mercredi 25 mars 2015

"Devoir implique pouvoir"

Dans les discussions sur l'éthique normative, ce principe est souvent employé, et généralement tenu pour acceptable. C'est sa version contraposée qui est la plus intéressante, elle dit qu'à l'impossible, nul n'est tenu, que l'on ne peut pas exiger de quelqu'un ce qu'il serait incapable de faire. Je compte ici montrer que ce principe n'est valide que dans un sens assez limité.


D'abord, je voudrais montrer que ce principe, pris dans toute sa généralité, est faux, et je suis même tenté d'ajouter radicalement faux, à tel point que les discussions sur ce principe me semblent tout à fait disproportionnées. Le principe signifie que l'on ne peut exiger de quelqu'un que ce qu'il est capable de faire. Or, c'est une trivialité que de dire que certaines personnes devraient faire quelque chose, alors qu'elles n'en sont pas capables, mais parce qu'elles se sont elles-mêmes mises dans cet état. Un exemple simple. J'ai fixé un rendez-vous à 13h avec quelqu'un, et il me faut environ trente minutes pour m'y rendre. J'ai bien sûr l'obligation de respecter l'heure de rendez-vous, ce qui relève de la politesse. Jusqu'à 12h30, j'ai le devoir de partir afin d'être à l'heure. Par contre, passée cette heure, je n'ai plus la capacité d'être à l'heure. Est-ce que cela veut dire que je n'en ai plus le devoir? Evidemment si! J'ai toujours le devoir d'être à l'heure, et on peut me reprocher de ne pas l'être, même si je suis devenu incapable d'arriver à l'heure. 
Mais, dira-t-on, dans cet exemple, la personne est responsable de s'être rendue incapable de faire son devoir, et c'est cela qu'on lui reproche, et non pas le retard lui-même. Nous aurions donc le devoir de ne pas nous rendre incapables de faire notre devoir. C'est tout à fait vrai. Mais ce n'est pas toute la vérité. Car même si notre incapacité n'était pas de notre fait, nous serions toujours soumis à la loi, et responsables de ce que nous faisons. Imaginons une personne insensible à la souffrance humaine, cynique, dépressive, et qui n'a ni envie de se fatiguer pour les autres par devoir, ni envie de se fatiguer pour les autres par élan d'amour. Cet état d'esprit n'est pas de son ressort, il ne l'a pas choisie. Il subit plutôt sa constitution physiologique qui le porte à la dépression et au cynisme. Est-il exempté des règles morales et du devoir d'assistance à autrui? Evidemment non. Son état peut bien, à la limite, constituer une excuse, mais certainement pas une justification. Comme tout homme, il se doit d'aider les personnes dans le besoin, et ceci n'est conditionné à aucun état psychologique particulier. Nous sommes légitimés à le blâmer de ne rien faire, même si nous sommes aussi obligés de lui concéder des circonstances atténuantes. 
En d'autres termes, les exigences morales sont inconditionnelles parce qu'elles ne dépendent absolument de la constitution humaine en général, ni de la physiologie particulière de chacun. Un devoir reste un devoir, même inaccessible. La distinction du factuel et du normatif ne peut pas être remise en question au point de faire dépendre les normes de ce qui est humainement réalisable. 

Néanmoins, ce principe "devoir implique pouvoir" contient aussi un élément de vérité. En tant que principe moral, il est faux, mais en tant que principe social et politique, il trouve tout son sens. On dit assez souvent qu'il serait cruel d'exiger des autres ce qu'ils ne peuvent pas faire. C'est vrai, mais il faut préciser que ce qui est cruel n'est pas l'exigence elle-même, mais la punition que subissent ceux qui n'ont pas réussi à satisfaire ces exigences. Punir des individus pour ne pas avoir atteint des normes inaccessibles, c'est en effet de la cruauté inacceptable. C'est pourquoi je distingue la morale d'une part, et le social et la politique de l'autre. Car, dans une société, les règles sont presque toujours assorties de sanctions. Exiger l'impossible, c'est punir à coup sûr, ce qui est tyrannique et absurde. Par contre, qu'une norme morale, en tant qu'idéal à atteindre, reste inaccessible, ceci n'est qu'un trait contingent relative à la constitution humaine, et cela ne remet nullement en cause la norme morale elle-même.
Voilà donc pourquoi, dès que l'on passe dans le champ social, la distinction entre justifier et excuser est si importante. On pourrait très bien imaginer un système pénal qui reconnaîtrait les hommes comme coupables d'actes qu'ils ne pouvaient pas éviter. Ce système n'a rien de cruel ni en général d'inacceptable, tant que ces hommes sont excusés. Ils seraient condamnés, mais sans subir de peine. On retrouve ici une autre distinction, entre légalisation et dépénalisation. On peut supprimer une peine parce qu'on estime qu'elle serait cruelle, et néanmoins trouver que l'action jugée doit rester illégale. Concernant les drogues, cela a tout son sens : les personnes sont souvent dépendantes, de sorte qu'il ne leur est pas possible (ou du moins, très difficile) d'arrêter. Les punir serait cruel, puisqu'on punirait alors quelqu'un qui ne peut pas faire autrement. Par contre, on pourrait toujours tenir la consommation de drogue pour une activité illégale, répréhensible. Je ne dis pas que cette solution a ma préférence, par rapport à, disons, la légalisation pure et simple. Je dis juste qu'elle est envisageable. Pour tout dire, sur ce sujet, la solution la plus juste est de punir les fournisseurs sans sanctionner les consommateurs, en reprochant aux fournisseurs de créer de la dépendance chez l'acheteur dans le but de s'enrichir. Notre société défend la liberté plus que tout, il est donc inacceptable que l'on autorise la vente de substances qui créent des effets physiologiques de manque.


Ainsi, devoir implique pouvoir est un principe pénal plutôt que morale. Son intention n'est pas de fixer l'étendue des devoirs, mais l'étendue des peines. Il faut sortir d'une vision simpliste dans lequel tout manquement du devoir implique une sanction. Car le devoir est inconditionnel et universel. Alors que la peine dépend des capacités humaines, et des circonstances. La morale ne connaît tout simplement pas les excuses. La justice pénale, elle, doit leur accorder une place. Or, être excusé, c'est très exactement être responsable de ce que l'on a fait, mais ne pas avoir pu faire autrement que ce qu'on a fait. Celui qui pouvait faire autrement n'a pas d'excuse, il est coupable et punissable. Celui qui n'a pas fait exprès, donc ne pouvait pas faire autrement, reste coupable, mais il est juste qu'il ne soit pas puni. Voilà donc la vraie valeur du "devoir implique pouvoir" : une exigence de clémence.

mardi 24 mars 2015

Pourquoi nous ne devons pas être des saints.

Un saint est quelqu'un qui se dévoue entièrement aux autres pour améliorer leur condition, plutôt que de satisfaire ses propres désirs et aspirations. La sainteté constitue souvent un modèle, qu'on s'empresse généralement de déclarer inaccessible, peut-être pour se rassurer, mais un idéal quand même. Il est d'ailleurs remarquable que les deux principales conceptions morales, l'utilitarisme et le kantisme, admettent toutes les deux la sainteté comme étant une exigence pour chacun de nous. Pour l'utilitarisme, notre devoir est de maximiser le bien-être général. Or, en vertu de la loi empirique de l'utilité marginale décroissante, les biens qu'une personne possède en plus par rapport à une autre, ces biens sont responsables d'un bien-être général inférieur à une situation où ces biens seraient partagés en deux parts égales. En d'autres mots, pour l'utilitarisme, la situation optimale est une situation d'égalité parfaite, et toute inégalité est une perte d'utilité globale. Cela signifie que nous devons donner nos biens et notre temps tant qu'il existe des personnes moins heureuses que nous. Cela relève bien sûr de la sainteté. Quant à la morale déontologique d'inspiration kantienne, nous ne sommes moraux que si nous agissons par devoir, et pas par inclination. Or, à chaque instant, il existe une action morale à faire, qui doit donc toujours primer sur nos motifs égoïstes d'agir. Là encore, la sainteté est exigée. 
Un article assez célèbre de Susan Wolf "Moral saints" tente de s'opposer à cette vision hégémonique de notre devoir. Pour elle, le point de vue moral ne doit pas toujours l'emporter sur le point de vue prudentiel (de satisfaction de ses désirs personnels). Mais la raison qu'elle donne est si grotesque qu'il faut tout reprendre à zéro, ce que je compte faire ici. Wolf prétend qu'un monde peuplé de saints deviendrait un monde ennuyeux, rempli de personnes que personne ne voudrait fréquenter. Cela fait beaucoup penser à ces clichés sur le paradis chrétien peuplé d'anges qui s'ennuient, pendant que l'enfer est un lieu dynamique, bruyant, vivant. L'argument est beaucoup trop psychologique, contrefactuel, et même franchement discutable. Il y a des bénévoles qui parcourent le monde pour aider des populations fragiles. Je n'ai jamais trouvé qu'ils étaient plus ennuyeux que les personnes qui ne s'intéressent qu'à elles-mêmes!
Cependant, il me semble que, sur le fond, elle a raison. Je voudrais proposer un argument plus convaincant, inspiré en partie de la manière dont Ricoeur pose la distinction entre éthique et morale dans son livre Soi-même comme un autre, mais aussi des arguments de Williams adressés principalement à Kant (cf. entre autres "Dieu, la morale, la prudence", in La fortune morale). 

Ce qui ne va pas dans l'idée de la sainteté, c'est la toute-puissance de la morale, cette hégémonie absolue qui fait qu'à chaque instant de nos vies nous y sommes soumis, et que la morale l'emporte sur toutes les autres considérations. Il y a ici deux traits : 1) l'extension de la morale : elle couvre toute notre vie ; 2) son intensité : elle prévaut sur toute autre considération. Il me semble évident que, quelle que soit l'argumentation développée, il faut renoncer à l'un ou à l'autre point. Ou bien la morale ne couvre pas l'ensemble de nos vies, ou bien la morale couvre l'ensemble de nos vies, mais ne l'emporte pas partout. On pourrait aussi vouloir renoncer aux deux points. Cela me semble trop fort, et reviendrait à perdre le sens ordinaire de morale. Si la morale n'est qu'un ensemble de règles locales et conditionnées à autre chose, alors la morale n'est plus vraiment la morale. Il faut lui garder un peu de force.
L'argumentation de Williams, consiste à contester l'extension de la morale. Il cherche à montrer qu'il y a un troisième terme entre morale et prudence, qui est l'ensemble des projets personnels d'une personne, qui inclut les relations aux autres, l'amour de ses proches, l'amour filial, etc. Pour Williams, il y a donc toute une sphère de l'existence humaine qui n'est pas égoïste du tout, mais qui n'est pas non plus morale, car guidée par les affects (l'amour) et non pas par le sens du devoir. On trouve de nombreux autres textes de Williams dans lesquels il essaie de montrer qu'on attend des autres de l'amour, et non pas un respect du devoir ou de la loi. Il me semble que ce point est incontestable. On attend des parents qu'ils aiment leurs enfants, pas qu'ils respectent la loi punissant la maltraitance.
Cependant, ce que Williams ne parvient pas à montrer, c'est pourquoi l'amour donné aux proches nous dispenserait de devoir aider les autres, et pourquoi il ne faudrait pas sacrifier une part du temps donné à ses proches, pour faire une œuvre proprement morale. Williams fait penser à quelqu'un qui vanterait l'image du bon père de famille, contre l'image du saint solitaire dévoué à l'humanité entière. Je n'ai rien contre l'image du bon père de famille, mais il me semble qu'il ne suffit pas de l'exposer pour prouver qu'elle passe avant celle du saint. En d'autres termes, il ne suffit pas de tracer une limite au champ de la morale pour prouver que cette limite est légitime. Sinon, n'importe qui pourrait s'exempter de n'importe quoi. Un bandit prétendant que l'on ne doit pas mélanger les affaires et la morale ne s'exempte pas de la morale, il reste un bandit. De même le bon père de famille pourrait bien être une personne aimante certes, mais immorale. 

Il faut donc s'attaquer au problème différemment, et discuter la prétendue primauté de la morale. Pourquoi ne doit-on pas faire passer la morale avant tout? Parce que la morale est peut-être inconditionnée dans son contenu, mais elle n'est pas inconditionnée en tant que phénomène humain. La morale n'existe que si l'on trouve des humains qui ont assez d'énergie, de temps, d'argent, et de motivation pour agir moralement. Or, pour se constituer cette réserve d'énergie, il est nécessaire que les individus mènent leurs projets personnels à terme, se soucient d'eux-mêmes, tissent des liens avec des proches. Bref, ils doivent faire tout ce qui rend la vie digne d'être vécue, afin de suffisamment aimer la vie, et ainsi donner un sens au fait d'aider les autres, de ne pas les faire souffrir, de respecter leurs droits. Sans toutes ces activités par lesquelles la vie devient digne d'être vécue, la morale devient absurde. A quoi bon respecter les droits individuels d'autrui, si notre vie comme la sienne est nulle, douloureuse, ennuyeuse?
Ricoeur exprime ceci sous la forme d'une opposition entre éthique et morale. La morale est l'ensemble des règles codifiant notre rapport à autrui. L'éthique, par contre, est l'ensemble des efforts que nous faisons pour rendre notre propre vie digne d'être vécue. Or, ce que soutient Ricoeur, et c'est une évidence, il ne suffit pas d'agir moralement pour bien vivre. Et il n'y aura jamais de tendance humaine à agir moralement si personne n'arrive à vivre dans des conditions acceptables. Il me semble qu'on le voit bien lorsque des hommes sont placés dans des conditions de vie extrêmes, de grande misère, de grande souffrance. Nous devenons tout simplement incapables de gestes moraux. La perte du sens de notre vie, la souffrance extrême, sapent les conditions de possibilité de la morale.
Ceci veut donc dire que, si le devoir d'agir moralement devient si envahissant que l'intérêt de vivre diminue, alors nous avons déjà franchi la barre au-delà de laquelle il convient de ne pas aller. En quelque sorte, cet argument repose sur le fameux proverbe "devoir implique pouvoir". Une morale qui prescrit quelque chose de manifestement au-dessus de notre condition est impossible, et ne doit donc pas être suivie. Une morale doit nécessairement se tenir à un niveau humainement acceptable. Donner un ou deux mois par an de sa vie aux autres peut être un devoir. Mais donner tant que nos propres projets de vie en pâtiraient n'est pas possible. 

On pourrait trouver cet argument assez faible, parce que reposant beaucoup sur des traits humains contingents. Après tout, nous devrions peut-être nous endurcir, de façon à trouver que la vie est bonne, même si presque toute notre existence est vouée aux autres. Mais ce n'est pas qu'un problème relative à notre constitution physique et psychologique. Cela relève aussi d'attentes humaines plus générales.
Quand Ricoeur parle de l'éthique, sa maxime est "vivre bien, avec et pour autrui, dans des institutions justes". Sans reprendre en détail chacun des points qu'il développe à partir de cette maxime, j'en retient au moins ceci. Un vie satisfaisante est une vie au sein d'une culture vivante et d'une société correctement administrée. Aucun humain ne s'imagine pouvoir avoir une vie heureuse, s'il passe sa vie à s'occuper des autres, et que les autres aussi passent leur vie à s'occuper des autres. Parce qu'un tel groupe d'individus dévoués aux autres ne forme pas une culture ni une entité politique. Ils sont ailleurs, avec ceux qu'ils aident, au lieu d'être entre eux. Il faut donc toujours que les individus conservent un minimum d'égoïsme, pour s'intéresser au développement de leur propre culture et à l'administration de leur société. Hors de question donc de passer sa vie à aider de petits Africains, pour reprendre le cliché traditionnel, si cela implique de déserter durablement sa propre société. Car sa société aussi a besoin d'être entretenue.

Ainsi, contre Wolf, le problème n'est pas qu'être un saint nous rend ennuyeux. C'est plutôt que la sainteté nous oblige à déserter notre propre culture, qui est pourtant la condition essentielle de notre réalisation en tant qu'humain. On n'est heureux que parce qu'on arrive à mener à bien ses propres projets, et c'est par définition au sein de sa culture qu'ils s'épanouissent. Aider les autres, si cela doit mener à négliger sa culture, revient donc à se priver d'une vie heureuse, et à en priver tous ceux qui vivaient dans la même société. Ce n'est donc pas qu'il faut se rendre intéressant pour les autres, mais faire le minimum pour que les projets des autres soient réalisables et gardent de l'intérêt. Si je néglige mes proches et pars à l'étranger, je les prive de tout ce que la culture nous apporte : le plaisir de partager nos réalisations et nos projets.
Il est donc nécessaire de faire passer la culture avant la morale. Mais pas parce que la morale serait un phénomène culturel (quoique ce soit une idée défendable); mais parce que nous ne sommes moraux que parce que nous voulons bien vivre, et que la culture est une condition tout aussi nécessaire que la morale pour vivre bien. C'est pourquoi tout sacrifice de sa propre culture au nom d'exigences morales doit être pesé avec beaucoup de soin. Une culture peut tolérer quelques saints, mais pas la transformation de tous ses membres en saints, ce qui signifierait la dissolution de cette même culture.

mardi 17 mars 2015

De la normativité en général

Depuis quelques décennies, la philosophie contemporaine fait un usage assez large de la notion de normativité. Je voudrais proposer un éclairage légèrement différent, bien que non opposé, sur ce thème.

D'abord, je tiens à préciser que je ne parlerai pas de tout ce qui relève de la politiques, des normes sociales, juridiques, et autres. Les normes, ici, ne sont pas des systèmes de contrainte, si on entend contrainte au sens d'un pouvoir physique ou psychologique agissant causalement sur les individus afin d'obtenir d'eux l'obéissance. Les normes ici discutées ne sont donc pas celles dont on parle quand on se plaint de leur inflation, de la normalisation des comportements, du manque de liberté, etc. 
Ce que j'entends par norme, c'est plutôt ce qu'on appelle un critère, c'est-à-dire une règle permettant d'évaluer la réussite ou l'échec d'une certaine activité. Quand on parle, les normes sont la grammaire et la signification du vocabulaire. Quand on court, les normes sont de rester debout et de se déplacer rapidement en mettant un pied devant l'autre. Quand on épluche une pomme, la norme est de prendre un couteau, d'insérer le couteau juste en dessous de la peau, et d’ôter cette peau par une série de mouvements. Ainsi, la règle d'évaluation donne en même temps un protocole pour exécuter correctement l'opération, et c'est pour cette raison que le double sens de norme : comme critère d'évaluation, et comme prescription, n'est pas une simple homonymie. Comprendre un critère, c'est savoir ce qui doit être fait pour que ce critère soit satisfait. Attention, ceci n'est pas encore une méthode. On peut très bien savoir ce qu'on doit faire, et pas encore savoir le faire. Qu'on se rappelle étant enfant : on observe ses parents couper une pomme, on acquière donc la norme en question. Cependant, on n'a pas encore la méthode pour satisfaire cette norme : on ne comprend pas très bien les gestes à effectuer, et on est encore trop maladroit pour les exécuter correctement.

Ces préliminaires étant faits, j'arrive au cœur du sujet. La conception contemporaine des normes est exprimée de la manière la plus systématique dans Rendre explicite, de Robert Brandom. Il fait lui-même l'histoire de ses prédécesseurs : Kant, Frege, Wittgenstein. Ce que chacun a apporté, c'est l'idée que les concepts sont des normes réglant les activités humaines, et que ces concepts ne sont pas du tout des mécanismes causaux. Je vais très vite, mais cela ne me semble pas injuste envers les trois auteurs sus-mentionnés. Kant insiste sur le fait que l'entendement ne relève pas de la nature, et que les catégories qu'il met à l'oeuvre pour la concevoir ne se trouvent pas en elle. Le sujet transcendantal, celui qui pose les règles de la connaissance de la nature, n'est pas le sujet empirique, qui n'est qu'une objet de la nature parmi d'autres. De même, Frege insiste à longueur de pages sur la normativité de la logique, sur la différence entre la logique et la psychologie, et sur ce troisième royaume qui n'est ni celui du monde physique, ni celui du monde psychologique. 
Enfin, Wittgenstein, qui évoque régulièrement la métaphore des règles conçues comme des rails qui nous contraindraient à suivre une unique chemin, ainsi que la métaphore du mécanisme hyper-rigide, si fort que rien ne peut le casser, le fait avec l'intention de signifier que les règles ne sont pas des choses empiriques qui nous forcent à faire quelque chose. Les règles sont seulement notre moyen de déterminer si une chose a été faite correctement ou non, et ceci ne peut être fait que par nous humains, cette détermination n'est pas gravée dans un monde des idées. Cependant, cette conception anti-réaliste de Wittgenstein ne doit pas nous amener à conclure que pour Wittgenstein, la norme se confond avec la pratique. Au contraire, la norme garde toujours une distance par rapport à la pratique qu'elle évalue. Seulement, cette distance a besoin d'être établie au fur et à mesure par les hommes. Cette distance ne tombe pas du ciel. Attention donc aux slogans dangereux : "la signification, c'est l'usage", prise littéralement, est très précisément l'erreur contre laquelle Wittgenstein veut nous libérer. Une chose, fut-elle un usage, n'est jamais par elle-même une norme. Il faut une intervention humaine selon une certaine intention pour qu'une chose comme un usage devienne une norme d'autre chose.
Brandom, lui, innove relativement peu sur ce point (et je ne parlerai pas de ce sur quoi il innove, à savoir sa théorie selon lequel une grande partie de nos pratiques linguistiques consiste à rendre explicite l'engagement implicite envers des normes pratiques ou cognitives).  Ce qui rassemble tous ces auteurs est donc ce qu'on pourrait appeler une conception normative du mental. Pour eux, les significations, les intentions, les concepts, sont des normes à l'aune desquelles on évalue certaines de nos pratiques.La signification est la norme d'usage de nos paroles, les intentions sont la norme de réussite de nos actions, les concepts sont les normes de reconnaissance des objets. 

Tout ceci, je l'admets très volontiers, mais je voudrais attirer l'attention sur un point qui n'a pas fait l'objet d'assez d'attention. Pensons à la connaissance. Quand on cherche à connaître quelque chose, la norme des croyances est la réalité. Pour parler (mal) comme Anscombe, la "direction d'ajustement" des croyances va du monde aux croyances : il faut que les croyances s'ajustent au monde. Inversement, lorsqu'on désire quelque chose, la direction d'ajustement va des désirs au monde : il faut que le monde s'ajuste aux désirs. Ainsi, dans la vie pratique, le monde n'est plus la norme, ce sont les désirs qui le sont. C'est pourquoi, depuis Davidson et Anscombe, on tient les notions mentales pour normatives. Un désir est tenu pour une norme en fonction de quoi l'état du monde doit être évalué. Et le monde est aussi tenu pour une norme en fonction de quoi nos croyances doivent être évaluées. 
Or, une manière de comprendre cela, plutôt que de parler de direction d'ajustement, serait plutôt de parler de rapport de force, et de pouvoir de l'emporter. Il arrive que les choses se contredisent, en apparence. Or, il n'est pas question de laisser les choses se contredire. Il faut donc résoudre cette difficulté. Et pour cela, il faut que l'une des deux forces en présence cède, et que la contradiction cesse. Ainsi, je crois que le monde est ainsi et ainsi, mais le monde me montre de manière évidente qu'il n'est pas ainsi et ainsi. Je ne peux pas rester avec une telle contradiction. Le "jeu" de la connaissance, c'est de faire céder les croyances plutôt que le monde lui-même. Celui qui renoncerait à un fait pour conserver ses croyances, celui-là n'aurait tout simplement rien compris à l'activité de connaissance. Par contre, dans le "jeu" de la pratique, les désirs ne cèdent parce que la réalité ne s'y conforme pas. C'est plutôt la réalité qui est condamnée, blâmée, etc. Si le monde ne nous convient pas, on l'accuse d'être injuste ou dur. Mais il faut être fou pour abandonner ses désirs chaque fois que le monde les contredit.
En d'autres termes, le monde l'emporte sur les croyances, mais les désirs l'emportent sur le monde. Voilà ce que signifie être normatif : pouvoir l'emporter. Une chose n'est rien de plus qu'une chose si son statut est requalifié à cause d'une contradiction. Mais une chose est une norme si elle l'emporte et reste elle-même en cas de contradiction. 

Il me semble que cette représentation, qui est pour l'instant une métaphore, prend de l'intérêt quand on cherche à l'appliquer à des domaines plus précis que la connaissance en général, ou la pratique en général. Prenons l'exemple de l'a priori et de l'a posteriori. Comment distingue-t-on ce qui est a priori et ce qui est a posteriori? C'est assez facile. Prenons l'exemple de Putnam. "L'eau est un liquide incolore et inodore" est une proposition a posteriori, parce que nos conventions de langage autorisent que nous puissions découvrir une substance qui est de l'eau, mais qui ait pourtant de la couleur ou une odeur. En d'autres termes, nous sommes prêts à rejeter cette proposition, si d'autres connaissances nous montrent qu'elle était fausse. Cette proposition n'est donc pas normative, elle n'a pas le pouvoir de l'emporter sur tout le reste. L'ensemble des propositions a posteriori doit être considéré comme l'ensemble des propositions que nous serions prêts à abandonner, si certaines conditions étaient réunies. Une proposition a posteriori est une proposition qui n'est pas une norme.
Par contre, une proposition a priori, elle, est une norme. Elle l'emporte systématiquement, quoi qu'il arrive. Si on admet que "l'eau est H20" est une vérité a priori, alors cette proposition l'emportera toujours, en toute circonstance. Ce que cela signifie, c'est que, si nous voyons un liquide inodore, incolore, qui ressemble en tous points à de l'eau, mais qu'il n'est pas composé d'hydrogène et d'oxygène, nous dirons que ce n'est pas de l'eau. Par ailleurs, nul besoin d'entrer dans de grandes envolées métaphysiques comme le fait Kripke. Restons tout simplement carnapiens : nous avons posé des conventions de signification, et ces conventions sont invulnérables  la réfutation empirique. Quoi qu'il advienne, les faits ne réfuteront pas "l'eau est H20" parce que nous avons décidé par convention que c'est par la composition chimique que nous individuons les substances. Ce choix est arbitraire, quoique arbitraire ne signifie pas qu'il a été fait n'importe comment. Un peu de métaphysique permet certainement de fabriquer des conventions plus pertinentes. On s'exposerait à de drôles de situations s'il fallait individuer les substances seulement par leur odeur et leur couleur! Mais les conventions, même les plus étranges, ne sont jamais réfutées par les faits. Elles sont des normes, donc elles l'emportent. 
Voilà donc comment je me situe dans cette grande situation sur l'apriori et l'a posteriori. Carnap avait tout à fait raison de faire de l'a priori des conventions. Et il était tout à fait ouvert à ce que les conventions évoluent. Tout au plus n'avait-il pas assez pris au sérieux la dimension contextuelle de la coupure entre a priori et a posteriori : une proposition a priori peut devenir a posteriori en changeant de contexte de discussion. La délimitation ne dépend pas du choix du langage, il dépend du contexte. Je veux dire que toutes les normes linguistiques sont a priori si on les rapproche de nos connaissances empiriques. Les connaissances ne changent pas le sens des mots. Par contre, si on veut discuter ces conventions, on peut aussi rendre certaines connaissances invulnérables à la réfutation, de sorte que nous puissions vérifier que nos conventions linguistiques n'aboutissent pas à des résultats trop étranges. Carnap aurait certainement dit qu'en faisant cela, nous changeons de langage. Absolument parlant, il a raison : changer une convention linguistique, c'est changer de langue. Mais Carnap pense beaucoup trop le langage naturel comme un langage logique dont les limites sont bien définies. Or, on ne sort jamais du langage naturel. Les changements se font en son sein. Il faut donc que la frontière entre l'a priori et l'a posteriori soit mobile. Mais cela ne remet certainement pas en cause la nécessité de la distinction. 
Ainsi, on doit comprendre la distinction de l'a priori et de l'a posteriori comme un rapport de force entre ce qui est révisable en cas de réfutation, et ce qui est non révisable, et qui entraîne donc la reformulation des données qui étaient contradictoires. Ainsi, ce n'est pas que l'a priori n'est jamais contredit, c'est plutôt que, chaque fois qu'il l'est, il l'emporte, et oblige son "opposant" à changer. Pour parler sans métaphore, les conventions nous obligent à changer la qualification des faits chaque fois que de faits contredisent ces conventions. Voilà pourquoi l'a priori est normatif. Il l'emporte. 

Il me semble que l"idée est suffisamment évidente pour être employée dans d'autres contextes. Une règle du jeu l'emporte sur tous les coups qui la contredisent. On modifie le coup plutôt que la règle, quand les deux ne sont pas en accord. Donc elle est normative. De même, une notice de montage est normative, parce qu'elle l'emporte sur tous les mauvais gestes. On n'imprime pas une nouvelle notice si un bricoleur du dimanche construit le meuble à l'envers. Etc.
Je le redis une fois de plus, je ne prétends pas ici avoir bouleversé la conception habituelle des normes. De toute façon, ces propos s'appuient sur elle. En effet, pour évaluer que telle règle contredit telle fait ou telle pratique, pour savoir ce que c'est que l'emporter ou pas, il faut aussi faire appel à cette conception des normes. L'intention de ce post est plutôt phénoménologique. Il vise à mieux faire comprendre ce qu'il y a de commun dans notre expérience des normes. Ce qui est commun, c'est l'idée de la dureté, de l'inflexibilité. Je voulais donc clarifier et expliciter pourquoi les normes se présentent comme inflexibles. Elles le sont parce que leur but est justement de faire plier ce qui n'est pas conforme. Pour tout faire plier, il faut être inflexible. Et ceci permet de comprendre que, chaque fois que quelque chose l'emporte sur une autre, c'est qu'il y a probablement là dedans une activité normative.

vendredi 6 mars 2015

Il n'y a pas de livre de la nature

Galilée, dans L'essayeur, est auteur d'une célèbre affirmation : "La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur."
On en retient généralement l'idée que le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. Je ne vais pas ici discuter l'idée que les mathématiques seraient le bon langage pour les sciences de la nature (j'en ai déjà parlé ailleurs, cf. les tags mathématiques). Je voudrais plutôt m'attaquer à l'idée que la nature est une sorte de livre dans lequel on pourrait lire les propositions vraies à son sujet. Je vais soutenir que la nature n'est pas un livre du tout, qu'il n'y a rien à y lire, et que les seuls livres qui existent sont ceux qui ont été écrits par des humains à destination des humains.

Tout d'abord, je dois apporter une explication. On pourrait me reprocher de me lancer dans de grandes discussions alors que Galilée n'a fait que proposer une métaphore, une image. Il n'a pas voulu dire que la nature est un livre, mais que la nature est comme un livre. Je ne nie pas que l'intention de Galilée soit de proposer une métaphore. Par contre, je voudrais montrer que bon nombre de conceptions philosophiques prennent cette métaphore au pied de la lettre, et aboutissent à des difficultés rédhibitoires. Je m'explique.
Que contient la nature? Elle contient des objets, qui ont des propriétés, et qui changent en fonction des rapports de causalité avec d'autres objets. Elle contient aussi des êtres vivants, qui évoluent plus spontanément, et interagissent entre eux et avec les autres objets. Il y a enfin des humains, qui sont  à la fois des choses, des êtres vivants, et des humains, et qui ont en plus la capacité de bavarder, de se donner des ordres, de décrire la nature, etc. Je m'excuse du caractère rudimentaire de la description, mais je n'ai pas besoin de plus. La nature est donc l'ensemble des choses et de ce qui leur arrive.
Venons-en maintenant aux livres. Un livre est un support écrit. C'est donc, en tant qu'objet matériel, une chose de la nature. Et par objet matériel, j'inclus la disposition spatiale des tâches d'encre sur les feuillets du livre. Les livres servent à beaucoup de choses, mais entre autres, ils nous donnent des informations sur la nature. Un homme qui lit un livre sur l'Espagne, par exemple, saura trouver un moyen de transport pour s'y rendre, saura quels endroits visiter, saura maîtriser quelques expressions courantes pour communiquer avec les habitants, etc. Bref, un livre sur l'Espagne décrit ce qu'est l'Espagne, et en plus, nous donne quelques conseils pratiques pour y vivre. 
Mais l'Espagne est-elle un livre? Évidemment non! Faut-il plutôt dire qu'il y a un livre sur l'Espagne? Évidemment oui! Ce que fait un livre, c'est donc établir une sorte de relation entre lui, et l'objet naturel dont il parle. Il n'y a pas de livre de la nature, puisque la nature n'est pas un livre, mais il pourrait y avoir un livre sur la nature, si un livre pouvait décrire en détail tout ce qu'on y trouve. Ce que cela montre, c'est que les choses de la nature n'ont pas de signification. Elles ne désignent rien. Elles existent, c'est tout. Par contre, les livres, eux, portent sur quelque chose, donc ils ont une signification. 
Mais, rétorquera-t-on, je me contredis. En effet, je prétends que :
1) les choses de la nature ne signifient rien. 
2) les livres signifient quelque chose. 
3) les livres sont des choses de la nature.
Ces trois propositions ne peuvent pas être vraies ensemble. Il faut bien que l'une soit fausse. Puisque je n'ai encore jamais entendu de philosophe prétendant que les livres en général ne signifient rien, cela implique que la fausse prémisse soit 1 ou bien 3. Contester 3 semble nous amener vers une conception surnaturelle de la pensée humaine, qui flotterait au-dessus de la nature. Contester 1 nous mène du côté du naturalisme, et plus précisément du côté de l'analyse naturaliste de la signification.

Je pense que tout le monde comprend que la métaphore de Galilée tombe évidemment du côté de l'analyse naturaliste de la signification. Pour Galilée, il y a un lien de signification entre la description scientifique de la nature, et la nature elle-même, mais surtout (c'est l'essentiel), ce lien de signification fonctionne dans les deux sens : la nature signifie sa description autant que la description signifie la nature. Pourquoi Galilée se permet-il ce genre d'affirmations? Mon intention n'est pas d'explorer plus en détail la théorie médiévale des ressemblances et analogies. Je renvoie au début de Les mots et les choses de Foucault, qui décrit brièvement ce mode de pensée. En deux mots, ce qui la caractérise est une conception causale de la signification. Pour elle, les significations sont des réalités naturelles, qui entretiennent des liens causaux avec les réalités dont elles sont le signe. C'est ce qui donne au magicien son pouvoir : en manipulant le symbôle, il manipule la chose même. En bref, cette conception est tout bonnement la pensée magique. La pensée magique est une double thèse : les mots ont un pouvoir causal sur les choses, les choses ont un pouvoir référentiel sur d'autres choses. 
Or, on retrouve cette pensée magique dans les écrits des prétendus naturalistes contemporains, dont le chef de file est, au moins pour les questions sémantiques, Milikan (on pourrait citer aussi Dretske et Dennett). Milikan défend une théorie nommée téléosémantique, dans laquelle la signification d'un mot ou d'un énoncé est fixée par une relation naturelle, relation qui est caractérisée en termes évolutionniste. Plus précisément, chaque énoncé a une fonction adaptative : il informe sur les prédateurs, sur les sources de nourriture, sur la présence d'un partenaire sexuel, etc. et cette relation naturelle de l'expression à la situation naturelle fixe le sens de cette expression. Milikan a la théorie la plus sophistiquée, mais l'idée sous une forme simple se trouve déjà chez Dennett (voir sa théorie du thermostat qui signifie la température de la pièce, dans La stratégie de l'interprète).
Qu'est-ce que cette conception a de magique? Pour elle, la relation de signification est une relation naturelle, elle est une situation de fait. C'est-à-dire que c'est le livre, ou la phrase, qui, étant donnée sa constitution matérielle (les traces d'encre, l'onde sonore, etc.), est en relation de signification avec une certaine situation naturelle. Une phrase, ou un livre est vrai, s'il est dans la bonne situation naturelle par rapport aux choses dont il parle, et il est faux s'il est dans une relation différente. Il n'est nulle besoin d'hommes, de conventions, de décisions, d'intention commune de parler la même langue, de reconnaissance qu'une phrase est bien utilisée ou pas, qu'il s'agit de la même langue ou d'une langue différente, etc. Rien de tout ceci n'est nécessaire. Il suffit qu'une chose physique soit physiquement connectée à une autre pour que la première signifie la seconde. Bien entendu, on peut ajouter des humains aux descriptions naturalistes, mais on ne retint des humains que des mouvements physiques, des cerveaux, des nécessités adaptatives, etc.Donc, cela ne change rien. Ce qu'il faut ajouter pour changer quelque chose, ce sont des intentions et des conventions, et c'est justement cela dont les naturalistes veulent faire l'économie.
Voilà ce qui est absurde : tout le monde comprend bien que signifier une chose n'est pas équivalent à covarier avec une chose. La fumée "signifie" le feu parce qu'elle apparaît chaque fois qu'il y a du feu. Mais le mot "feu" ne signifie pas le feu de la même façon que la fumée signifie le feu. Le mot "feu" n'a pas de relation physique particulière avec le feu. Parfois, quand les humains ont peur des incendies, (pour des raisons évolutionnistes!) il crient "au feu!", mais il leur arrive de parler du feu quand il n'y a pas le feu, pour des raisons très différentes et dans des contextes très différents. Bref, contre les conceptions naturelles de la signification, il faut dire que parler du feu n'est pas quelque chose qui arrive au feu. Signifier n'est pas une action accomplie sur la chose signifiée. Cette chose ne subit rien du tout, il ne lui arrive rien. Quant au mot, il n'a aucun pouvoir magique particulier, ni pouvoir surnaturel. C'est une réalité naturelle tout à fait ordinaire et détachée des autres, sans lien causal particulier avec les choses dont il parle. Ainsi, on parle parfois de la théorie causale de la référence. J'espère avoir montré qu'une telle théorie est toujours une théorie magique de la signification. Croire que signifier, c'est causer, c'est avoir une conception étrangement surnaturelle de la signification.

Où donc se situe la signification des livres? Elle ne se situe nulle part. Les liens de signification ne sont pas des choses à identifier quelque part. Ceci montre pourquoi le refus du naturalisme est exactement la même chose que le refus du surnaturalisme. La pensée magique est l'idée que les relations de signification sont quelque chose, ou sont quelque part. Le refus de la pensée magique signifie que les liens sémantiques ne sont nulle part, et donc, que le mieux est de ne pas parler de liens. Les choses ont une signification lorsque portent sur elles certaines exigences relatives à l'action. Avoir une signification, c'est devoir rendre compte de sa correction, ou de son incorrection. Si je lis un guide sur l'Espagne, je m'attends à ce que je trouve bien ce qu'il m'annonce. Il est vrai si mon attente est satisfaite, faux si elle est déçue. 
Tout le problème est donc de se dire que ce qui est annoncé n'est pas une réalité. Ce n'est pas évident. On a envie de se représenter une image mentale qu'on plaque sur la réalité extérieure, ou bien, de s'imaginer notre état cérébral comme corrélé à un certain état de choses extérieur. Mais tout cela n'a pas lieu d'être. Car aucun état cérébral n'a le pouvoir de signifier un état de choses tant qu'une certaine convention ne lui a pas donné ce statut de signe. Et une convention linguistique ne peut pas être un autre état cérébral, car aucun état cérébral n'a le pouvoir de poser de convention. Cela peut paraître difficile à comprendre, je l'avoue. C'est pourtant le seul moyen de ne pas avoir de conception magique de la référence (ou de la signification, peu importe ici la différence).
Il faut donc admettre que les significations des phrases et des livres ne sont rien d'autres que des exigences relatives à la réussite de certaines opérations de la vie ordinaire. D'une phrase, nous attendons qu'elle soit vraie, et, quand nous la comprenons, nous savons ce qui doit se passer si elle est vraie. Ce savoir est une compétence, et pas une chose naturelle.Parler, c'est s'engager sur ce qu'est le monde, mais ce n'est pas une chose du monde.

Retour à Galilée. La nature n'est pas écrite en langage mathématique, parce que la nature n'est pas écrite du tout. Les phrases que nos formulons ne sont pas des objets naturels. Et c'est d'ailleurs pour cette raison qu'il n'y a pas de procédé général et mécanique pour déterminer le sens d'une phrase, ni a fortiori déterminer si elle est vraie. Plaquer une phrase sur un fait, ceci n'a aucun sens. Il n'y a pas de structure commune au langage et à la réalité. Cela non plus n'a aucun sens. La structure du langage, c'est la grammaire. La grammaire ne signifie rien. Quant à la réalité, il n'est même pas très facile de comprendre ce que pourrait être une structure. La réalité n'a pas de structure. C'est pour cela que la métaphysique n'est rien de plus qu'une rationalisation de la grammaire (ce qui n'implique nulle condamnation...).
Pour parler, nous avons évidemment besoin d'ouvrir les yeux et de regarder le monde, cela permet de comprendre ce que les autres veulent dire, et cela permet aussi de dire des choses vraies. Mais le monde ne nous dit pas lui-même ce que signifient les phrases que nous employons. Pour retrouver la signification, nous devons retrouver l'intention d'une personne, et non une relation naturelle. Comprendre, c'est interpréter, et non pas observer. Descombes insiste beaucoup là dessus, dans Les institution du sens, et cette idée lui vient de Peirce : la signification est une relation ternaire, et non pas binaire. Une chose signifie autre chose pour quelqu'un, et pas absolument. Pour les livres aussi, la troisième terme est nécessaire. Les livres n'existent que pour des communautés linguistiques, et pas absolument. La nature ne sera donc jamais un livre.

dimanche 1 mars 2015

Pierre Rosanvallon contre les crétins?

Musil, dans le second tome de L'Homme sans qualité (ch.37), évoque le personnage de Meseritscher, qui est un journaliste et conseiller gouvernemental. Pour le caractériser, Musil propose de distinguer les idiots et les crétins. Un idiot, dit-il, est "quelqu'un dont l'état d'esprit n'est organisé par aucune notion générale, n'est décanté ni par des distinctions, ni par des abstractions, un état d'esprit ressortissant à une forme inférieure d'assemblage et qui ne se manifeste jamais mieux que dans l'usage exclusif de la conjonction de coordination élémentaire, de ce malheureux et, tenant lieu, pour le faible d'esprit, de relation plus complexe."
Que les journalistes soient tout particulièrement menacés par l'idiotie, tout le monde le comprendra facilement, et nul besoin pour cela de lire Bouveresse, dont Rationalité et cynisme a attiré mon attention sur ce passage du livre de Musil. En effet, un journaliste est quelqu'un qui parle des conflits militaires au Moyen Orient, et de la crise économique en Europe, et du nouveau projet de loi du gouvernement, et de l'invasion dans nos vies des nouveaux moyens de communication, et du nombre de variétés de fromages produits dans l'hexagone, et du meurtre affreux commis par un mari cocu, etc. Un journal papier, un journal télévisé, une revue quelconque, fonctionnent uniquement grâce au miracle de la juxtaposition pure et simple.
C'est là que Pierre Rosavallon, avec sa collection "Raconter la vie", intervient. Il en donne les grands principes dans le premier livre de la collection, intitulé Le parlement des invisibles. Le projet est le suivant : faire oeuvre de sociologie, en tant que description du monde social, mais en utilisant le récit, la narration, plutôt que la théorie, la statistique, bref, tout l'appareillage sociologique classique. La collection de Rosanvallon est ainsi composée de récits sur les hôpitaux, sur les supermarchés, sur la vie d'un chercheur universitaire, etc. Et ce sont de courts récits, qui juxtaposent les tranches de vie, sans cohérence d'ensemble, aussi bien au niveau de la forme que du fond. Bref, on voit tout de suite que cette collection flirte dangereusement avec l'idiotie, parce qu'elle confond sociologie et journalisme. Au lieu de proposer une grille de lecture sophistiquée des phénomènes sociaux, elle se contente de laisser bavarder les individus sur leur travail, leurs loisirs, leur femme, leur chien.
Le ton du livre de Rosanvallon finira même par énerver les lecteurs les plus bienveillants, tant il est sans cesse fait mention d'une opposition entre une sociologie abstraite, réservée à une élite, donc à la France d'en haut, et une sociologie qui serait plus concrète, à échelle individuelle, plus narrative, donc qui s'adresse aussi et surtout à la France d'en bas. Bref, la théorie pour les "intellos", et les récits de vie pour les "ploucs". Ceci dit, je voudrais montrer que ce petit parfum populiste ne doit pas nous arrêter, et qu'il y a dans ce projet quelque chose d'intéressant. 

Pour comprendre l'intérêt de ce genre de projets, il faut d'abord imaginer ce que Musil aurait pu dire au sujet des crétins. Un idiot est quelqu'un qui est incapable de généraliser, incapable de donner un sens global à une juxtaposition de faits, de personnes, etc. Par opposition, un crétin est celui qui généralise abusivement, qui voit des liens partout, qui est aveugle aux détails, qui répète de grandes théories sans comprendre ce qu'elles signifient. Or, il me semble que justement, nous sommes au moins autant menacés par les crétins que par les idiots. 
Où sont les crétins? Ils se trouvent très souvent parmi les intellectuels. Un crétin est quelqu'un qui observe une entreprise qui licencie beaucoup d'employés, et qui théorise la fin du travail ou la crise du capitalisme. D'autres variétés de crétins voient deux ou trois filles voilées et diagnostiquent la montée de l'islamisme. D'autres crétins voient que l'université s'est davantage penchée sur Platon que sur Epicure et pourfendent le complot universitaire contre l'hédonisme. Il existe encore des crétins qui voient des coachs sur les lieux de travail et concluent tout de suite sur la montée de la gouvernementalité néo-libérale, qui s'étend à l'individu. Certains crétins théorisent aussi les identités multiples à partir du fait que certains individus sont à la fois parents et travailleurs. On pourrait encore parler de ceux qui annoncent la fin du courage à partir de l'observation attentive d'un ou deux hommes politiques, et ceux qui parlent du narcissisme contemporain, de l'ère du vide, à partir d'une analyse fine de leur femme, de leurs bons amis, et des pages société d'un journal de référence. 
En termes plus généraux, le crétin est le maître de la montée en généralité. Le moindre fait divers est étouffé sous le poids des "isme". Tout est prétexte à malaise dans la culture, à crise du capitalisme, à hédonisme libertaire, etc. Par leur capacité à proposer de grandes synthèses, les crétins passent souvent pour des érudits. Pourtant, il est évident que la tendance à se rendre aveugle à toutes les différences peut difficilement passer pour de l'intelligence ou de l'érudition. Dans le célèbre débat opposant Locke à Leibniz, Locke voyait le commencement de l'intelligence dans l'usage de notions générales, ce que les termes généraux permettent (cf. livre III de L'essai concernant l'entendement humain). Leibniz avait raison de lui faire remarquer que ce sont surtout les enfants et les faibles d'esprit qui utilisent les notions générales, et que les personnes plus intelligentes cherchent des catégories plus précises, avec l'objectif de coller aussi près que possible aux individus (cf. Nouveaux Essais). 

On peut maintenant revenir aux textes publiés dans la collection "Raconter la vie". De ce qui vient d'être dit, il me semble qu'on peut en tirer une remarque positive, et une négative :
1) ce que les récits ont d'utile, c'est qu'ils obligent un peu les intellectuels à se plonger plus sérieusement dans les anecdotes, détails et manières de vivre ordinaires. Ils peuvent éviter les théories venues de nulle part, qui ne s'appuient sur aucun contenu précis, voire qui contredisent les expériences les plus évidentes des personnes auxquelles elles s'appliquent. Au fond, ce sont tout simplement les vertus de l'empirisme (ou du pragmatisme à la façon de Peirce dans "Comment se fixe la croyance" : les théories sont meilleures si elles s'appuient sur de nombreux faits contrôlés expérimentalement, que si elles ont été établies depuis un point de vue a priori
2) Néanmoins, il ne suffit de faire parler les gens d'eux-mêmes pour que, comme par magie, les ravages du crétinisme s'évanouissent. Or, cela, Rosanvallon n'en parle pas, et laisse penser qu'il suffit de passer par le récit plutôt que par la théorie pour éviter les nuisances de la théorie hors-sol. Rosanvallon, et il n'est pas le seul aujourd'hui, a une confiance bien trop naïve dans l'opposition entre le théorique et le narratif (on retrouve cette même naïveté dans beaucoup de propos sur le care, à commencer par Gilligan). Or, les individus ont tous beaucoup appris de théories. Ils sont donc largement capables de les mentionner, et de les diffuser alors qu'ils pensent parler d'eux-mêmes dans toute sa singularité. 
Un bon exemple de cela serait Annie Ernaux. Ses romans autobiographiques, comme La place, ou Une mère, parlent de son enfance, et de son éloignement progressif de ses parents, issus d'un milieu très populaire. Elle-même a fait de belles études qui l'ont insérée dans un milieu culturellement plus favorisé, que ses parents ne comprenaient pas du tout. Or, tout son propos est profondément influencé par la sociologie de Bourdieu, ce qu'elle ne cache pas. Je ne veux pas dire que ce point de vue ne serait pas pertinent, ni que Ernaux tombe dans la catégorie des crétins. Ce serait faux. Cependant, cela montre à quel point un récit peut être formaté par une théorie. Il ne suffit pas de réciter pour se protéger de la théorie. Et pour une Annie Ernaux qui arrive à faire un usage très fin d'une théorie sociologique, combien va-t-on trouver d'authentiques crétins qui semblent parler de leur vie mais qui ne nous proposent qu'une caricature honteuse d'idées s'étant diffusées dans la société? Il suffit d'allumer la télévision, et l'on voit des jeunes quasiment illettrés et pourtant capables de parler de taux de chômage, de fracture sociale, d'inégalité dans le système scolaire méritocratique.On croyait tomber sur un portrait original d'un mode de vie que nous ne connaissons pas, et l'on retrouve la vulgate sociologique la plus plate. 

On voit ainsi que Rosanvallon n'a pas découvert de formule magique contre les crétins. Il est de toute façon paradoxal qu'il existe une procédure mécanisable pour ne pas devenir crétin (de même pour l'idiotie). Par contre, on comprend que, contrairement à ce que laissent penser le format court des livres et le choix de la narration, ainsi que le propos explicite de Rosanvallon, ces livres s'adressent moins aux individus ordinaires qu'aux intellectuels. En effet, ce sont les intellectuels qu'il faut protéger du crétinisme, et qui ont donc besoin de revenir au sol raboteux des petits faits qui ne sont pas évidents à insérer dans les grandes synthèses. Les livres ne parviendront pas à coup sûr à casser les théories toutes faites, mais ils s'y prêtent relativement bien.
Au contraire, aux individus ordinaires, on ne peut que recommander de lire d'abord des textes théoriques, qui leur permettront de sophistiquer un peu leurs idées, et d'éviter la juxtaposition idiote. Il leur faut en effet lutter contre le penchant inverse des intellectuels, à savoir celui d'accumuler des tas d'idées sans se soucier de leur cohérence et de leur structure. Pour ce faire, les livres de Rosanvallon ne paraissent pas les plus adaptés.