scientifique. Par exemple, il est très suspicieux vis-à-vis de la science économique. Il pense que celle-ci a une capacité prédictive égale à zéro, et que ceux qui paraissent avoir deviné l'avenir ont seulement eu de la chance. Il pense aussi que les économistes sont suffisamment nombreux pour avoir tout prévu, de sorte qu'il existe toujours un économiste (jamais le même, bien sûr) pour avoir prédit un évènement qui vient d'arriver. Par contre, il accorde une grande confiance aux statistiques, aux sciences physiques, etc. Ce faisant, il remet directement en cause la présence des économistes dans les sphères de décision politique. Il estime que les décisions seraient au moins aussi bonnes si on ne les écoutait pas du tout, ou beaucoup moins. Il leur retire donc sa confiance, autrement dit, les économistes perdent l'autorité dont ils jouissaient jusque là. Les conséquences politiques du scepticisme local sont donc elles aussi locales. La vie politique reste globalement inchangée, exceptée l'exclusion des économistes. 
Par opposition, quelle est l'attitude politique du sceptique global? On pourrait croire que tout reste inchangé, parce que, si toutes nos croyances sont douteuses, alors autant dire qu'aucune ne l'est. Le doute n'a de sens que s'il existe aussi des choses qui ne sont pas douteuse. Cet argument est valide, d'un point de vue épistémologique (voir par exemple De la certitude de Wittgenstein). Mais il néglige justement l'aspect politique de l'attitude. Car un dogmatique, lorsqu'il croit quelque chose, le croit parce que sa croyance lui semble solide, vérifiée. Donc il croit cette chose en vertu des propriétés internes à sa croyance. Le sceptique global, lui, ne fait rien de tel. Il pense que toutes les croyances sont fausses, ou bien vraies par accident, infondées. Donc, s'il continue à vivre, et à suivre les conseils de certains hommes (son médecin, son prêtre, ses professeurs, etc.) il ne le fait pas en vertu de ce que ces hommes disent, mais en vertu de ce qu'ils sont. Autrement dit, le scepticisme global ne tient compte que de l'autorité qu'il accorde à certains hommes. Cette attitude consiste à faire confiance, parce que certains hommes ont été fiables jusqu'à présent, et qu'il n'y a pas d'autre manière d'agir qui soit meilleure que celle consistant à se fier à eux. Le sceptique est celui qui considère que le seul véritable argument est l'argument d'autorité. Tous nos prétendus savoirs reposent sur du vent, mais il y a des hommes qui ont de l'autorité, et d'autres qui n'en ont pas. La sagesse pratique exige de se fier, pour bien mener sa vie, à ceux qui ont cette autorité. Et qui a cette autorité? Pour décider du temps, le météorologue; pour décider de sa santé, du médecin, pour décider de calculs mathématiques, du professeur de mathématiques, etc. Ainsi, le sceptique global laisse d'un côté tout en l'état, puisqu'il ne rejettera personne en dehors de la vie politique, parmi ceux qui ont déjà leur place. Par contre, il saura que ceux-ci ont leur place non pas grâce à leur talent, puisqu'ils n'en ont pas plus que les autres hommes, mais en vertu seulement de l'autorité qu'ils ont su se constituer. 

Ainsi, le sceptique local et le sceptique global ne s'opposent pas seulement par une différence d'extension du doute. Ils s'opposent avant tout par la nature du doute lui-même. Le sceptique local retire sa confiance, il casse l'autorité des puissants. Il attaque certaines personnes en particulier, jusqu'à les renverser. Au contraire, le sceptique global donne sa confiance, il valide l'autorité des puissants. Simplement, au lieu de croire naïvement que cette autorité est fondée, il la dévoile pour ce qu'elle est, à savoir rien de plus que de l'autorité, à savoir un pouvoir d'influence sur les hommes. Le sceptique local est donc intrinsèquement réformateur, alors que le sceptique global est conservateur. Le premier pense qu'il faut changer les choses, parce que des imposteurs se glissent dans la sphère du pouvoir. Le second pense qu'il est inutile de changer les choses, parce que personne n'est meilleur que ceux que l'on veut remplacer, donc que le remplacement ne ferait qu'apporter des troubles.
C'est donc la place de l'autorité qui est en jeu. Soit la connaissance est possible, et l'autorité est inutile, c'est ce que pense le sceptique local, qui n'est rien d'autre qu'un homme suspicieux. Soit la connaissance est impossible, et alors l'autorité est indispensable, parce qu'il faut bien agir, et bien consulter certains hommes avant d'agir. C'est ce que pense le sceptique global. Par ailleurs, il est possible d'être un sceptique global, sans l'être à toute occasion, et dans tous les domaines...

mercredi 25 juillet 2012

La légitimité du hasard

Je voudrais ici évoquer trois sujets sans lien apparent, sélectionnés au hasard, et qui ne sont pas du tout exhaustifs. Tous soulèvent en réalité le même problème :
1) il existe des techniques assez performantes de diagnostic pré-natal pouvant être pratiquées à la demande des parents, afin de permettre un avortement en cas de trisomie ou de grave maladie génétique. 
2) dans bon nombre de sites de rencontre, il est exigé de chacun qu'il se définisse au moyen de catégories, de sorte que les autres puissent le trouver en faisant une recherche fondée sur de tels critères.
3) Les médecins sont capables de maintenir en vie presque tous les êtres humains, de sorte que la mort n'arrive que par décision volontaire des médecins, de la famille, ou du patient, de débrancher toutes les machines maintenant artificiellement en vie. Ceci inclut également l'acharnement thérapeutique, dans lequel de lourds traitement sont administrés au patient afin de le maintenir en vie, voire le sauver.

Passons rapidement sur ce qui est le plus évident, cette liste commence par la naissance, continue par la vie, et finit par la mort. De manière moins évidente, il faut dire aussi qu'elle mentionne des cas dans lesquels différentes techniques ont abouti à une certaine maîtrise d'un évènement, de sorte que celui-ci ne se déroule plus au hasard, de manière incontrôlée, mais conformément à ce que nous en attendons. Ce "nous" peut être individuel ou collectif, mais, à chaque fois, les techniques permettent de choisir le résultat de l'évènement, au lieu de le subir. Autrement dit, tous ces exemples parlent de lutte réussie contre le hasard :
1) avant les diagnostics pré-nataux, personne ne pouvait savoir ce qu'allait être son enfant. On ne savait même pas s'il serait un garçon ou une fille, s'il serait malade ou bien portant, etc. Par conséquent, on risquait toujours de laisser naître un enfant gravement handicapé.
2) avant les sites de rencontre multi-critères, personne ne pouvait choisir ses amis ni ses amours, ni connaître exactement leur caractère. Si choix il y avait, celui-ci ne pouvait se faire qu'entre personnes s'étant déjà rencontrées, et connaître bien une personne demandait de passer un temps considérable avec elle. Il arrivait donc parfois que l'on découvre seulement après des mois voire des années tel aspect de la personnalité d'une personne, telle passion qu'elle cultivait sans le dire, etc. On perdait donc beaucoup de temps à fréquenter des gens avec qui on avait somme toute très peu d'affinités.
3) avant les techniques de maintien en vie, personne ne pouvait choisir l'heure de sa mort, ni de celle de ses proches. La mort venait comme elle le voulait. Elle arrivait donc toujours trop tôt, toujours au mauvais moment.

Toutes ces techniques ont donc permis de rationaliser nos vies. Nous pouvons dorénavant choisir un grand nombre de choses qui relevaient jusque là de coïncidences, de purs hasards. Mais certains n'appellent pas cela hasard, mais destin, providence voulue par Dieu. C'est un point sur lequel quelques remarques importantes doivent être faites. Il est bien connu que les religions sont majoritairement opposées aux techniques de contrôle des naissances (surtout l'avortement, outil complémentaire des diagnostics pré-nataux). Elles sont ensuite opposées à l'euthanasie, active ou passive, donc, aux techniques de contrôle de la mort. Enfin, elles sont attachées au mariage, donc opposées au droit des individus de divorcer facilement afin de se séparer d'une personne que l'on ne parvient plus à supporter, ou afin de se remarier avec une personne que l'on aime davantage. Étant attachées au mariage, elles ne peuvent donc pas voir d'un bon œil les sites de rencontre qui favorisent inévitablement le nombre et la légèreté des rencontres. Autrement dit, ce qui se profile derrière tous ces choix moraux, c'est le refus d'un contrôle exagéré sur nos vies. Il y a des décisions qui ne doivent pas être prises par les hommes, mais doivent être prises par Dieu. Les évènements existentiels les plus importants, la naissance, les unions, la mort, ne doivent pas être rationalisés et mis sous contrôle humain. 
Je voudrais ajouter une remarque sociologico-conceptuelle : on peut très largement expliquer l'affaiblissement des religions par le fait que la plupart des aspects de la vie sont maintenant sous contrôle humain, de sorte que Dieu ne contrôle plus grand chose. Nous ne sommes plus ses créatures, puisque nous avons le contrôle de nos vies. Pourquoi donc encore croire en un Dieu, si l'on est persuadé que des lois physiques aveugles gouvernent l'ensemble de l'univers, et que des techniques et des lois humaines gouvernent l'ensemble du monde humain? Dieu a perdu sa fonction, il ne règne plus sur rien du tout. Notre situation contemporaine n'est donc pas la mort de Dieu, mais bien plutôt sa mise au chômage!
Ensuite, il peut paraître difficile de défendre rationnellement ce positionnement, qui, s'il est celui de la plupart des religions (du moins sous nos contrées), n'est pas seulement celui des religions. En effet cette attitude consiste à dire, si l'on est religieux, qu'il faut laisser Dieu faire, car lui fait bien les choses. C'est à peu près indéfendable, Dieu tolérant que des enfants naissent qui auront une vie de souffrance, que certains meurent de maladie dès leur jeune âge, etc. En termes non religieux, le hasard est souvent défavorable, et rarement favorable. Il semble y avoir de l'obscurantisme à refuser l'avancée des techniques, et  à vouloir abandonner la maîtrise. Pourtant, certaines pratiques de contrôle choquent aussi certains non religieux : l'eugénisme est très majoritairement condamné, alors que le diagnostic pré-natal (ou même le diagnostic pré-implantatoire, en cas d'insémination artificielle) le permet. Mais là encore, comment défendre positivement le refus d'une pratique de contrôle, qui permet d'éviter de faire naître des enfants malades, voire peut-être à l'avenir, des enfants très laids, ou des enfants idiots, etc.? Autrement dit, y a-t-il d'une façon ou d'une autre une légitimité du hasard?

Voici ce que l'on peut répondre : il y a bien une légitimité du hasard. Il est parfois bon de renoncer au contrôle. Pour le comprendre, il faut faire appel à une position philosophique, dont je vois maintenant pourquoi elle se concilie fort bien avec la croyance en Dieu (chez Pascal, notamment) : le scepticisme. L'homme ne peut pas et ne pourra jamais tout prévoir. Il y a des évènements historiques qui sont intrinsèquement imprévisibles (tous ceux qui relèvent de l'invention humaine par exemple), d'autres dont la cognoscibilité s'évanouit avec le temps (comme les phénomènes météorologiques, dont la précision de la mesure diminue nécessairement avec le temps). C'est pourquoi tout contrôler, alors même que nous ne pouvons pas tout connaître, c'est risquer de commettre des erreurs irréparables. Pour éviter de commettre l'irréparable, mieux vaut donc renoncer à intervenir lorsque nous ne pouvons pas clairement prévoir les effets de nos actions. Ceci vaut dans le domaine du contrôle des naissances : qui sait si ce malade que nous laissons naître ne dispose pas aussi d'une immunité à une maladie terrible qui nous frappera à l'avenir? Qui sait si cet enfant diagnostiqué comme trisomique na va pas avoir une existence bien plus heureuse que des personnes ordinaires? Qui sait si cet handicapé de naissance ne va pas tirer parti de son handicap pour réaliser une grande œuvre? On pourrait dire de même pour les rencontres : comment savoir si un critère de sélection que nous n'avons pas retenu ne nous fera pas manquer une personne qui était faite pour nous? Comment savoir si ce que nous croyons aimer chez les gens est vraiment ce que nous aimons le plus? Là encore, si le hasard ne forçait pas un peu les choses, jamais nous ne progresserions dans la compréhension de nous-mêmes.
Il ne s'agit donc pas de renoncer totalement au contrôle, ni croire, comme un religieux, que laisser faire les choses est toujours mieux que les contrôler (Hume, dans son Essai sur le suicide, avait d'ailleurs ridiculisé cette position, si on veut la défendre jusqu'au bout : personne n'oserait dire qu'il est mauvais d'éviter une pierre qui nous tomberait dessus). Il est certain que le hasard serait souvent malheureux, et le contrôle souvent préférable. Mais il faut quand même empêcher son invasion, et laisser de larges plans de notre existence au hasard. Car contrôler, c'est laisser le présent enrégimenter l'avenir, alors même que nous sommes loin d'être suffisamment savants et sages pour nous permettre de nous engager  (et d'engager les autres!) définitivement sur une voie. Laisser l'avenir ouvert, c'est au contraire ne pas s'enfermer dans le présent, et nous laisser une marge pour changer et pour évoluer.Bref, il y a des dangers bien définis, à brève échéance. Autant que possible, on peut s'éviter de les subir. Par contre, pour les décisions plus importantes, plus globales, dont les effets sont plus difficiles à discerner, laisser faire le hasard est probablement la décision la plus dure, mais aussi la plus raisonnable.
Ces propos, bien entendu, entretiennent un lien avec l'écologie, le libéralisme, et le tirage au sort.

lundi 16 juillet 2012

Les mondes possibles sont-ils possibles?

Je ne souhaite pas donner de noms tant la liste serait longue, mais il y a dans la philosophie contemporaine une certaine facilité, voire du dilettantisme, dans l'usage de cette notion de monde possible. C'est évidemment une métaphore très utile. En effet, quand on veut expliquer ce qu'est le sens des termes conceptuels, par opposition à leur référence dans notre monde (à savoir l'ensemble des choses réelles passées présentes et futures qui sont des instances du concept en question), il est très commode de recourir à ces notions. On dira donc que le sens d'un terme conceptuel est sa référence dans chacun des mondes possibles, ou, autrement dit, que le sens est une fonction qui, à chaque monde possible, associe des objets dans ce monde. De cette façon, on dira que la notion d'animal rationnel a pour sens une fonction qui à notre monde associe l'ensemble des bipèdes sans plume, moins les poulets déplumés, et aux mondes possibles associe l'ensemble des êtres qui peuvent raisonner et penser, et qui pourraient avoir diverses apparences physiques. Ainsi, les mondes possibles servent de représentation imagée de notre capacité à faire varier mentalement les propriétés des objets, afin de déterminer s'ils tombent ou pas sous un concept donné. Chaque monde apporte donc un nouveau cas, dans lequel l'objet étudié perd ou gagne une propriété, puis on se demande si l'objet peut encore être désigné par le terme conceptuel en question.
Ce n'est pas après la métaphore que j'en ai. Après tout, cette métaphore consiste simplement à imaginer une petite fiction dans lequel on place un objet, afin de vérifier ce que l'on peut dire à son sujet. Ce qui par contre est très dangereux, c'est l'usage heuristique d'une telle notion, c'est-à-dire son usage en tant que méthode pour apprendre ce qui est possible ou pas. Je n'ai rien contre ceux qui veulent mettre en récit leurs connaissances sur les possibilités des choses, mais il me semble vraiment dangereux de vouloir établir quoi que ce soit à partir de telles fictions. Qui pratique ceci? Kripke, par exemple, prétend montrer dans La logique des noms propres que l'identité du mental et du physique est fausse, simplement grâce à des réflexions sur les modalités. Chalmers, dans La conscience expliquée, prétend montrer grâce à la fiction des zombis, à savoir des êtres d'apparence humaine mais dépourvus d'expérience vécue intérieure, que la conscience phénoménologique est irréductible aux faits physiques. Je ne veux surtout pas dire que ces arguments sont faux. Je veux dire, plus radicalement, que je ne vois même pas comment on peut comprendre quoi que ce soit à de tels arguments. Personne ne peut braquer son télescope sur un monde possible, c'est pourquoi ce que l'on peut en dire est parfaitement dépourvu de condition de vérité.
Expliquons nous plus précisément. A mon domicile, il y a un magnifique vase en verre. J'y fais très attention, parce qu'il est fragile. S'il tombait de trop haut, il se casserait. En parlant ainsi, j'emploie des énoncés conditionnels contrefactuels, puisque je parle de ce qui se passerait, si mon vase tombait. Ces énoncés contrefactuels sont équivalents au terme dispositionnel "fragile", que j'utilise pour décrire mon vase. Goodman, dans Fait, fiction et prédiction, soutient la primauté du terme de disposition sur les énoncés contrefactuels correspondants, mais je ne souhaite pas rentrer dans ces discussions, et les tiendrai pour équivalents. Ce qui m'intéresse est la manière dont on est parvenu à savoir qu'un vase est fragile. Autrement dit, par quel moyen est-on parvenu à savoir qu'il y a un grand nombre de mondes possibles dans lesquels mon vase a fait une petite chute, et s'est cassé? Évidemment, braquer son regard sur les mondes possibles ne sert à rien. Pour savoir que mon vase est fragile, il faut savoir les choses suivantes : dans le passé, de multiples vases en verre ont été cassés en faisant une petite chute. Or, mon vase est aussi un vase en verre, il appartient à la même catégorie conceptuelle. Donc, appartenant à la même catégorie, toutes les propriétés appartenant aux vases en verre appartiennent aussi à mon vase. Les vases en verre du passé étaient fragiles, donc le mien aussi l'est.
Ainsi, fixer des propriétés dispositionnelles, c'est-à-dire déterminer l'état d'un objet dans les mondes possibles, consiste seulement en deux opérations :
1) connaître l'histoire passée d'objets tombant sous un certain concept
2) pouvoir déterminer qu'un nouvel objet tombe sous ce concept-ci
La capacité d'employer des termes de disposition repose donc seulement sur une bonne connaissance de l'histoire, et sur notre capacité générale de reconnaître des objets. Notre connaissance du possible (puisque les termes de disposition : fragile, soluble, courageux, généreux, etc. sont des termes parlant du possible) dépend donc entièrement de notre connaissance de l'histoire réelle. On sait ce qui est possible en sachant ce qui a été le cas, mais on ne l'invente jamais par une pure réflexion de philosophe en cabinet. Et quiconque rétorquerait que le scientifique peut savoir que le vase en verre est fragile simplement en observant sa structure moléculaire, et sans le lâcher dans le vide, se verrait répondre que le scientifique a forcément testé la corrélation entre structure moléculaire et fragilité sur de multiples autres objets, avant de l'étendre à mon vase en verre.
Mais il reste une autre objection, sérieuse celle-là. Il a été dit que l'usage des termes dispositionnels demande de nous l'usage des capacités de reconnaissance ordinaires. Or, ces capacités emploient des considérations modales (liées au possible). Savoir qu'un certain objet est un vase en verre, c'est connaître le sens de ce terme général, et savoir qu'il inclut mon vase, avec sa forme unique, sa couleur, ce type de verre, etc. L'objection m'accuse donc de n'avoir encore rien expliqué, puisque l'usage des termes modaux de disposition demande encore l'usage de notre capacité modale de reconnaissance. Il se pourrait donc après tout qu'il faille expérimenter sur les mondes possibles, pour reconnaître correctement les objets.

Mais ce serait une erreur de le croire. Où donc, réside l'erreur? Elle consiste à prendre l'effet pour la cause. Les réflexions sur les mondes possibles ne sont pas les causes de notre capacité de reconnaître des objets. Nous ne construisons pas des fictions pour nous aider à reconnaître les choses. C'est au contraire parce que nous avons une capacité de reconnaître que nous pouvons reconstruire rationnellement cette capacité sous la forme de fictions dans les mondes possibles. Les mondes possibles sont les effets de nos capacités conceptuelles, et absolument pas les causes. Si nos capacités de reconnaissance n'étaient pas plus fondamentales que les mondes, nous ne pourrions de toute façon rien faire de ces mondes. Celui qui ne sait pas si une chaise peut avoir trois pieds (ou bien s'il s'agit alors d'un tabouret) ne résoudra pas sa difficulté en menant l'enquête dans les mondes possibles. Il y verra de multiples formes de chaises et de tabourets, mais ne parviendra pas à dire, dans nombre de cas, s'il s'agit de chaises ou de tabourets. Ici, seule une définition faisant autorité dans sa comnunauté, ou bien une autre personne compétente, peut le renseigner. Mais si son sens immédiat de reconnaissance lui fait défaut, aucune réflexion purement interne ne pourra l'aider à répondre.
Ceci revient-il à dire que le travail philosophique de clarification conceptuelle serait impossible, et que la discussion philosophique ne pourrait jamais être argumentée? Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. L'analyse philosophique a tout son rôle. Nos concepts sont bien embrouillés, et il reste du travail pour les démêler, épurer ce qui est en trop, éviter les contradictions, tenir compte des données empiriques pour proposer des révisions. Il ne s'agit donc pas de nier la possibilité de réfléchir sur les concepts, mais il s'agit de nier l'idée que l'on puisse découvrir quelque chose que l'on ne savait pas déjà. La fiction des zombis n'a de valeur que si tout le monde la trouve évidente. Si quelqu'un doute, et ne sait pas vraiment si elle est solide ou pas, alors mieux vaut tout abandonner, et passer à autre chose. Il en est de même dans les expériences de pensée scientifiques : si quelqu'un les conteste, il faut ou bien les réaliser, ou bien passer à autre chose, mais l'insistance est inutile. Une dernière remarque, importante, doit être faite : il est aussi possible de fabriquer des fictions afin d'imposer un changement d'usage d'un terme, ou de préciser un terme restant vague. Là encore, l'égalité régnant dans l'usage des langues, si les autres locuteurs ne sont pas d'accord, rien ne peut être fait.
D'où la conséquence philosophique : quand il y a des difficultés conceptuelles, il est exclu de les résoudre au moyen d'un appel à des mondes possibles. Il peut bien arriver que l'on emporte l'adhésion des autres, mais cela n'est jamais un argument, et l'adhésion ne serait rien de plus que de la chance. Quand un concept est délicat, polémique, comme celui de pensée, il est totalement inepte d'espérer emporter la discussion en inventant des fictions dans lesquelles la pensée est séparée du corps. Les fictions ne vont jamais plus loin que nos capacités de les écrire.


vendredi 6 juillet 2012

Les sciences entre démocratie et aristocratie

Il existe une grande confusion dans les esprits au sujet de la nature de l'activité scientifique. On la range parfois du côté de la démocratie. On soutiendra donc que, dans n'importe quelle discipline, la valeur d'un argument ne vient pas de celui qui l'énonce, mais de la seule force de l'argument lui-même. Par conséquent, le dernier des inconnus qui proposerait une démonstration d'un théorème ou la preuve d'un fait serait tout aussi légitime que le plus reconnu des scientifiques. C'est sur ce point qu'insiste Nietzsche, dans le Crépuscule des idoles, au sujet de Socrate. Celui-ci aurait introduit dans la culture grecque le goût pour la dialectique, la confrontation des opinions, dans laquelle la victoire est déterminée par le bon emploi des arguments, et non par le statut des orateurs. Autrement dit, les sciences mettent fin à l'argument d'autorité. L'autorité est le fait d'être cru justement parce que l'on possède cette autorité. Alors qu'en sciences, l'autorité ne marcherait jamais, seul marcherait la justification rationnelle et empirique des affirmations. Bref, Nietzsche affirme que la science est du côté de la démocratie.
Mais on entend aussi beaucoup de personnes prétendre que la science est une activité de nature aristocratique. En effet, en sciences, il est hors de question de voter pour décider quelle est la meilleure réponse à un problème. L'accord des hommes n'y décide pas du vrai. Pour dire vrai, le scientifique doit se soumettre à une instance transcendante, le réel, la nature, et la décrire telle qu'elle est, et non pas telle que les hommes voudraient qu'elle soit. Bien des scientifiques, ayant une vision trop simple des sciences et de la politique, défendent cette vision. Elle est présentée (puis critiquée) par Bruno Latour, dans Politiques de la nature. Pour lui, avoir une telle conception de la science est platonicienne, dans laquelle les hommes sont plongés dans la caverne, en proie à des disputes éternelles (celles du champ politique démocratique), alors que les scientifiques, eux, peuvent s'en échapper, et aller contempler les réalités éternelles. Bien sûr, un tel dispositif intellectuel a surtout pour but d'assurer une autorité indiscutable des scientifiques sur les autres hommes. Puisque eux seuls ont un contact avec la Nature (avec une majuscule), alors il convient de les écouter religieusement, et de ne pas les interrompre ou les contredire lorsqu'ils parlent. Seuls les scientifiques peuvent clore les disputes sans fin des hommes de la caverne. Et comment en effet ne pas voir que les sciences arrivent sans cesse à résoudre des questions, alors que la morale, la politique, l'esthétique, sont dans des querelles éternelles?
D'où ma question : quelle est la politique scientifique? Les sciences sont-elles un royaume démocratique, dans laquelle toutes les voix comptent pour une, et où le suffrage universel est pratiqué? Ou bien les sciences sont-elles un royaume aristocratique, dans laquelle certains disposent de l'autorité nécessaire pour faire croire aux autres ce qu'ils veulent, donc, accessoirement, leur faire faire ce qu'ils veulent?

Je peux d'ores et déjà annoncer que je rejoindrai à peu près la position de Latour (je m'expliquerai plus loin sur ce "à peu près"). Pour comprendre pourquoi les arguments démocratiques sont une illusion, on peut mentionner plusieurs points. 
Le premier est d'ordre technique et économique. Il a bien été vu par Latour, cette fois dans La science en action. Pour intervenir sérieusement dans le champ scientifique, on ne peut pas se contenter de faire une allusion en passant. Il faut développer un argumentaire solide, susceptible d'emporter l'adhésion de scientifiques qui sont a priori hostiles à toute nouvelle idée, ou plutôt toute nouvelle idée qui ne vient pas d'eux-mêmes. Or, un scientifique est quelqu'un qui passe ses journées à étudier un minuscule domaine de recherche, et qui dispose également de moyens techniques qui peuvent être immenses (pensons par exemple au fameux accélérateur de particules construit près de Genève). Un amateur ne dispose ni de ce temps, ni de cet argent. Il ne peut que bricoler dans son garage, le soir, en revenant de son travail. Il n'a donc pas accès aux meilleurs instruments expérimentaux, et n'a pas non plus le temps de se plonger dans les milliers d'articles consacrés au sujet qu'il étudie. On me rétorquera que la démocratie est compatible avec les inégalités. Mais à un tel point, cela n'a plus rien de démocratique. Quand une classe d'oisifs peut entièrement se consacrer à la recherche, et dispose de moyens que l'homme ordinaire ne possèdera jamais, alors on peut parler d'aristocratie. Les exigences scientifiques sont telles qu'elles ont exclu la totalité des non spécialistes, qui doivent désormais se contenter des livres de vulgarisation et de l'admiration béate pour le progrès et les grandes découvertes. La spécialisation des sciences, d'ailleurs, n'est pas la cause, mais bien la conséquence du type d'argumentation légitimement reconnu. Tant que la prise de parole est interdite sauf à ceux qui ont réussi à s'infliger l'ensemble de la littérature (évidemment insipide), et tant que l'on écrit de nouveaux articles pour corriger les anciens, au lieu de détruire au fur et à mesure ceux qui se sont révélés n'avoir aucun intérêt, alors il est inévitable que la science tendra vers la spécialisation.
Le second point est d'ordre sociologique. Kuhn appelle paradigme ce par quoi une communauté scientifique est constituée : lieux de rencontre, revues scientifiques, méthodes de travail, convictions théoriques communes, etc. Les personnes appartenant à un telle communauté se connaissent ou bien personnellement, ou bien sont rapidement capables d'identifier un des leurs. Or, la constitution de ces communautés a aussi pour but de se protéger, très efficacement, de l'invasion par l'extérieur, et des discussions sans fin de la caverne. Car les scientifiques d'une communauté, étant d'accord sur l'essentiel, peuvent se quereller sur les détails, mains ne présentent jamais cet aspect à l'extérieur. A l'intérieur de leur communauté, ils sont démocrates : tous les scientifiques sont égaux, et avoir la vérité consiste à rallier la majorité de scientifiques. Car il le faut pas se leurer, la nature ne parle pas, et ne nous dit jamais lequel des scientifiques a raison contre les autres. Un scientifique ne gagne que s'il arrive à rallier tous ses collègues, ou du moins la plus grande partie d'entres eux. Bref, seuls des scientifiques peuvent s'opposer à d'autres scientifiques, et c'est pourquoi un champ scientifique est un lieu de rapports de force comme un autre (la seule différence résidant sur le type d'actions pouvant faire bouger les lignes du champ; en l’occurrence, des expérimentations, des articles, etc.). Donc, à l'intérieur de la communauté, la démocratie règne. Par contre, il en est tout autrement à l'extérieur. Quand les scientifiques sortent de leur communauté, et présentent leurs connaissances au grand public, ils ne parlent que de ce qui fait l'objet de l'accord communautaire (les scientifiques peuvent aussi être d'accord pour dire qu'il n'y a pas encore d'accord). Et ils présentent toujours cela comme indiscutable, c'est-à-dire que toute personne qui voudrait contester se mettrait ipso facto en dehors de la science, dans la magie, la religion, l'idéologie, etc. Quand je parle d'extérieur, il faut entendre par là l'opinion publique cultivée, la presse spécialisée ou généraliste, mais aussi à l'école. Un amateur peut toujours contester un spécialiste, un élève contester un professeur. Mais au final, ce sont toujours les spécialistes et les professeurs qui décident de la légitimité de l'argument qu'on leur oppose. Leur seule autorité suffit à disqualifier les arguments qu'on leur oppose. Donc, à l'extérieur de la communauté, l'aristocratie règne.

Ainsi, les sciences, loin d'être un compromis entre démocratie et aristocratie, sont au contraire la dernière aristocratie restant dans nos sociétés, le dernier lieu où l'autorité suffit à s'imposer. S'il semble rester en elles des aspects démocratiques, c'est seulement dû à une incompréhension concernant la nature de toute communauté hiérarchique. Il est normal que les membres d'une classe supérieur se traitent comme des égaux. Il est donc normal que les scientifiques entre eux discutent, s'échangent des arguments, votent pour prendre conscience des rapports de force entre les idées qui circulent dans leur communauté. Par contre, dans leur rapport avec les inférieurs, les scientifiques ne sont absolument pas démocrates. Il y a donc entre la communauté scientifique et la communauté politique un rapport de subordination indiscutable. Bien entendu, comme dans toute aristocratie, le peuple est d'accord pour conférer son pouvoir à cette aristocratie. Il pourrait couper les salaires des scientifiques et les renvoyer à des métiers directement utiles, comme banquier, ingénieur des ponts et chaussées, ou jardinier. Mais le peuple croit en ses scientifiques (dans le peuple, j'inclus les philosophes des sciences...).
D'ailleurs, dans les moments où, justement, la révolte populaire gronde, on voit très bien apparaître la nature essentiellement aristocratique des sciences. Lorsque les citoyens ordinaires se mettent à contester la réalité du changement climatique, lorsqu'ils se mettent à douter de la valeur des médicaments ou des vaccins qu'on leur impose, les scientifiques crient à l'irrationalité. De même, lorsque les hommes ordinaires se mêlent du contenu des programmes scolaires (faut-il enseigner Darwin seulement, ou bien Darwin à côté du créationnisme?), les scientifiques aussi se défendent violemment. Car évidemment, il n'y a pas ici de querelle scientifique. Personne ne défend plus sérieusement que l'homme n'influence pas le climat, ou que Eve est née de la côte d'Adam. Par contre, certains défendent une conception démocratique de la science, dans laquelle les recherches, les objets d'enseignement, voire même les contenus, sont fixés démocratiquement, et pas au sein d'une petite communauté fermée de scientifique. Autrement dit, ce n'est jamais la vérité que le peuple conteste, comme le croient les scientifiques naïfs. Ce qu'il conteste est l'autorité des scientifiques. Il nie que ceux qui parlent aient autorité à le faire, ou, ce qui revient au même, il affirme que tout le monde a le droit de s'exprimer et de prendre position sur le sujet.

J'ai dit que j'avais une différence avec Latour. Celui-ci identifie la démocratie au gouvernement représentatif. Une bonne démocratie est un régime dans lequel le plus grand nombre possible d'intervenants ont trouvé un représentant. L'aristocratie, elle, n'est pas directement thématisée, mais on devine qu'il s'agit d'un régime qui est aussi représentatif, mais dont la représentation est usurpée plutôt que négociée.
Ceci me semble très insuffisant, très rudimentaire. Il est impossible d'identifier la représentation à la démocratie. Car la représentation suppose toujours une hiérarchie entre celui qui parle, et celui que l'on fait parler. Un scientifique qui fait parler un fait, un politique qui fait parler ses électeurs, ont une supériorité sur eux. Ils sont supérieurs d'abord parce qu'ils s'en sont rendus maîtres, ensuite parce que, étant maîtres, ils peuvent leur faire dire ce qu'ils veulent. Bref, une démocratie est un régime de gens égaux et qui le restent, et qui peuvent bien voter pour prendre des décisions, mais certainement pas pour se donner un maître. Quant à l'aristocratie, justement, sa figure par excellence est celle de l'élection. Et l'élection a deux formes : la première où l'on est promu par ses supérieurs, où l'on accorde le droit d'entrer dans une communauté (concours, entretien, etc.), la seconde où l'on cherche à manipuler les inférieurs afin de les conduire là où on le souhaite (expérimentation scientifique, campagne électorale).
Autrement dit, les sciences ne pourront pas entrer en démocratie, comme le pense Latour, sauf à supposer qu'il soit possible de transformer tous les citoyens en scientifiques. Personne ne peut croire cela. De plus, les sciences étant morcelées, un scientifique quelconque redevient un simple homme cultivé dès qu'il aborde un autre champ scientifique. C'est pourquoi les sciences continueront de se pratiquer en petites communautés fermées, dotées d'une autorité.

Ainsi, quiconque admire la merveilleuse capacité des sciences de faire de nouvelles découvertes, tout en regrettant que la politique et la morale ne parviennent jamais à progresser, est au fond en train de dévoiler son goût pour l'aristocratie, pour l'autorité. On ne progresse que parce que l'on fait taire de plus en plus d'intevenants. S'il fallait tous les prendre en compte, ce qui est l'exigence démocratique fondamentale, alors les discussions n'avanceraient jamais.