mardi 27 janvier 2015

Justice et rhétorique

J'intitule cet article en faisant un clin d'oeil à Platon, dont le Gorgias montre que l'art des sophistes est un art de tromperie, et non pas un art permettant de parvenir à la vérité. Les sophistes, en effet, enseignent la rhétorique, qui permet de faire croire aux juges que quelque chose est juste, alors même que les sophistes qui tiennent ces discours ne sont pas capables de prouver si ce qu'ils soutiennent est vraiment juste. Autrement dit, la rhétorique est une contrefaçon de la justice, une manière de faire passer les préférences des sophistes ou les intérêts de leurs clients pour ce qu'ils ne sont pas, à savoir justes.

Or, dans nos tribunaux, la rhétorique garde une certaine importance, même si nous n'employons pas volontiers ce terme. Tout le monde comprend qu'un avocat qui s'exprime bien, qui arrive à émouvoir le juge ou les jurés, obtiendra plus souvent une décision favorable, qu'un avocat moins persuasif. C'est d'ailleurs pour cette raison que les concours de plaidoiries, dans lesquels de jeunes avocats défendent des causes fictives, restent d'actualité. Simplement, il faudrait ajouter que les avocats ont d'autres fonctions que faire de beaux discours : ils doivent encore étudier en détails des dossiers, relever les points faibles de la partie adverse, vérifier qu'ils ne contiennent pas de vice de procédure, bien étudier les lois pour voir s'ils ne peuvent pas les utiliser habilement pour défendre leurs causes, etc. Je ne m'étends pas là dessus, puisqu les séries consacrées aux avocats pullulent, aussi bien en France qu'aux Etats-Unis (cf. Avocats et associés, The good wife). 
Je voudrais dévoiler un paradoxe assez massif, et qui pourtant ne semble gêner personne. Le voici : 
1) la justice, aussi bien dans son sens de "légitimité", de "légalité", et de "judiciaire" exige que chacun soit traité à égalité. Si deux individus sont semblables du point de vue des critères pertinents pour juger, alors ils doivent être jugés de la même façon. Toute différence non pertinente pour prendre une décision doit absolument être écartée, sans quoi nous aboutirions à une situation d'injustice, aussi bien au plan moral qu'au plan légal. Tout ceci est facile à comprendre : un juge ne doit pas être influencé par le QI d'un criminel accusé d'avoir tué quelqu'un ; ni être influencé par l'âge d'un criminel (majeur) accusé d'avoir trafiqué de la drogue ; ni influencé par la beauté physique d'un criminel ayant détourné de l'argent. Les seuls paramètres à prendre en compte sont ceux qui sont pertinents pour juger de l'acte lui-même : les textes de lois dont relèvent l'acte, la jurisprudence éventuelle, les circonstances atténuantes ou aggravantes, etc. 
2) chacun admet que les avocats ont un talent inégal. Certains sont bien payés et très compétents, d'autres sont commis d'office et moins compétents, ou peut-être, moins motivés. Il est évident que si tous les avocats se valaient, les différences de rémunération n'existeraient pas, et les clients les choisiraient au hasard. Peut-être même existerait-il une sorte de service public affectant arbitrairement un avocat à chaque client. Les avocats sont donc de valeur inégal. Or, un bon avocat, c'est par définition celui qui parvient plus souvent à obtenir une décision favorable, que n'y parvient un mauvais avocat. Statistiquement (pas à tous les coups, évidemment), un bon avocat confronté à un mauvais gagnera.
3) Chacun admet pourtant qu'il serait injuste de faire dépendre l'issue d'un procès du talent des avocats. Ce qui est juste, c'est que le jugement ne dépende que de l'acte jugé, ou de la personne jugée. C'est ce qui s'est vraiment passé qui doit servir de critère au jugement du juge, et non pas le fait qu'il ait réussi à être influencé par l'avocat. Je pense qu'on peut facilement voir le lien avec Platon. Tout comme Platon reprochait aux sophistes de convaincre des juges alors même qu'ils ne savent pas ce qui est juste, on peut reprocher aux avocats de faire pencher la balance en leur faveur, alors même que la justice imposerait une autre décision. C'est donc le paradoxe : plus un avocat est bon, plus il persuadera fortement le juge, et plus la décision sera inéquitable, car éloignée de ce que le juge aurait décidé lui-même, s'il avait pu rassembler lui-même tous les éléments et prendre une décision en toute indépendance. 
En résumé, le paradoxe est : soit certains avocats sont meilleurs que d'autres, auquel cas toutes les décisions prises sont injustes, soit toutes les décisions sont justes, mais alors tous les avocats sont équivalents, et il est inutile de les payer différemment. Soit on renonce à (2), soit on renonce à (3), mais les deux ne peuvent pas tenir ensemble. Quant à (1), j'imagine que personne n'envisagerait d'y renoncer, sans quoi la justice se réduirait à de purs rapports de forces et des jeux de séduction. C'est le contraire de la justice. 

Y a-t-il un moyen de lever le paradoxe? Je crois que oui. Mais seulement en partie. L'espoir d'avoir une justice platonicienne, absolue, me semble hors de portée. Par contre, avoir une justice qui mette à égalité les deux parties d'un procès semble plus accessible. Cela ne signifie pas que la décision soit juste au sens fort. Cela signifie seulement que les deux parties peuvent accepter quand même cette décision, puisqu'elles ont été traitées avec égalité.
Je m'explique. Il faut bien se faire à l'idée que les différences de talent entre hommes ne vont pas s'effacer simplement parce que nous trouvons qu'elles sont injustes. Que les avocats soient de valeur différente ne semble pas contestable non plus. Donc, il faut l'admettre. Par contre, on peut faire en sorte que ces inégalités ne soient pas en défaveur d'une des parties du procès. Il ne faut donc pas que chaque avocat soit au service d'une partie, mais qu'il participe plus globalement à faire la lumière sur un procès. Il ne doit défendre personne, mais doit seulement chercher tous les éléments pertinents pour défendre la partie civile, ET la défense. Ainsi, les inégalités entre avocats sont désamorcés. Si un avocat est plus faible qu'un autre, alors cela peut ralentir la procédure, ou mener à une décision imparfaite, car ayant négligé un élément important du dossier. Par contre, cela ne la rend pas injuste au sens de déséquilibrée, partiale. C'est la dimension conflictuelle du procès qui le rend injuste si un des camps est plus fort que l'autre. Mais si les avocats ne sont pas au service d'un camp, mais au service de la justice, alors l'inégalité disparaît.
Là encore, elle ne disparaîtra pas complètement. Car il restera la partie civile elle-même, et la défense elle-même. Donc, si un accusé est particulièrement habile, intelligent, et séduisant, il va sans doute obtenir un meilleur jugement que s'il est obtus et désagréable. Mais ce paramètre là est difficile à faire disparaître, et peut-être pas complètement injuste. Après tout, chacun a eu le temps dans son existence pour développer des qualités humaines et intellectuelles. Il n'y a donc rien de scandaleux que l'on puisse les mettre à profit lors d'un procès. Par contre, c'est complètement différent du fait de pouvoir se payer un avocat plus ou moins bon. Car alors, c'est la justice elle-même qui valide l'injustice par le choix du fonctionnement d'un procès. Alors que si elle ne le fait pas, elle ne laisse jouer pendant le procès que des inégalités qui ne sont pas de son ressort. Elle tolère les inégalités naturelles, ne pouvant pas faire autrement, mais elle n'y ajoute aucune inégalité institutionnelle.

En conclusion, je souhaite rapprocher cette discussion de l'opposition assez médiatique entre justice inquisitoire, et justice accusatoire. Dans la première, la plus grosse partie du travail est accomplie par le parquet, qui va constituer le dossier pour l'accusation, et va cherche les preuves dans une optique de découverte de la vérité. Dans la seconde, le travail est répartie plus équitablement entre avocats, de sorte que la défense doit dépenser une énergie considérable pour affaiblir les soupçons qui portent sur l'accusé. La justice accusatoire est ouverte aux compromis, aux négociations, au "plaidé coupable", alors que la justice inquisitoire ne le permet pas : elle recherche la vérité, et non un compromis entre parties.
Mon intention n'était pas de rentrer dans ces discussions, parce qu'elles soulèvent aussi bon nombre d'aspects techniques sur lesquels je ne peux pas me prononcer ici. Néanmoins, il est évident que, dans la mesure où la justice inquisitoire est davantage fondée sur le travail du procureur cherchant à faire éclater la vérité que sur un duel d'avocats, mon paradoxe donne clairement l'avantage à la justice inquisitoire, et reprocherait à la justice accusatoire de trop faire dépendre le jugement final du rapport de force entre avocats.
Ainsi, que des juges neutres cherchent à faire éclater la vérité, et à examiner toutes les ramifications législatives pour accuser et défendre un individu est juste. Par contre, que des avocats au service d'un des camps cherchent à faire pencher la décision dans leur sens est nécessairement injuste. En effet, ici, le rapport de force ne produit pas un équilibre des pouvoirs. Il trahit la valeur respective des avocats. Cette valeur ne devrait pas entrer en compte.

vendredi 23 janvier 2015

Où sont les faits?

Il est de coutume de définir le fait comme quelque chose qui a lieu dans le monde. Le fait peut être physique ou mental, mais il a cette extériorité vis-à-vis de nous qui le met hors de notre contrôle. Il est là, et c'est tout. On le dit familièrement : les faits sont têtus. Les faits doivent donc être reconnus, puisqu'on ne peut pas faire comme s'ils n'étaient pas là, et doivent aussi être connus, étudiés, et décrits avec le plus d'objectivité possible. Être objectif, c'est justement caractériser les fait tels qu'ils sont. Alors que la personne partiale va les décrire de manière biaisée. Ceci implique que les discours et les faits n'appartiennent pas au même genre ontologique. Les faits sont des choses du monde, alors que les discours sont des choses de l'esprit. Les discours décrivent les faits, ils les prennent pour objet, ils sont au sujet de ces faits. Mais ils ne sont pas eux. 
Je voudrais montrer que tout cela est faux. Une manière, qui serait dans ce contexte un peu triviale, de nier la réalité des faits consiste à adopter une position philosophique idéaliste (ou anti-réaliste). Bien entendu, si tout est construit, si nous vivons au sein de nos représentations du monde, alors les faits sont des productions mentales, et pas des choses réelles, des choses "brutes", appartenant au monde extérieure. Mais ce n'est pas du tout la voie que je veux emprunter. Ma position, que je ne thématiserai pas ici, restera platement réaliste : le monde est indépendant de nous, nous connaissons le monde en soi et non pas nos représentations du monde. 

Russell, dans "La philosophie de l'atomisme logique", a proposé une théorie sophistiquée des faits, comme référence des propositions. Une proposition est un énoncé à l'indicatif, qui a une valeur de vérité. Informellement, on peut donc dire qu'une proposition décrit quelque chose du monde. Et plus précisément, ce qu'elle décrit, c'est un fait. Mais Russell a immédiatement été confronté à un problème sérieux : si on voit très bien pourquoi les propositions vraies font référence à des faits, qu'en est-il des propositions fausses? En effet, puisqu'elles sont fausses, il semble qu'elles ne décrivent rien. Mais alors, la généralité de la théorie russellienne en pâtirait. De plus, il faut bien que les propositions fausses parlent de quelque chose, pour pouvoir être fausses. Si elles ne parlaient de rien, elles ne seraient ni vraies ni fausses, elles n'auraient pas de sens. Face à ces problèmes, Russell a donc fait un choix assez audacieux, celui d'admettre l'existence de faits négatifs. Les faits négatifs pourraient être vus, de manière intuitive, comme l'absence de fait, de sorte que parler d'un fait absent, mais en disant qu'il a lieu, revient à dire quelque chose de faux. Russell tenait ainsi une sémantique cohérente : toute proposition fait référence à un fait ; les propositions vraies font référence à des faits positifs, alors que les propositions fausses font référence à des faits négatifs.
On s'est souvent moqué de Russell, pour cette solution qu'on a trouvé aussi simple que ridicule. Surtout que Russell a renchéri avec les faits conjonctifs et les faits disjonctifs, correspondant aux propositions formées par des propositions élémentaires et des opérateurs de conjonction ou de disjonction. Russell a hésité sur ce point, et ne tranche pas vraiment, même dans sa discussion avec le public. Ceci étant dit, cette solution n'a rien de si naïve, et Wittgenstein, son méchant élève (lire sa lettre très dure au sujet de l'introduction de Russell au Tractatus logico-philosophicus, livre qui défend aussi l'atomisme logique), a lui aussi fait la différence entre les faits, et les états de choses. Ce qui caractérise le fait, c'est qu'il est la subsistance d'un état de chose. On en conclut par là qu'un état de chose peut "exister", sans subsister. On en revient donc, sans le dire, à la solution russellienne des faits négatifs, à savoir des entités quasi-ontologiques, dont on peut parler, qui ont en quelque sorte une place dans le monde, mais qui n'existent pas vraiment. Wittgenstein évite l'expression qu'il faut bien dire un peu comique de "fait négatif", mais il en conserve la notion. Les états de chose jouent ce rôle.

Je ne veux pas moi-même défendre l'utilité des faits négatifs. Par contre, je voudrais montrer que le besoin que ces deux auteurs ont eu d'introduire cette notion révèle quelque chose d'important. Ce n'est pas du tout un hasard si, malgré les inconvénients évidents à introduire cette notion, ils l'ont fait quand même. Et les excentricités de Russell sur les faits conjonctifs et disjonctifs aussi touchent un point crucial. 
Ce qui est remarquable, au sujet des faits, c'est leur étonnante plasticité. C'est un fait que Russell était dans une prison anglaise pendant que Wittgenstein était dans l'armée autrichienne. C'est un fait que Quine n'avait encore rien publié quand Russell a donné ses conférences sur l'atomisme logique. C'est un fait que la publication du Tractatus n'a pas ralenti la plaque tectonique eurasienne. Je pourrais continuer longtemps. Les faits semblent pouvoir être énumérés sans fin, construits n'importe comment, permettre des rapprochements sans la moindre pertinence tout en étant vrais, etc. Bref, il est évident que les faits relèvent d'une activité mentale de sélection.
Soyons plus précis. Il n'y a aucun sens physique à rapprocher la publication d'un livre et la dérive des continents. Cela signifie que ce rapprochement n'est pas quelque chose de réel, quelque chose qui a lieu dans la nature. Car ces choses n'ont pas le moindre lien causal entre elles. La publication du Tractatus relève d'une causalité propre à l'histoire de la philosophie, la dérive des continents relève de la géologie. Si deux choses peuvent être indépendantes, ce sont bien elles. Pour utiliser un terme technique, je dirai que la publication du Tractatus qui n'a pas ralenti la plaque eurasienne n'est pas un événement. Un événement est quelque chose qui arrive dans le monde, dans la mesure où il a une unité ontologique et épistémologique. Un événement est une chose. Et on peut faire le récit qui explique pourquoi il a lieu (ce récit peut être historique ou scientifique, peu importe ici). Autrement dit, un événement n'est pas un fait. Un événement est soumis à des contraintes fortes, auxquelles le fait n'est pas soumis. La publication d'un livre est un événement, la dérive d'un continent aussi. Mais le regroupement de ces deux événement ne forme pas un nouvel événement. En faisant ce regroupement, on leur fait perdre leur unité ontologique, et leur unité épistémologique (les deux relèvent d'explications différentes). Par contre, on peut regrouper ces deux événements pour en fait un fait.
Un fait est donc une entité de nature mentale, une entité qu'on pourrait dire abstraite, tout comme le sont les ensembles. Je ne fais pas le rapprochement sans raison. Car un ensemble est l'entité abstraite qui est dénotée par les termes généraux et les verbes (je ne m'explique pas davantage, il faudrait rentrer dans des considérations sémantiques trop poussées). Alors que le fait, lui, est l'entité abstraite dénotée par la proposition entière. Pour donner un exemple de proposition atomique, et en indiquer la sémantique, prenons la phrase "Paul marche". "Paul" est le nom d'un individu, et "marche" le nom d'un ensemble incluant tous les individus qui marchent. Donc, puisque l'ensemble MARCHER inclut Paul, alors la proposition est vraie. C'est un fait que Paul marche.
Je retrouve ainsi l'affirmation célèbre de Frege, dans les "Recherches logiques" : un fait est une pensée vraie. Mais Frege affirme ceci après avoir proposé son ontologie des trois mondes, donnant une indépendance à la pensée, par rapport aux représentations psychologiques et à la réalité physique. Je pense qu'il commet une erreur, ici. Frege aussi est réaliste, mais pas au sens ordinaire. Il admet la réalité de la pensée. C'est pourquoi je me dissocie de lui. Je défend aussi un réalisme, mais dans lequel nous connaissons des événements, des choses réelles, et non pas des faits, donc des pensées. Alors que Frege contesterait ceci, puisqu'il juge que notre connaissance est connaissance des pensées vraies, donc des faits. Simplement, ce qui nous rassemble, c'est l'idée qu'un fait n'est pas une entité physique. Un fait est mental (dans un sens non psychologique, car il y a des faits psychologiques). Et c'est pourquoi lui autant que moi admettons que n'importe quoi peut être un fait, à partir du moment où c'est vrai. Alors que n'importe quoi ne peut pas exister dans le monde physique. Le monde physique a des lois physiques, biologiques, sociologiques, qui font que seuls certains événements peuvent advenir, et que certaines constructions factuelles sont impossibles. 
Pourquoi est-ce que je me dissocie du réalisme des pensées de Frege? Parce qu'il me semble que Frege commet l'erreur typique de ce type de réalisme. Cette erreur, dénoncée déjà par Aristote dans son traité De l'âme, consiste à confondre ce qui est connu, et ce au moyen de quoi c'est connu. J'admets tout à fait que notre connaissance soit constituée de faits, et de rien d'autres. Dire que notre connaissance consiste en pensées vraies, c'est évident. Par contre, l'objet de notre connaissance, ce sur quoi elle porte, ce sont des événements (du moins, je parle ici des connaissances empiriques). La pensée n'a donc pas à s'autonomiser pour rester en elle-même. Son chemin normal est de viser des objets réels. C'est pourquoi je soutiens, contre Frege, que la connaissance est connaissance d'événements physiques, et pas connaissance de pensées vraies. Une précision pour nuancer : il y a aussi des connaissances de faits, mais cette connaissance des faits est celle qui consiste à fabriquer des pensées vraies à partir d'éléments d'événements, ou en rapprochant des événements sans rapport, etc. Cette connaissance là n'est plus vraiment empirique. C'est une connaissance constituée par raisonnement pur, à partir du matériau empirique amassé par ailleurs. Donc, en résumé, pas de troisième royaume en plus du physique et du psychologique. Tout ce qui relève de la pensée ne forme pas un royaume, la pensée est une activité qui se déploie dans les deux royaumes que nous connaissons, mais pas une activité qui générerait un troisième royaume coupé des deux autres.  

Je réponds donc à ma question de départ : où sont les faits? en disant qu'ils ne sont nulle part, au sens spatial. Ils sont dans notre esprit, et nous servent à comprendre les événements, qui eux, sont quelque part au sens spatial. Cette distinction entre faits et événements est absolument nécessaire. C'est elle qui nous permet de comprendre la différence entre quelque chose qui a lieu, et la connaissance que quelque chose a lieu. C'est elle aussi qui nous permet de comprendre pourquoi un fait s'inscrit dans des relations logiques ("le fait que p implique que q, sauf si r" etc.), alors que les événements ne s'inscrivent pas dans des relations logiques. Un fait est une connaissance qui justifie d'autres connaissances. Un événement est là, dans sa pure brutalité. 

samedi 17 janvier 2015

Quel est le but d'une entreprise?

Voici une liste des buts possibles de l'entreprise : 
1) générer du profit en vue d'enrichir les propriétaires de cette entreprise.
2) donner du travail aux employés de cette entreprise.
3) permettre la satisfaction des besoins des clients des cette entreprise.
4) apporter un service bénéfique à la société dans son ensemble.

D'abord, il faut remarquer que les deux premières définitions sont beaucoup plus souvent mentionnés, dans les discussions politiques, que les deux dernières. En gros, les personnes de droite se satisfont de la première, alors que les personnes de gauche admettent aussi la première, mais se révoltent contre elle, et pour cela mentionnent la deuxième. Les utopistes de gauche mentionnent aussi la quatrième, d'ailleurs reprise aujourd'hui par les défenseurs de la responsabilité sociale des entreprises (donc plutôt à droite). 
 Mais je ne veux pas ici rentrer dans les discussions politiques, qui ont seulement pour intérêt de montrer que cette question conceptuelle a des effets sur les rapports de force. Faire admettre la réponse 1, c'est faire aussi admettre la nécessité de maintenir des bas salaires et de faibles taxes. Faire admettre 2, c'est au contraire pousser à augmenter les salaires. La réponse 3, qui n'a pas de camp politique évident (l'Union Européenne et la BCE?), pousse à baisser les prix, et faire jouer la concurrence. Quant à la réponse 4, elle pousse à soutenir toutes les entreprises de l'économie sociale et solidaire. J'arrête là les considérations politiques.
Ce que je trouve remarquable, c'est que personne ou presque ne prend au sérieux la réponse 3. Pourquoi? Difficile de l'expliquer précisément. Néanmoins, je suppose que c'est en raison de sa trivialité. Dire qu'une chaîne d’hôtels construit des hôtels pour que les gens puissent dormir quand ils sont loin de chez eux, ou qu'une chaîne de restauration rapide construit des restaurants pour que les gens puissent manger rapidement quand ils ne sont pas chez eux, semble trop stupide pour être mentionné. Cela semble manquer n'être que de la courte vue.
Pourtant, c'est la seule réponse qui puisse prétendre être fondamentale, les autres n'en étant que dérivées. En effet, supposons qu'une entreprise ne soit utile à aucun client. Alors, elle ne générera pas de profit, et les propriétaires devront abandonner. Elle ne donnera pas non plus d'emploi. Ainsi, le profit et l'emploi ne peuvent pas être les buts premiers et directs, puisque ces objectifs ne peuvent être atteints que si l'entreprise a des clients qui acceptent de dépenser de l'argent pour les services ou les biens qu'elles proposent. En conclusion, le but premier d'une entreprise est de satisfaire les besoins des clients.
Mais, dira-t-on, ce but n'est pas une fin en soi, c'est seulement un moyen en vue d'autre chose. Satisfaire ses clients n'a qu'une valeur instrumentale, en vue de faire travailler les travailleurs, et de faire capitaliser les capitalistes. Est-ce cohérent? Non. Car la finalité d'un travailleur n'est pas de travailler, mais de satisfaire ses besoins, et il y parvient en travaillant, ce qui lui permet de gagner de l'argent. Ce n'est donc pas le travail qui est une finalité, mais la consommation, qui permet de vivre, tout simplement. Donc, une personne est un client avant d'être un travailleur. Une personne cherche avant tout à satisfaire ses besoins vitaux et sociaux, et cela lui demande de l'argent, qu'elle gagne au moyen de son travail. Bref, le but de l'entreprise, est, pour le travailleur, non pas de travailler, mais de gagner son salaire par lequel il pourra vivre, en achetant les biens dont il a besoin auprès des autres entreprises (ou de la sienne). 
Et qu'en est-il du capitaliste? Tout le monde connaît Aristote et sa dénonciation de la chrématistique au livre 1 des Politiques, et sa reprise par Marx dans le Capital. Les deux accusent les capitalistes d'avoir renversé l'ordre normal des choses, qui est d'utiliser l'argent comme un moyen d'échange pour acquérir des biens, en un ordre contre-nature, dans lequel l'argent est une fin en soi, et est utilisé pour s'enrichir davantage. Dans cette optique, les biens sont détournés de leur fonction normale, celle d'être consommés, pour être transformés en instrument visant à accroître son capital. Si cette dénonciation est juste, alors, en effet, le but d'une entreprise est, pour celui qui l'a fondée (mais pas pour ceux qui y travaillent), de produire des profits afin d'augmenter son capital.
On se retrouve donc avec un paradoxe. Soit l'entreprise est au service de ses clients, dont on a vu qu'ils sont les mêmes que ceux qui y travaillent. Soit l'entreprise est au service de ses propriétaires, dont le but est de s'enrichir, et non pas de satisfaire leurs besoins (qui sont satisfaits depuis bien longtemps), ni ceux des clients (dont ils se moquent). 

Pourquoi ce paradoxe? Parce qu'on mélange allégrement les intentions individuelles et les fonctions d'une structure. Et c'est pour cette raison qu'on aboutit à ce paradoxe. La fonction d'une entreprise n'est évidemment pas de générer du profit. Ce serait absurde. Elle n'est pas non plus de donner du travail. C'est tout aussi absurde. Les seules exceptions sont bien connues : les fonds de placement, les banques d'affaire, etc. qui ont, elles, pour but direct et constitutif de générer du profit. Par contre, une chaîne de restauration rapide n'a pas pour but de générer des profits mais des sandwiches et des frites. La fonction d'une entité est sa définition. La définition d'un fast-food est de faire manger rapidement et bon marché, pas d'enrichir des dirigeants.
Par contre, il est évident que les capitalistes ne créeraient pas d'entreprise, si la perspective d'un profit était exclue. Mais cela relève des désirs du capitaliste, pas de la fonction de l'entreprise. Le capitaliste bénéficie des conséquences induites par une entreprise, mais pas de sa fonction propre. Le profit est une conséquence non visée, et pas le but direct. De même pour le travail. Faire travailler les gens est une conséquence indirecte du fait de produire des biens et des services utiles. Les travailleurs "profitent" donc de ce travail pour s'enrichir et payer les biens dont ils ont besoin. Mais ce n'est, là encore, qu'une conséquence indirecte de la production de biens et de services utiles. Les entreprises existeraient encore si personne n'y travaillait, parce que, par exemple, les machines nous auraient entièrement remplacés et "travaillaient" pour nous.
Quels sont les arguments pour soutenir que la plus-value et le travail ne sont que des effets indirects? Ils sont simples. Si le profit devenait impossible, les fast-food existeraient toujours, puisque les individus ont besoin de manger hors de chez eux. Et puisque, pour satisfaire leurs besoins, les individus ont besoin de satisfaire les besoins des autres (en échange), les individus continueraient à travailler comme ils le font aujourd'hui. Ils créeraient des entreprises et en tireraient un salaire. Les seuls qui changeraient d'activité sont les capitalistes. A la place de créer des entreprises, ils auraient d'autres activités leur permettant de s'enrichir. Ils pourraient, comme je l'ai suggéré, se lancer dans toutes les activités dont le but direct est l'enrichissement : la finance. Je le répète, la différence entre une banque d'affaire et une entreprise quelconque est une différence de fonction. La banque d'affaire a pour but de s'enrichir. Une entreprise a pour but de produire des biens et des services. La tentative de confondre les deux est absurde. Un fast-food pourrait exister sans banque d'affaire. Mais une banque d'affaire ne pourrait pas exister sans fast-food à financer. C'est donc qu'il y a une dépendance asymétrique, qui vient de leur différence de fonction. 

Allons un peu plus loin. Les entreprises financières, banques, fonds de placements, etc. n'auraient-elles pas pour fonction de générer des profits? En effet, des capitalistes, lorsqu'ils ont une épargne à fructifier, la placent dans ce genre de structures, chargées de leur rapporter de l'argent. Par principe, de telles entreprises n'existent que parce que certains ont de l'argent en trop, qu'il faut donner à d'autres personnes, celles qui en ont besoin pour lancer leur entreprise. On peut donc s'attendre à que ce prêt soit accordé avec un retour sur investissement.
Néanmoins, là encore, le profit dégagé par les institutions financières est seulement indirect, et accessoire. Evidemment, je ne suis pas en train de dire qu'il ne faudrait pas prêter à intérêt. L'intérêt permet de se couvrir contre les défaillances. Il est donc normal. Une banque qui ne ferait pas payer d'intérêt se mettre à terme en faillite. Mais l'intérêt n'est pas le profit, il est seulement le revenu nécessaire pour faire fonctionner la structure. Et quelle est la fonction de cette structure? Comme son nom l'indique, il s'agit de financer des entreprises ayant besoin de liquidités. La raison d'être la finance est de financer, comme son nom l'indique. Il en est de même d'un fonds de pension. Un fond de pension, contrairement à son nom cette fois, n'a pas pour fonction de garantir une retraite à ses membres, il a aussi pour fonction de financer la vie économique. Un fond de pension n'est pas différent d'une banque d'affaire, du point de vue de sa finalité. Que ce soient des individus privés qui veulent se constituer une retraite ou des individus riches qui veulent s'enrichir n'a pas d'impact sur la finalité de leur structure. Là encore, je le répète, les intentions des agents en constituant leur institution n'a pas grande importance. Ce qui compte est ce que fait l'institution en question. Un fond de pension apporte de l'argent aux entreprises, qui les dédommagent sous formes de dividendes. Voilà la fonction. Sans cela, pas de banque ni de fond de placement.


Mon bref parcours me permet de conclure ceci : 
1) L'entreprise a pour fonction la production de biens et de services utiles aux clients.
1') La finance est un type d'entreprise parmi d'autres. Sa fonction est d'apporter de l'argent aux autres entreprises.
1'') Il est nécessaire que l'entreprise soit utile pour ses clients. Une entreprise inutile est une contradiction dans les termes.
2) Indirectement, l'entreprise donne du travail à ceux qui ont besoin d'argent, et dégage des profits pour ceux qui veulent s'enrichir. 
2') Ces effets indirects sont contingents. Si nous pouvions satisfaire nos besoins sans travailler, les entreprises existeraient quand même. De même, si les entreprises ne généraient pas de profit, elles existeraient encore.
3) Les intentions individuelles de faire fructifier son argent ne prennent jamais la forme d'une institution dédiée à cet objectif. Car cette entreprise deviendrait inutile, étant entendu qu'il est paradoxal d'être client d'une entreprise dont le but est uniquement d'accaparer de l'argent.

dimanche 11 janvier 2015

Peut-on vraiment désirer désirer?

Il est évident que nous désirons certaines choses. On peut désirer manger, aller au cinéma, devenir riche, vivre dans un pays en paix, etc. Tous les désirs "ordinaires" sont des désirs de premier ordre. Harry Frankfurt, dans un article célèbre, "La liberté de la volonté et le concept de personne" a sophistiqué cette psychologie de base, en introduisant l'idée de désirs de second ordre. Ces désirs ne portent pas sur des objets, mais sur des désirs de premier ordre. Un désir de second ordre est, par exemple, le désir de désirer poursuivre des études, pour un élève qui a du mal à se motiver. Autre exemple, ce peut être un désir de ne plus désirer de drogue, pour un toxicomane qui ne parvient pas à arrêter. J'arrête là, car il est facile de comprendre cette notion, et chacun pourra continuer de lui-même en trouvant de nouveaux exemples.
L'intérêt de cet ajout est évident. En effet, les désirs de premier ordre contiennent ce qu'une personne désire, mais ils ne contiennent pas ce qui est désirable, ce que la personne devrait désirer, ce qui est bon qu'elle désire. Autrement dit, les désirs de premier ordre n'ont aucune normativité. C'est pourquoi, à leur sujet, on peut toujours se demander : "je désire ceci, mais ai-je raison de le désirer?". Les désirs de second ordre, justement, sont chargés de cette fonction normative. Désirer désirer quelque chose, c'est considérer que cette chose est digne d'être désirée, et c'est pourquoi on désire la désirer. 
Frankfurt associe cette discussion sur les deux niveaux de désirs à la définition philosophique de la personne, puisqu'une personne est un être réfléchi, capable de juger la valeur de ses choix, de ses croyances, de ses désirs. Or, c'est justement en ayant des désirs de plus haut niveau que la personne fixe la valeur de ses désirs de niveau inférieur. Autant un animal n'a que des désirs de premier ordre, manque de réflexivité, et n'a donc pas la possibilité de s'interroger sur la valeur de ses désirs (du moins, un animal peu intelligent, mais l'enjeu n'est pas ici de discuter le statut des animaux), autant les hommes eux, qui sont des personnes, ont justement cette hiérarchie de désirs, permettant de trier les désirs de premier ordre. Cela leur permet de s'identifier à certains de leurs désirs, mais pas à tous. Tout le monde a en permanence le désir de travailler et le désir de se divertir. Mais chacun, selon qu'il se reconnaît comme travailleur acharné ou pas, préférera désirer travailler, ou préférera désirer ce divertir. Il n'est donc pas seulement question du choix à faire entre les désirs, mais aussi de la constitution d'une identité en fixant certains désirs comme représentant ce que nous sommes.
Le modèle de Frankfurt de la hiérarchie des désirs n'interdit pas un nombre infini d'ordres de désirs. En effet, il est concevable que nous désirions désirer désirer, au moins en principe. Selon moi, que ce genre de constructions théoriques soit permis, alors que l'introspection ne nous montre rien de tel, est un indice que ce modèle hiérarchique est erroné. Cependant, ce n'est pas la critique que je voudrais développer ici. Je voudrais me placer sur un terrain plus philosophique, à savoir celui de la tentative de Frankfurt de caractériser deux notions : celle de personne, et celle de désirable.

Tout d'abord, il faut concéder un point à Frankfurt : associer la personne et le désirable est très bien vu. Pour lui, un homme et une personne ne sont pas du tout la même chose. L'homme se caractérise par ses désirs de premier niveau. Alors que la personne se caractérise, non par ce qu'est l'homme, mais par ce qu'il devrait être, ce que nous reconnaissons comme désirable pour nous. Donc, la personne réside dans les désirs de second ordre (voire d'ordres supérieurs, mais je ferais à l'avenir comme s'il n'y en avait que deux). Quand le toxicomane se demande qui il est, il se représente comme en lutte contre un désir qui le rend dépendant. Il n'est donc pas purement et simplement l'homme dépendant victime de la drogue, il est aussi celui qui désire ardemment que ces violents désirs disparaissent. De même pour l'élève hésitant. Sa personne contient ce désir d'avoir des désirs mieux définis. Une personne est donc d'abord identifiée par un certain idéal pour elle-même, un projet. Elle se place sur le terrain du désirable, alors que l'homme, lui, est sur le plan des désirs. 
Par contre, le reste ne va pas du tout. Car Frankfurt échoue totalement à donner un compte-rendu crédible de ce qu'est la normativité. Par normativité, j'entends ce qui compte comme une norme pour les désirs. La norme des désirs, c'est le désirable. Car tous les désirs doivent, autant que nous en sommes psychologiquement et physiologiquement capables, se calquer sur ce qui est désirable. Bien désirer, c'est désirer ce qui est désirable. Or, on l'a dit, Frankfurt essaie de capturer la différence entre le fait (le désir) et la norme (le désirable) au moyen de la différence entre désir de premier ordre et désir de second ordre. Mais ça ne marche pas, parce qu'un désir portant sur un autre désir n'est tout simplement pas une norme portant sur un désir. Un désir est un désir, et jamais une norme. Et ce n'est pas parce que nous désirons désirer que nous plaçons une norme sur un désir. A la limite, on pourrait concéder à Frankfurt que les désirs de désirs montrent à quoi nous nous identifions. Celui qui désire ne plus désirer de drogue est une personne qui fait des efforts, souhaite être sobre. Mais cela ne montre pas du tout que ne pas se droguer soit une bonne chose, ni que ne pas désirer se droguer soit aussi une bonne chose. Aucun désir ne dit par lui-même qu'il est le désir d'une bonne chose. Donc, ajouter une hiérarchie de désir ne change rien. Ma question de départ "je désire ceci, mais ai-je raison de le désirer?" vaut tout autant pour le désir de premier ordre que pour le désir de second ordre. 
Quelle solution faut-il adopter? Il faut admettre qu'un jugement relatif à la valeur de nos désirs soit d'un type entièrement différent d'un désir. Habituellement, on fait de la raison l'instance capable de juger si quelque chose est bon, ou pas. Evidemment, une telle option est exclue pour Frankfurt, car celui-ci s'inscrit dans la lignée de la psychologie morale humienne, et Hume est connu pour avoir proclamé que la raison n'avait pas le moindre pouvoir sur les passions, donc que la raison n'a pas pour fonction de nous motiver. La raison ne sert qu'à associer des idées entre elles, et non pas à soulever des passions. C'est pourquoi Frankfurt tient à tout prix à fonder la normativité sur les désirs, seuls capables de produire de la motivation. Mais Frankfurt aboutit à la même aporie que Hume, celle de l'impossibilité du normatif. Rien ne permet chez eux de faire une place au désirable. 
On avance donc, un peu, puisque l'on sait maintenant que la solution à ce problème est de ne pas adopter de psychologie morale à la façon de Hume. Comment faire? D'abord, il faut admettre que tout désir, en tant qu'il est adopté, endossé, est vécu comme désir de quelque chose de désirable. Un indice de ceci, c'est le fait que, si l'on nous demande si on désire quelque chose, sauf cas pathologiques (cas pathologiques qui, d'ailleurs, servent de cas paradigmatiques à Frankfurt), on répond en vérifiant et en expliquant pourquoi la chose qu'on désire est désirable. Qu'on pense aux choses de l'amour. Quand on nous demande si on aime quelqu'un, la réponse consiste à faire l'éloge de sa beauté, de son intelligence, et non pas à parler de ses palpitations cardiaques! Autrement dit, demander à quelqu'un s'il désire quelque chose, c'est la même chose que lui demander si cette chose est désirable. Il n'y a que dans les cas pathologiques où l'on prend une sorte de distance vis-à-vis de soi-même, où l'on devient une sorte de médecin, diagnostiquant en nous une dépendance à la drogue, ou un manque général de motivation, etc. En résumé, le normatif n'a pas besoin d'être cherché quelque part, il est dans nos activités ordinaires d'enquête, de recherche, de ce qui est bon pour nous. 
Ce n'est que dans des moments très spéciaux que nous prenons de la distance par rapport à nous-mêmes, et scrutons nos désirs. Et c'est encore plus rare que cette introspection psychologique ait une valeur normative. Voir que nous désirons ceci, cela n'a pas grand intérêt. Et comme je l'ai déjà dit, je doute vraiment beaucoup que nous désirions désirer. Par contre, il est évident que parfois, nous constatons que nous avons des désirs, et que nous nous demandons si nous avons raison de les avoir. Pour y répondre, ce n'est pas à l'intérieur de nous qu'il faut regarder : on ne part pas à la traque des désirs de désirs! On mène au contraire des enquêtes à l'extérieur. On consulte un médecin, on va voir sur Doctissimo si la drogue est vraiment dangereuse. Ou bien on va voir son conseiller d'orientation pour avoir une idée plus claire des métiers. Et ainsi de suite. Tout ceci est, je pense, très banal. Découvrir ce qui est désirable, cela ne demande aucune capacité extraordinaire, et cela ne suppose pas de désirer des désirs. Cela consiste seulement à récupérer suffisamment d'informations factuelles pour que nous sachions enfin quoi désirer. 

Je résume donc le modèle de Frankfurt : nous avons des désirs de premier ordre qui nous sont tombés dessus malgré nous. Puis, par introspection psychologique, nous faisons un tri et fixons nos désirs de second ordre sur les désirs de premier ordre qui nous semblent les meilleurs. Ainsi, nous orientons notre action, et devenons la personne que nous voulons être. 
Mon objection consistait à dire que désirer désirer quelque chose ne revient pas à dire que cette chose est désirable. Le désirable relève de la norme, alors qu'un désir de second ordre n'est pas une norme, ce n'est qu'un désir. Pour découvrir que quelque chose est désirable, il faut tout simplement étudier, enquêter, découvrir de nouveaux faits. 
L'erreur de Frankfurt est de vouloir trouver une origine à la normativité. Il la cherche dans la subjectivité, et ce n'est pas un choix stupide, certes. Mais vouloir la localiser, c'est vouloir la réduire à quelque chose d'autre qu'elle-même. Et ce n'est pas du tout possible. La normativité, le fait qu'une chose soit désirable, n'est pas réductible à autre chose. Si l'on ne comprend pas immédiatement ce qu'est le désirable, alors il n'y a rien à faire. Et surtout, on ne pourra pas utiliser les désirs pour retrouver l'idée de désirable. On peut dire du désirable qu'il est ce qui est bon, qu'il est ce que toute personne suffisamment informée désire, mais ces notions contiennent déjà un élément normatif, ce qui est circulaire. Mais ce n'était pas l'enjeu de ce post de montrer l'irréductibilité du normatif. Son enjeu était celui-ci : montrer que le désirable doit être cherché non pas dans des désirs, mais plutôt dans les objets du désir. Pour voir ce qui est désirable, on ne regarde pas s'il y a un désir de désir, on regarde si la chose désirée est bien à la hauteur de nos attentes. 

jeudi 8 janvier 2015

La relativité conceptuelle de Putnam

Le thème du relativisme étant très présent dans l’œuvre de Putnam, je me concentrerai principalement sur son dernier texte évoquant ce sujet, à savoir L'éthique sans l'ontologie, pour deux raisons : d'une part parce que ce texte revient sur ses positions passées, et les fait évoluer, et d'autre part parce qu'il est assez proche des positions que j'ai moi-même défendues dans deux posts récents (Le relativisme est indicible ; Nouvelle perspective sur le relativisme). Cependant, Putnam soutient en apparence des thèses diamétralement opposées aux miennes, la seconde conférence du livre étant intitulée "Une défense de la relativité conceptuelle". Et celle-ci contient un argument très semblable au mien, que Putnam tente de réfuter pour défendre son relativisme. Il me semble donc intéressant de revenir sur ce sujet, car tout est très confus : je prétends critiquer le relativisme alors que Putnam le défend, mais nous utilisons à peu près les mêmes arguments. Que penser de tout cela?

Je souhaite d'abord résumer de manière détaillée la conférence de Putnam :
Putnam oppose une ontologie standard (celle de Carnap), qui n'admet que des objets empiriques, et une ontologie incluant les sommes méréologiques, ces objets conceptualisés par le logicien polonais Lesniewski. En deux mots, une somme méréologique est l'objet spatial constitué par le regroupement de plusieurs objets empiriques, ou plusieurs parties d'eux, regroupement qui peut se faire de manière totalement arbitraire, et n'a pas à obéir à des principes qui nous sont familiers, comme la contiguïté. Ainsi, on peut constituer une somme méréologique du nez de Putnam et de la tour Eiffel, qui est l'emplacement spatial occupé par ces deux objets. On peut faire remarquer que, à la différence d'un ensemble, une somme méréologique n'est pas un objet abstrait, mais est bien un objet réel, occupant une place dans le temps et l'espace, même si cet objet ne nous est pas du tout familier.
Dans le langage standard, il n'existe pas de somme méréologique. Alors que dans le langage du logicien polonais, il existe des sommes méréologiques. Il y a donc une contradiction, et une situation typique du relativisme, puisque, selon le langage que l'on adopte, il est soit vrai soit faux qu'il y ait des sommes méréologiques. Une relativiste dira typiquement qu'il n'y a aucun sens à se demander s'il existe en soi de tels objets. La question n'a aucun sens, prise en soi. Elle n'a de sens que relativement au langage que l'on adopte. Or, c'est bien la thèse que Putnam adopte. Pour lui, se poser la question de l'existence absolue des sommes méréologiques est sot, idiot. Ce n'est qu'une affaire de convention. On peut admettre cette convention, ou la rejeter, selon nos besoins. Mais cette convention n'est ni vraie ni fausse. 
Putnam soulève alors une objection importante contre son propre discours. Il n'y a de sens à admettre la relativité conceptuelle que si les ontologies de Carnap et celles de Lesniewski sont réellement contradictoires. Ils doivent employer le mot "exister" dans le même sens, pour qu'il soit paradoxal de soutenir à la fois qu'il existe des sommes méréologiques, et qu'il n'en existe pas. Or, c'est loin d'être évident. Il semble au contraire que les deux logiciens utilisent le mot "exister" dans un sens différent, de sorte que leur désaccord est illusoire. Ce n'est pas qu'ils se contredisent, c'est plutôt qu'ils n'arrivent pas à parler la même langue. Cet argument est celui que je soulevais dans mon article sur le caractère indicible du relativisme. 
La réponse de Putnam est assez curieuse. Il commence par opposer deux conceptions de la sémantique. La première approche est la sémantique vériconditionnelle classique, qu'il emprunte à Davidson. La seconde est la sémantique pragmatiste de Wittgenstein, pour qui la signification est (en gros) l'usage. De manière injustifiée (mais facile à expliquer), Putnam retient la sémantique de Wittgenstein, et rejette celle de Davidson. Il peut alors en conclure qu'il y a en effet une différence d'usage entre Carnap et Lesniewski. Mais cette différence n'a pas besoin d'être expliquée par un désaccord sur l'ontologie. La différence d'usage n'a pas d'impact sur cette question ontologique. 
Putnam en tire la conclusion suivante : Lesniewski a introduit dans le langage courant un "langage optionnel", qui est un sous-langage dont les locuteurs n'ont pas besoin pour parler normalement, mais qu'ils peuvent ajouter s'ils en voient l'utilité. Autrement dit, la notion de somme méréologique est une extension du langage ordinaire, qui en augmente les possibilités d'expression. Putnam insiste à nouveau sur le caractère conventionnel du choix de ce langage optionnel. Et il ajoute, toujours sur un ton relativiste, qu'admettre un tel langage optionnel n'implique pas d'admettre que les sommes méréologiques existent.
Ce passage marque un infléchissement assez net, me semble-t-il. En effet, Putnam dit lui-même qu'il faut distinguer le relativisme conceptuel, la thèse selon lequel on peut avoir des systèmes conceptuels incompatibles et ayant chacun la prétention de décrire les mêmes phénomènes, et le pluralisme conceptuel, la thèse selon lequel on peut avoir de multiples systèmes conceptuels ayant chacun la prétention de décrire les mêmes phénomènes, sans que ces phénomènes soient incompatibles. Putnam reprend un exemple devenu célèbre, présenté dans Représentation et réalité : les chaises, les tables, etc. peuvent être décrites ou bien comme des meubles, ou bien comme des assemblages de particules atomiques. Ces explications ne sont pas incompatibles, elles s'enrichissent plutôt qu'elles ne se contredisent. Ainsi, contrairement à ce que pensait alors Putnam, il s'agit là d'un cas de pluralisme conceptuel, et non pas d'un cas de relativisme conceptuel.
Putnam conclut de ceci qu'il serait absurde qu'un unique langage, avec une unique théorie, puisse prétendre seul décrire le monde. Il y a de multiples langages qui sont tous capables de le faire. De même, contre Davidson, il est faux que l'on puisse traduire une langue dans une autre en trouvant toujours en elle des ressources préexistantes. En traduisant, on importe de nouveaux termes dans la langue, donc on étend la langue, on la transforme. Il y a pluralisme puisque chaque invention conceptuelle change la langue.


J'en viens maintenant à la critique :
Un point important qui est implicite dans le propos de Putnam, et qui mériterait d'être mieux mis en avant, est la différence entre une langue et une théorie. Une langue n'est certainement pas une théorie. Ce n'est pas parce que le français contient les mots sorcière, possession, diable, exorcisme, fantôme, etc. que les Français croient à ce genre de choses. Il n'y a rien de bien difficile à comprendre : on peut très bien utiliser correctement le mot sorcière, tout en niant que les sorcières existent. Il en est de même pour les sommes méréologiques. On peut les inclure dans la langue française, en maîtriser correctement l'usage, tout en trouvant que les sommes méréologiques n'existent pas.
Par contre, on voit mal ce qui justifie l'affirmation de Putnam selon laquelle il serait idiot ou absurde de se prononcer sur l'existence des sommes méréologiques. Putnam semble complètement aveugle à un registre de questionnement tout à fait légitime (et dont il reconnaît lui-même la légitimité dans les conférences suivantes). Le premier questionnement est d'ordre strictement empirique. Ayant admis dans notre langue la notion de somme méréologique, on peut enquêter dans le monde et découvrir tel ou tel objet qui est, ou n'est pas, une somme méréologique. Ce niveau de questionnement est bien pris en compte par Putnam. Mais il oublie un second niveau. Ce second type de questionnement est conceptuel : compte tenu de la manière dont nous concevons les choses, peut-on de manière sensée, cohérente, utile, fertile, faire place à un tel concept ? Certes, ce n'est pas une question de vérité au sens rigoureux du terme (au sens où une enquête empirique nous montre ce qui est vrai ou faux). Mais c'est pourtant une question qui se pose. Sachant que nos concepts d'objets empiriques sont construits en respectant des règles de contiguïté spatiale, d'unité fonctionnelle, a-t-on le moindre intérêt à ajouter au concept d'objet le concept de somme méréologique? A quelle nécessité théorique ce concept répond-il? Quel type d'enquête empirique autorise-t-il?
Or, de telles considérations suffisent à se prononcer sur l'existence des sommes méréologiques. Dire qu'elles n'existent pas, c'est, après avoir importé cette notion dans notre langue, et trouver qu'elle était inutile ou redondante. Cette notion autorise la création illimitée de nouveaux objets, sans la moindre contrainte, ce qui affaiblit son intérêt. Le réel se caractérisant justement par son côté contraignant, indépendant de nos esprits, alors nous avons là un indice très fort que les sommes méréologiques n'existent pas. De plus, comment « accrocher » aux sommes méréologiques la moindre de nos connaissances scientifiques ? Ces objets sont sans frottement, sans énergie, sans vie, sans rien de tout ce que nous pouvons dire sur les choses. Bref, les sommes méréologiques apparaissent comme une pure création intellectuelle, qui ne contient rien de plus que ce que nous y avons mis par postulation. Voilà ce que signifie de dire qu'elles n'existent pas. Nous voyons au contraire que notre notion ordinaire d'objet est fonctionnelle, nous permet d'acquérir de nouvelles connaissances, et n'est que rarement prise dans des contradictions avec les connaissances scientifiques (quelques exceptions néanmoins : la mécanique quantique, où la spatialité des objets semble perdue, et la classification des espèces, où certains animaux et certains végétaux remettent en cause notre notion courante de l'individualité).
Qu'on me comprenne bien. Je ne prétends pas avoir définitivement clos le débat sur les sommes méréologiques avec ces quelques lignes. Mais j'ai voulu montrer que ce débat, qu'on appelle métaphysique, est parfaitement légitime. Or, c'est justement cela que Putnam conteste. Pour soutenir sa doctrine relativiste, il interdit arbitrairement toute montée en généralité, qui permettrait de discuter des intérêts comparés des objets ordinaires et des sommes méréologiques. S'il s'agit seulement de dire que la métaphysique ne peut pas donner de connaissances vraies, scientifiques, alors tout le monde sera d'accord avec lui. Il est évident qu'il ne saurait y avoir d'enquête pour découvrir des objets ordinaires ou des sommes méréologiques. Par contre, il est hors de question d'abandonner l'argumentation philosophique normale, qui nous permet de discuter la valeur de nos conventions, et qui, justement, nous permet de ne pas tomber dans l'arbitraire, le relativisme.
D'ailleurs, Putnam donne dans cette conférence les outils conceptuels pour faire place à la métaphysique. Quand il distingue le relativisme conceptuel et le pluralisme conceptuel, il admet que les concepts que l'on ajoute à la langue peuvent se révéler, après examen, contradictoires avec d'autres que l'on admettait déjà. Comme je l'ai dit par ailleurs, et comme Putnam semble l'admettre implicitement, la langue est ouverte et peut accepter n'importe quoi. La langue n'interdit ni les redondances, ni les contradictions. Par contre, le travail philosophique ne doit pas être abandonné (ce que laisse, paradoxalement, penser l'argumentation de Putnam). Car celui-ci est capable de montrer que des concepts sont contradictoires, inutiles, ou même franchement ridicules (ce que sont, à mon sens, les sommes méréologiques). La philosophie se situe sur un plan théorique qui n'est pas celui du vocabulaire. Ce que Putnam appelle relativisme, c'est le pluralisme qui autorise l'ajout de concept, associé au travail philosophique qui a montré que ce concept en contredit d'autres. Il n'y a donc aucune raison de s'arrêter en si bon chemin. Il suffit de continuer le travail philosophique, pour aboutir à l'élimination de la contradiction, en faisant le choix de sacrifier le concept bancal.Et on élimine en même temps le relativisme.
Bien entendu, cette élimination n'est pas la disparition du mot dans la langue. Le mot étant là, il y reste. Par contre, nous pourrons dire, sans être aussi stupide que le prétend Putnam, que les sommes méréologiques n'existent pas. Putnam a pris dans sa conférence l'exemple des points (emprunté à Kant), qu'on peut voir comme des limites, ou comme des individus. Mais je propose un exemple bien plus simple. Jusqu'à l'invention de la psychiatrie, on pensait que les individus pouvaient être possédés par des esprits, ou par le diable. Ce vocabulaire de l'exorcisme, de la possession, etc. restera définitivement dans notre langue. Pourtant, nous pouvons dire que la possession n'existe pas. Car nous comprenons que le vocabulaire psychiatrique (névrose, psychose, lésion cérébrale, schizophrénie, etc.) n'est pas compatible avec celui de la possession. Putnam serait obligé de soutenir qu'il y a relativité conceptuelle. Mais c'est absurde. Il y a bien pluralisme, au sens où tout le vocabulaire est juxtaposé dans la langue. Par contre, dès lors que notre souci est théorique, et non plus seulement lexicographique, autrement dit, dès lors que nous mettons en évidence des contradictions entre thèses, nous avons le devoir de résoudre ces contradictions. Et faisant cela, il arrive que nous en tirions la conclusion qu'un pan entier de notre vocabulaire nous amène à conclure des choses fausses ou absurdes.


Quelle conclusion tirer de cela ? Putnam cède comme beaucoup d'autres à la mode actuelle du pluralisme et de la tolérance, en affirmant qu'on peut admettre dans notre langue n'importe quel concept, parce que ce choix est conventionnel. C'est vrai, mais on ne peut pas en tirer, comme il le fait, des conclusions relativistes. Ce qui est vrai, c'est que nous n'avons pas à chasser des mots hors du dictionnaire. Cela serait ridicule, absurde. Par contre, nous avons le devoir philosophique de nous apercevoir que les explications formulées dans un vocabulaire peuvent contredire d'autres explications formulées dans un autre vocabulaire, et il nous faut alors trouver une solution. Parmi les solutions possibles, dire que les sorcières ou les sommes méréologiques n'existent pas est une voie naturelle et évidente.

samedi 3 janvier 2015

Le mental dans le bouddhisme et le transhumanisme

Je voudrais montrer que le bouddhisme et le transhumanisme, qui peuvent a première vue paraître assez opposés, partagent pourtant des convictions théoriques très fortes et pourtant discutables.  Ces convictions pourraient être étiquetées par la notion de "mentalisme". Il me semble que des argument assez solides remettent en cause ces deux conceptions.
Le bouddhisme soutient que notre âme survivra à notre mort et qu'elle passera par une période transitoire au cours de laquelle elle flottera sans corps. De même, on trouve certaines versions qui affirment aussi que l'âme peut se détacher du corps alors même que l'on est encore vivant. Dans ce cas, l'âme dispose de ses capacités perceptives et intellectuelles normales, si ce n'est que ces capacités sont censées être plus puissantes. Je présente évidemment ici quelque chose de très rudimentaire, mais mon objet est de discuter une position philosophique sur la nature de l'âme, et non pas une religion en particulier. Donc je prends le bouddhisme comme paradigme d'une conception de l'âme dans laquelle celle-ci a la possibilité de se séparer du corps tout en restant à peu de chose près la même que lorsqu'elle est logée dans le corps.
Le transhumanisme, lui, est une conception qui soutient que l'on va pouvoir améliorer l'homme grâce aux technologies biologiques et médicales. Ici, je ne m'intéresserai qu'à la conception de l'âme qu'il véhicule. En effet, le grand projet transhumanisme est de télécharger le contenu de notre mémoire dans un support informatique, afin de pouvoir, par la suite, "uploader" la mémoire stockée dans un nouveau corps. Ainsi, on réaliserait par la voie technologique un équivalent de survie de l'âme à la suite de la mort du corps. L'âme doit donc pouvoir être intégralement transcrite sous forme de données, pour circuler du corps du premier homme, vers le support de stockage, puis de ce support vers le second homme. 

L'idée commune au bouddhisme et au transhumanisme est donc, je l'ai dit, une certaine forme de mentalisme. Par mentalisme, j'entends l'idée que le contenu de l'âme pourrait être déterminé en faisant abstraction de tout ce qu'il y a en dehors d'elle. Dans le bouddhisme, l'âme est capable de penser et de percevoir sans avoir de corps ni de cerveau, elle peut faire tout ce qu'une personne physique peut faire, mais sans être une personne physique. Elle voit sans yeux. Elle pense sans cerveau. C'est pourquoi elle est capable de rester elle-même, non altérée, lorsqu'elle sort du corps. Et elle n'est que peu modifiée par son passage dans un autre corps, puisque sa mémoire est temporairement inaccessible, mais rien n'est définitivement perdu, puisque la connaissance de toutes ses vies lui reviendra pendant les périodes de transition entre corps. De même, dans le transhumanisme, le contenu de l'âme peut être intégralement transcrit dans un support numérique de stockage. Autrement dit, toute notre mémoire est faite d'information, qui est elle-même une certaine configuration cérébrale, pouvant bien entendu être inscrite sur un support physique.
Ainsi, le bouddhisme est spiritualiste, puisqu'il pense que l'âme existe sans le corps, alors que le transhumanisme est matérialiste, puisqu'il pense que l'âme se réduit à des dispositions cérébrales. Pourtant, les deux pensent que l'âme est isolable du corps dans lequel elle prend vie. Les deux pensent l'âme comme un fantôme dans la machine, pour reprendre l'expression de Ryle. C'est évident pour le bouddhisme. Mais c'est pourtant patent dans le transhumanisme aussi. Car celui-ci réduit la pensée à quelque chose qui se passe dans le cerveau, de sorte que l'on pourrait isoler le cerveau du reste du corps, et en même temps du reste de l'environnement naturel et social, sans affecter le contenu de cette pensée. Je n'ai même pas le courage de faire la liste de tous les spécialistes de science cognitive qui affirment que le cerveau pense, et disent cela en toute connaissance de cause, et non pas par facilité. Car beaucoup pensent vraiment que c'est le cerveau qui est le centre de la pensée, qui est un peu comme un pilote dans un navire, et que ce navire est le corps, les nerfs, les muscles, etc. étant le système de câblage permettant au pilote de recueillir des informations et d'agir pour déplacer le navire. La seule différence entre cette conception et le transhumanisme, c'est l'idée qu'on pourrait télécharger le pilote dans un disque dur, pour ensuite placer le pilote dans un nouveau bateau. Cette différence me semble au fond assez anecdotique, par rapport à l'adhésion massive à la thèse selon laquelle la pensée se passe dans le cerveau. 
En résumé, le mentalisme est l'idée que la pensée se passe quelque part, dans quelque chose. Que ce soit dans un cerveau ou dans une âme séparable d'un corps, cela ne change pas grand chose. Car dans les deux cas, la pensée est un évènement du monde parmi d'autres.  C'est cela qui est critiquable.

Quand je dis que ceci est critiquable, je ne veux certainement pas dire que c'est simplement faux. Si je soutenais que la pensée est un pur rien, qu'elle n'a lieu nulle part, on me reprocherait à raison de soutenir des thèses absurdes. Je veux plutôt montrer que tout le mental ne peut pas relever de la même analyse. Et dans un second temps, je montrerai que cette pluralité des phénomènes mentaux rend quasiment incompréhensible l'idée d'une survie de notre pensée après la mort physique. 
Tout d'abord, il faut distinguer les pensées et le mental. Les pensées ont un lieu et un temps déterminés. Si je pense à la Tour Eiffel, j'y pense un 3 janvier 2015, j'y pense en France, etc. C'est d'ailleurs pourquoi, comme le dit Wittgenstein dans les Fiches, quelqu'un pourrait m'interrompre dans cette pensée. Si un ami me téléphone, j'arrête immédiatement de penser à la tour Eiffel, et je me précipite vers mon téléphone. Alors que le mental n'a pas toujours de lieu et de moment précis, et c'est aussi pourquoi il n'est pas possible d'être interrompu dans ces pensées. Supposons par exemple que je croie en Dieu. Personne ne fait disparaître ma foi simplement en me poussant à penser à autre chose. La croyance n'est donc pas une pensée actuelle, elle n'est pas un état cérébral défini. Elle est quelque chose qui ne se comprend que dans le cadre de pensées actuelles qui ont eu lieu avant et qui auront lieu après, ainsi que dans le cadre d'activités solitaires (la prière, par exemple) ou collectives (la messe, par exemple). De même, si je désire être maire de ma commune, je ne cesse pas de le désirer dès que je fais autre chose que me consacrer à la conquête du pouvoir. Là encore, les désirs ne sont pas des états cérébraux, des pensées, mais quelque chose d'une autre nature, que j'ai appelé le mental. Bien entendu, le mental dépend des pensées, mais il est évident qu'il ne s'y réduit pas. Pour croire en Dieu, il faut avoir certaines pensées (et faire certaines choses). Mais la croyance en Dieu ne se réduit jamais à ces pensées (ou à ces actions). Elle est un outil d'interprétation, et non un fait demandant à être interprété. D'une personne qui pense à un grand barbu tout puissant et qui joint les mains en récitant des prières, on dit qu'elle croit en Dieu. Mais la croyance en Dieu n'est pas une pensée en plus de celles qui constituent cette croyance. Le mental est ce qui donne sens aux pensées, mais n'est pas une pensée parmi d'autres. 
Deuxième chose : la dépendance de la pensée au corps. Autant le bouddhisme que le transhumanisme laissent penser qu'on pourrait réaliser les opérations cognitives courantes, sans avoir de corps. Mais cette idée paraît extrêmement fragile. Je ne vois pas d'argument philosophique pour soutenir ceci, mais il me semble qu'un peu d'introspection psychologique le montre. Pour penser, nous avons besoin de disposer notre corps d'une certaine façon, agir sur nos membres, lancer nos mains sur le clavier, parler à nous-mêmes, etc. De même, une certaine stabilité des stimuli sensoriels est nécessaire pour garantir que la pensée avance à un rythme qui nous convienne, que nos pensées soient cohérentes, et ne s'enfuient pas dans toutes les directions. Il me semble qu'on ressent à quel point la disparition de notre corps et du monde extérieur ne mènerait pas à une pensée plus forte et plus rapide, mais plutôt à une pensée si rapide et instable qu'on ne parviendrait plus à penser du tout. 
Dernière chose : la dépendance de la pensée au contexte social. Vouloir localiser la pensée dans l'âme ou dans le cerveau, cela implique que la signification de nos pensées ne dépend pas du contexte social dans lequel elles se déroulent. Cela revient à dire qu'un état cérébral donné, ou un état de l'âme donné, pourrait être une addition, un souvenir de vacances, etc. indépendamment de la société qui a participé à éduquer une personne, lui a enseigné des manières d'agir et de penser, lui a donné les moyens de penser de nouvelles choses, etc. Je ne vois rien qui exclue qu'un Bédouin qui pense à une oasis et un Français qui pense à un centre commercial soient dans le même état cérébral. Un état cérébral ne semble jamais suffisant pour déterminer à quoi pense une personne. Il faut aussi en savoir plus si l'identité de la personne, son lieu et sa date de naissance, sa communauté d'appartenance. Or, toutes ces choses vont se perdre si on tentait de télécharger les configurations cérébrales dans un ordinateur, ou si on séparait l'âme du corps. D'ailleurs, les informaticiens savent que les données d'un disque dur ne sont lisibles que si on connaît le format de fichiers dans lequel ces données sont inscrites. Le format de fichier est aux données ce que la culture est aux pensées. Mais aucun transhumanisme ne me semble avoir d'idée précise de la manière dont on va sauvegarder les cultures, en plus de sauvegarder les états cérébraux individuels, et pour cause! La culture n'est pas le genre de choses dont on peut sauvegarder les configurations spatiales et les zones d'activation!

Il me semble donc que l'on a là des arguments qui convergent tous vers la même idée : le mental est très largement indépendant de ce qui se passe dans le cerveau, ou dans notre intériorité. C'est pourquoi, à supposer même que nous puissions conserver le contenu du cerveau ou de notre intériorité après notre mort, ce contenu serait si pauvre et si différent de ce que la pensée représente pour nous, que la perspective d'une survie de notre pensée après la mort semble ne plus avoir le moindre charme. Ce que nous voudrions, c'est garder nos croyances, nos désirs, nos intentions, bref, notre identité. Or, c'est justement cette identité qui est le plus indépendante des pensées actuelles que nous pouvons avoir. Elle dépend de notre corps, de notre société, de nos rapports aux autres, qui nous écoutent, nous comprennent, nous renvoient une image de nous-mêmes. Sans tous ces rapports aux autres, sans des activités sociales, la pensée n'aurait plus le moindre sens. C'est certainement le transhumanisme qui pousse la bizarrerie à l'extrême. Que peut donc signifier la pensée, si celle-ci se localise dans un cerveau qui pourrait tourner à vide, sans corps? Que signifie penser à des tomates, si la possibilité d'en toucher et d'en manger est exclue par principe? Que signifie croire en Dieu, si la possibilité de s'agenouiller, de regarder le ciel, de réciter des prières, est exclu?
Bouddhisme et transhumanisme prétendent que la pensée peut être localisée. Mais cela revient à la dénaturer. La pensée, par nature, doit avoir un sens, doit vouloir dire quelque chose, renvoyer à quelque chose. Et ce sens des pensées n'est pas quelque chose que l'on trouve à l'intérieur des pensées. C'est quelque chose qui dépend de ce qui se trouve à l'extérieur, et qui ne s'effectue qu'au moyen de ce qui est à l'extérieur. Telle était la difficulté que je signalais au commencement. La pensée n'est nulle part en particulier, pourtant, il lui faut avoir sans cesse des relations avec des choses. Car nous pensons, depuis un lieu, à quelque chose en un autre lieu. L'espace de la pensée est mental. Et cet espace mental inclut la société, le corps, l'âme. L'espace mental ne se réduit pas à l'âme, ou au cerveau.