jeudi 30 avril 2015

Nos goûts doivent-ils être cohérents?

Cette question est assez souvent posée par les sociologues qui s'intéressent à la culture (par exemple, La culture des individus, de Bernard Lahire, est un travail impressionnant sur la question de la consonance et de la dissonance culturelle). Cependant, ce type de travaux est seulement descriptif, ce qui ne répond pas du tout à la question que je pose, qui est normative. Mon intention n'est pas de savoir si je suis cohérent dans mes goûts, mais de savoir si je dois l'être. Et pour tout dire, la seconde chose extrêmement agaçante chez les sociologues, et sur ce point, ils sont en parfait accord avec les individus ordinaires (j'aurais même du mal à dire si ce sont les sociologues qui influencent les individus, ou si les sociologues ne font que reproduire leurs préjugés d'individus ordinaires), c'est la tendance à mélanger sans le moindre scrupule les critères sociologiques et les critères esthétiques dans la manière de classer les genres et les œuvres artistiques. Pour ne prendre que l'exemple de la musique, la distinction entre savant et populaire est prise beaucoup trop au sérieux, ce qui pousse à mettre ensemble des genres musicaux qui ne partagent rien, et à séparer des musiques quasiment semblables mais qui n'ont pas le même public. Donc, je voudrais, autant que possible, ne pas m'encombrer de toutes les catégories sociologiques appliquées aux arts, et ne retenir que des catégories vraiment esthétiques.
Ma question est donc la suivante : un même individu peut-il apprécier des œuvres ou des genres artistiques extrêmement différents, peut-être même incompatibles? Ou bien doit-il rendre ses goûts plus cohérents?

Pourquoi poser cette question? Parce que nous estimons tous que nous avons une identité, nous avons une certaine conception de nous-mêmes. Or, cette conception, par définition, doit être unifiée. Que nous devions avoir une conception unifiée de nous-même vaut premièrement sur le plan épistémologique. Nous n'admettons pas que nos croyances soient contradictoires. Si nous découvrons des contradictions, nous les supprimons, en abandonnant une ou plusieurs croyances, en les rendant plus précises, etc. Ainsi, l'identité d'un agent épistémique consiste en la cohérence de l'ensemble de ses croyances. J'imagine que personne ne peut contester cela. On peut bien admettre que différentes personnes aient des opinions contradictoires, même si quelqu'un qui n'est pas relativiste pensera que ces contradictions doivent être levées, à terme. Par contre, personne n'admettra qu'un individu peut rester avec des contradictions internes sans que cela pose problème. 
Pour me justifier, il suffit de dire que la réussite de l'action suppose de mobiliser des croyances. Or, si nous avions des croyances contradictoires sur certains sujets, alors l'action deviendrait impossible, puisque la même ligne de conduite pourrait être considérée à la fois comme inefficace et comme efficace. Donc, des contradictions dans les croyances produiront des paralysies dans l'action. Et bien entendu, personne ne peut rester paralysé trop longtemps ou trop souvent, sans quoi des problèmes graves vont vite arriver!
Deuxième domaine dans lequel la cohérence semble requise : celui des désirs, valeurs, engagements moraux, etc. Ici aussi, s'il y a contradiction, l'action va se trouver paralysée. Celui qui désire maigrir et qui désire en même temps manger des gâteaux sucrés se trouve dans l'embarras. De même, quelqu'un qui estime qu'il doit être généreux avec les mendiants, mais qui est terriblement avare est aussi paralysé. Donc, ces contradictions doivent être levées, et la personne doit arriver à un ensemble de désirs et valeurs qui soient compatibles, donc qui ne prescrivent pas de lignes de conduites impossibles à réaliser ensemble. Ici aussi, l'identité de l'agent pratique est donc requise. 
Mais alors, après avoir dit un mot des valeurs épistémiques (ne croire que ce qui est vrai, ne pas se contredire, etc.) et des valeurs pratiques (ne désirer que ce qui est bon pour nous, n'agir qu'en traitant bien autrui, etc.), il reste à parler des valeurs esthétiques. Y a-t-il aussi, au plan esthétique, une exigence d'être cohérent? Doit-on être un individu unifié quand on est un spectateur des œuvres d'art? Cette question peut même s'étendre aux expériences esthétiques et pas seulement artistiques, comme par exemple, la vue d'un beau paysage, la déambulation dans une grande ville, la visite d'un château médiéval, etc. 
Tout d'abord, on voit que l'on ne peut pas répondre à la questions des goûts aussi facilement qu'à celle des croyances et des désirs. Car autant des croyances ou des désirs incohérents entraînent à coup sûr des conduites incohérentes, ce qui est une bonne raison de rendre cohérents nos désirs et nos croyances, autant des goûts incohérents ne conduisent pas nécessairement à des conduites absurdes. Après tout, il suffit que ces goûts soient hiérarchisés, pour que les actions soient cohérentes. Mais il n'importe pas que la hiérarchie ait un sens. Par exemple, un individu pourrait hiérarchiser ses goûts filmiques de la manière suivante (je pioche dans les films à l'affiche) : 1) Fast and Furious (un film de voitures viril) 2) Caprice (une amourette délicate) 3) Shaun le mouton (un film d'animation comique). Ainsi, dans les situations où il doit délibérer sur le film à voir, il ne se trouvera pas en situation de contradiction, puisqu'il n'a qu'à choisir le film qu'il préfère, à savoir Fast and Furious. Donc, le problème n'est pas si simple que pour les croyances et les désirs. La cohérence ou l'incohérence n'est pas simplement celle qui vient de l'impossibilité d'agir. 

Mais alors, quel est le problème à aimer en même temps un film de voiture bourrin, vulgaire et défoulant, et une comédie légère et psychologique? Le problème n'est pas dans l'action, mais dans la compréhension, dans l'interprétation. En effet, il ne suffit pas d'établir arbitrairement une hiérarchie de préférences, il faut encore la rendre compréhensible pour les autres, et pour nous mêmes. Être compréhensible requière que les autres puissent comprendre les lignes générales de nos goûts, et que nous-mêmes puissions, confronté à de nouvelles œuvres, avoir des lignes directrices dans nos manières de la juger. En d'autres termes, sans quelques principes minimaux de classement, un individu ne pourrait jamais établir de hiérarchie, et les autres ne parviendraient jamais à comprendre de quelle manière nous hiérarchisons, et ainsi à prédire nous goûts. Certes, l'échec de la prédiction n'est peut-être pas très grave. Par contre que, nous puissions au moins nous-mêmes prendre appui sur quelque chose pour hiérarchiser nos préférences, cela semble indispensable. 
Je serais tout à fait d'accord avec Kant sur la différence entre l'agréable et le beau, qui est établie au début de la Critique de la faculté de juger. Son exemple est le vin des Canaries, qui serait agréable sans être beau. Il me semble aussi qu'une telle différence est légitime. Car certaines choses sont hiérarchisées de manière seulement arbitraire, car on conçoit bien qu'elles dépendent surtout de considérations physiologiques sur lesquelles nous ne pouvons rien. Certains ont une sainte horreur des huîtres, d'autres en raffolent, et il serait absurde de vouloir dégager de grands principes de classement des aliments. Nos goûts alimentaires forment donc une hiérarchie arbitraire. Par contre, en matière esthétique, les œuvres obéissent à des principes généraux de composition, qui sont autant de raisons de les apprécier ou pas, et le jugement ne s'appuie pas sur des critères physiologiques (ou du moins, s'appuie très peu. Je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un qui m'ait dit qu'il n'aimait pas Louis Armstrong parce qu'il ne supportait pas le bruit des trompettes!). Il est donc possible, ici, de fonder une hiérarchie de nos goûts sur des principes généraux. 
Evidemment, comme en morale ou en politique, ces quelques principes généraux ne sont pas invulnérables, et peuvent être révisés en fonction de cas particuliers qui nous semblent prééminents. Quelqu'un pourrait par exemple apprécier surtout la musique classique d'époque romantique, et néanmoins devoir assouplir ce jugement après avoir découvert quelques musiciens baroques. Les principes ne l'emportent donc pas sur les cas particuliers. Mais on comprend qu'il doit se créer une sorte d'équilibre réfléchi entre les œuvres particulières qui nous séduisent, et les jugements esthétiques généraux sur la valeur de tel ou tel domaine ou style artistique.
Ainsi, si je reviens à l'exemple des films, une personne qui dit aimer Fast and Furious et Caprice à la fois devra se justifier, et dire pourquoi elle apprécie des films qui sont manifestement antagonistes. Il me semble que la personne peut employer deux voies différentes : 
1) expliquer ce que ces films ont en commun, malgré leurs différences superficielles, et ainsi, dire pourquoi elle aime ces deux films, et même pourquoi elle range Fast and Furious au dessus de l'autre. Dans ce cas précis, ce n'est pas évident, mais qui sait...
2) admettre que ces films n'ont rien en commun, mais qu'elle a des goûts non conciliables, qu'elle aime à la fois le plaisir de voir de l'action spectaculaire, et de se mettre à la place de personnages plongés dans leur vie amoureuse. 
Evidemment, la voie 1 est meilleure. Mais la voie 2 n'implique pas un échec total. Car donner deux valeurs (ici, l'action, et l'amour), c'est déjà donner certains principes généraux de classement. C'est déjà comprendre assez bien la personne, pouvoir lui faire d'autres recommandations de film. Il en est de même en morale ou en politique : une valeur qui hiérarchiserait toutes les actions serait mieux que plusieurs valeurs, mais à défaut, plusieurs valeurs valent déjà mieux que rien. Une société fondée sur l'égalité et la liberté (par exemple) est une société plus rationnelle qu'une société où les politiques ne dépendent que de décisions arbitraires du gouvernement au pouvoir. Cependant, cette voie 2 ne doit pas être prise trop souvent : si on admet un nouveau principe à chaque nouvelle oeuvre, l'idée d'une cohérence des goûts éclate. En bref, quelqu'un qui aime Fast and Furious devrait aimer Taxi, et quelqu'un qui aime Caprice devrait aimer le Conte d'été de Rohmer. Sinon, la personne devient incompréhensible. 

Je ne dis pas qu'il est facile d'avoir des goûts esthétiques cohérents. Je n'ai même quasiment rien dit sur la manière dont on pourrait les rendre plus cohérents. Néanmoins, il me semble que cela reste une exigence, à la fois parce que les autres peuvent nous demander pourquoi nous aimons telle ou telle chose, ce qui appelle de notre part de faire un travail de critique, et parce que nous-mêmes avons besoin de savoir comment nous aimons ce que nous aimons. Rationaliser vaut à la fois sur le plan épistémique, morale, et esthétique. Rationaliser nos jugements, c'est donner les raisons de nos hiérarchiser, donc dégager quelques grands principes qui nous permettent d'apprécier les œuvres. 

dimanche 26 avril 2015

Rationalisme et empirisme, aujourd'hui.

On affirme souvent que l'époque moderne est le lieu d'un affrontement entre empiristes, parmi lesquels on range Hobbes, Locke, Hume, et les rationalistes, parmi lesquels on trouve Descartes, Leibniz. L'opposition est évidemment un peu simpliste, mais loin d'être idiote, et c'est Leibniz lui-même, dans ses Nouveaux Essais, qui a bien montré qu'il y a un profond désaccord entre lui et Locke. Kant aussi, a participé, dans la Critique de la raison pure, à marquer cette opposition. Je préfère ne pas me prononcer sur l'appartenance de Kant à un camp, car il a critiqué autant l'empirisme que le rationalisme. 
Telle qu'elle a été construite à l'époque, cette discussion oppose un camp pour qui toute la connaissance vient de l'expérience, si ce n'est directement, au moins de manière dérivée, et un camp pour qui la raison est capable de produire seule de nouvelles connaissances. Pour un empiriste, la raison n'apporte pas de nouveau contenu de connaissance, elle ne peut que combiner à sa manière des connaissances acquises empiriquement. Chez Hume, on trouve aussi l'idée que les inférences rationnelles ne sont rien de plus que des inférences acquises par l'habitude d'observer des connexions entre phénomènes, ou bien, pour les inférences les plus abstraites (mathématiques, logique), des inférences tirées de la seule contemplation du contenu interne d'une idée. En bref, la raison ne peut absolument pas apporter de contenu nouveau, et même ses opérations formelles n'ont rien de spécifique, elles sont entièrement déterminées par la nature de l'expérience. Alors que pour un rationaliste, la raison peut apporter a priori un contenu nouveau. Descartes pense que ses méditations métaphysiques montrent qu'un dieu existe, qu'il n'est pas trompeur, que nous pouvons nous fier à notre expérience, qu'il y a deux substances, etc. 
Je ne prétends pas que ce débat soit devenu sans intérêt. On trouve encore aujourd'hui des philosophes qui prétendent pouvoir donner une connaissance métaphysique de la nature, donc une connaissance a priori. Mais je souhaite montrer que la discussion entre rationalisme et empiriste a aujourd'hui un autre aspect. 

Pour être un peu plus précis, l'enjeu de ce post est de distinguer deux débats : 
1) l'opposition entre rationalisme et empirisme.
2) l'opposition entre cohérentisme et fondationnalisme. 
Il faut faire cette distinction, parce qu'il y a une pente glissante qui nous pousse à identifier empirisme et fondationnalisme, ainsi que rationalisme et cohérentisme. Or, cela n'a rien à voir. La première opposition relève de la nature de la connaissance. La seconde opposition relève de la justification de la connaissance. Et ces deux thèmes doivent rester distincts.
Pour cerner la première discussion, je m'appuierai sur L'esprit et le monde, de McDowell, qui situe très bien les enjeux, même s'il lui arrive de mélanger les deux discussions. McDowell se classe lui-même, à raison, avec les empiristes. Et il situe Davidson du côté des rationalistes, à raison, également. Son argument est le suivant : pour que la raison ne soit pas libre de penser n'importe quoi au sujet du réel, il faut que ce réel puisse venir contraindre la raison. En termes quiniens, il faut que l'expérience puisse être un tribunal, qui donne un verdict au sujet de nos croyances. Il faut que nos croyances puissent être réfutées ou validées par l'expérience. Il faut donc que nous puissions dire que ceci ou cela est vrai parce que nous le voyons, ou par "voir", on entend "faire une expérience visuelle". Si l'expérience n'était pas un tribunal, la pensée perdrait tout contact avec le monde, et elle ne pourrait pas être au sujet du monde. McDowell reproche justement à Davidson de ne pas avoir d'explication satisfaisante de la manière dont la pensée arrive à s'ancrer dans le monde. Davidson aurait une conception de la pensée dans laquelle celle-ci n'a affaire qu'à elle-même, et jamais aux faits bruts, au monde extérieur, de sorte que, n'étant contrainte par rien, il lui est parfaitement possible de penser n'importe quoi.
La position de McDowell, représentante de l'empirisme, consiste donc à soutenir qu'un fait naturel, à savoir le contact visuel (ou d'un autre sens) avec un objet empirique peut constituer une justification pour une croyance. La connaissance a pour origine un événement naturel. Et seule cette contrainte venant du monde permet à l'esprit de ne pas tourner à vide.
La position de Davidson, quant à elle, est exposée dans "A coherence theory of truth and knowledge". Ici aussi, je compte dégager le noyau rationaliste du propos, et l'isoler des discussions relatives au cohérentisme. Pour Davidson, l'expérience, en tant qu'il est un phénomène du monde, ne peut jamais constituer une justification de croire. Un fait ne justifie rien du tout. Un fait est là, c'est tout. Un fait peut bien entendu avoir un effet sur notre rétine, sur notre système nerveux, sur notre psychologie toute entière, mais il reste une différence indépassable entre tout ce que ce fait produit, et tout ce que l'on doit penser à son sujet, tout ce que l'on est justifié à penser de lui. La justification des croyances relève d'un ordre complètement distinct des mécanismes causaux produisant en nous tels ou tels effets. Pour Davidson, seule une croyance, donc une entité soumise à des normes de rationalité et à une exigence de vérité, peut servir de justification à une autre croyance. Dire que seules des croyances peuvent justifier d'autres croyances a en effet une apparence cohérentiste. Mais il faut pourtant lutter contre cette apparence trompeuse. L'essentiel de la thèse rationaliste porte sur la nature de la connaissance : une connaissance est une pensée qui a passé l'épreuve de normes rationnelles : une pensée est vraie si elle est rationnellement déductible d'autres pensées qu'on tenait déjà pour vraies, ou bien si son contenu suffit à montrer qu'elle est vraie en vertu des seules lois logiques. 
La position rationaliste de Davidson consiste donc à soutenir que seule la rationalité d'une croyance est un critère légitime pour l'adoption de cette croyance, et que la rationalité doit être prise au sens étroit du terme, à savoir au sens de la satisfaction de règles logiques d'inférence. De sorte que les croyances qui nous viennent naturellement de notre contact physique avec le monde ne peuvent pas être justifiées par leur seule naturalité, elles ne sont pas vraiment des connaissances. La pensée a donc bien sûr des limites, contrairement à ce que soutient McDowell, mais ces limites ne sont pas rationnelles. Elles relèvent des croyances qui, de fait, naissent en nous.
Je résume ce qui me semble le cœur de l'opposition entre empirisme et rationalisme : pour l'empirisme, nous sommes justifiés par l'expérience d'avoir les pensées que nous avons. Pour le rationalisme, seule une justification logique est une justification, et les pensées venant de l'expérience échappent entièrement à la rationalité. 

Le second débat est plus connu. La position fondationnaliste consiste à défendre l'idée que certaines connaissances seraient évidentes par elles-mêmes, et par conséquent qu'elles n'auraient pas besoin d'être justifiées au moyen d'autres connaissances. Alors que la position cohérentiste soutient que les croyances sont toujours justifiées par d'autres croyances, et qu'aucune n'est vraie par elle-même, le seul critère de justification étant la cohérence d'ensemble des croyances. 
Or, il est possible d'être fondationnaliste et empiriste, mais aussi fondationnaliste et rationaliste. Un fondationnaliste empiriste dira que les connaissances acquises par expérience sont évidentes par elles-mêmes. La liste des auteurs ayant adopté cette position est longue. Elle commence avec Hobbes. Mais on peut être fondationnaliste et rationaliste, si on pense que la raison nous dévoile a priori quelques connaissances évidentes par soi, comme l'existence de notre être, la vérité du principe de non-contradiction, ou que sais-je encore. Descartes et d'autres ont cette position.
Et il est aussi possible d'être cohérentiste et empiriste, si on pense, comme Quine (ou Neurath), que l'expérience fournit le socle de toutes nos connaissances, et peut aussi affecter n'importe laquelle de nos autres connaissances, y compris les plus abstraites. La connaissance forme un grand système avec de nombreuses interactions, un réseau, et non pas une pyramide reposant sur des vérités de base non révisables. Enfin, il est possible d'être cohérentiste et rationaliste, comme l'est Davidson, qui refuse absolument l'idée d'un tribunal de l'expérience, qui pense que percevoir quelque chose ne justifie absolument pas la croyance qu'il y a quelque chose, et qui pense que toute croyance ne peut être adoptée que dans la mesure où elle s'intègre correctement dans l'édifice du système de nos croyances. 
En résumé, le débat sur le cohérentisme et le fondationnalisme est un débat sur la justification de la connaissance. Il porte sur l'opposition entre un modèle linéaire et un modèle circulaire de la connaissance. Or, cette discussion est entièrement indépendante du statut qu'il faut accorder à l'expérience et à la rationalité. Je ne dirai rien de plus sur la question du cohérentisme et du fondationnalisme. 

Je reviens par contre à l'empirisme et au rationalisme. La faiblesse de l'empirisme est de passer très difficilement l'épreuve du mythe du donné. Le mythe du donné est un argument de Sellars contre l'idée d'acquaintance, de connaissance directe de quelque chose par l'expérience. Pour Sellars, une expérience sensible n'est qu'un phénomène psychologique, et non pas quelque chose qui relève de l'ordre de la connaissance, donc de considérations normatives. L'expérience produite par un objet sur un individu n'est pas une expérience au sujet de cet objet, et elle n'est pas non plus une connaissance de cet objet. Seule une pensée peut être au sujet d'un objet, et être une connaissance de cet objet. Et pour cela, il faut qu'elle s'inscrive dans un espace différent de celui de la nature, elle doit s'inscrire dans l'espace des raisons. 
Pour le dire autrement, pour être au sujet de quelque chose, une phrase, une croyance doit être une affirmation, et affirmer suppose utiliser des concepts. McDowell admet ceci, et en tire un idéalisme radical. Le monde est toujours déjà conceptualisé, la moindre expérience est déjà conceptuelle, de sorte que tout contact naturel avec le monde est en même temps capable de "jouer un coup" dans l'espace des raisons. Si une impression rétinienne n'était qu'une impression rétinienne, il serait injustifié de croire que, par exemple, cette pomme est verte. Par contre, puisque l'expérience se donne d'emblée comme conceptualisée, que notre expérience est toujours déjà une expérience du vert de la pomme, alors nous sommes autorisés à dire que cette pomme est verte. Alors que si l'expérience nous arrivait non conceptualisée, il semble que l'opération de plaquer des concepts serait totalement arbitraire, injustifiée, et que l'on arriverait à la position que McDowell impute à Davidson, à savoir une pensée qui pense sans entrave, sans limite. 
Le problème de McDowell est évidemment que cet idéalisme est franchement difficile à admettre, et qu'on peut défendre Davidson contre ce dont on l'accuse, ce qui permet de ne pas avoir à recourir à l'idéalisme de McDowell. En effet, que dit Davidson? Qu'il n'y a pas à s'occuper de la manière dont la nature produit en nous des croyances. Ce n'est du moins pas quelque chose qui relève de l'épistémologie, mais seulement de la psychologie. Ce qui par contre concerne la philosophie, c'est que ces croyances doivent être globalement vraies, en raison des conditions d'apprentissage d'une langue, qui suppose qu'une bonne partie des phrases que nous admettons soient vraies (en résumé : nous apprenons ce que signifie des phrases en comprenant ce qui est le cas quand elles sont vraies, ce qui implique que nous ayons globalement ajusté le sens de nos phrases pour les rendre vraies en majorité). Bien entendu, ceci ne justifie aucune croyance particulière. En effet, une justification doit être une raison, et une raison doit être une considération rationnelle, et les seules considérations rationnelles sont des considérations qui relèvent de la logique, donc de la cohérence d'une proposition par rapport à d'autres, ou du caractère tautologique ou contradictoire d'une proposition.
Davidson n'a pas besoin d'être idéaliste, parce qu'il n'a pas besoin de soutenir que l'ensemble de la réalité est toujours déjà conceptualisée. Pour lui, l'application de concepts commence seulement avec l'usage d'une langue, ce qui est une thèse assez modeste et facile à accepter (on peut sans doute la discuter, et admettre que certains animaux aient des capacités conceptuelles, mais c'est beaucoup moins fort qu'admettre la thèse de McDowell sur l'illimitation du conceptuel). Ce n'est donc qu'au sein de pratiques linguistiques que peut se poser des questions de justification. Justifier, c'est utiliser des phrases pour en justifier d'autres. Et seules ces phrases peuvent faire référence à des concepts. Alors qu'une expérience, elle, ne fait aucune référence à un concept, et en cela, je peut jamais rien justifier. Pour qu'une expérience puisse jouer un rôle de justification, il faut que cette expérience soit encapsulée dans une phrase utilisant un ou des concepts. Or, cette opération d'encapsulage n'est pas une opération conceptuelle.

J'espère avoir rendu claire la différence entre la discussion moderne sur le rationalisme, qui porte sur la question de savoir si la raison peut apporter de nouvelles connaissances, et la discussion contemporaine, qui porte sur la question de savoir la raison est la seule source de justification des croyances. Le débat moderne avait tendance à mélanger les considérations sur l'origine et celles sur le fondement. Le débat contemporain sépare mieux ces considérations. Le débat à mon sens le plus intéressant est celui du fondement. Il s'agit de savoir si l'expérience peut être un fondement, ou si la raison seule est un fondement de la connaissance. Il me semble que les arguments de Sellars et de McDowell nous font définitivement pencher du côté du rationalisme. 
Ainsi, ce qui justifie une croyance, c'est la vérité d'une autre proposition. Aucun événement du monde ne justifie quoi que ce soit. C'est le vrai, et non le réel, qui justifie les croyances. 

mardi 7 avril 2015

Erreurs en tous genres

Il est assez tentant, et de fait assez courant, dans les discussions sur le naturalisme et la normativité, d'utiliser la possibilité de l'erreur non pas tout à fait comme un critère (ce qui serait circulaire) mais comme un symptôme de la normativité. En effet, une norme pose un certain critère de réussite, en fonction duquel on peut dire qu'un événement réussit ou échoue. Alors que dans la nature, il n'y a que des causes, qui peuvent avoir lieu ou ne pas avoir lieu, mais pas échouer ou réussir. Ainsi, on peut utiliser assez facilement ce test de la possibilité de l'échec comme critère de démarcation du normatif et du naturel. Par exemple, avoir l'intention de gagner les élections est un phénomène normatif, qui pose un critère de réussite de l'action : si on arrive premier, l'intention est satisfaite. Si on arrive second ou plus loin, l'intention est déçue. De même, ce que l'on veut dire est aussi un phénomène normatif, puisqu'on peut échouer à dire ce qu'on veut dire. On comprend donc que, parmi les phénomènes normatifs, se trouvent en tout premier lieu les phénomènes mentaux, les actions, les discours, donc tout ce qui relève des personnes humaines.
Mais jusqu'où s'étend la normativité, si on utilise ce test de l'erreur? Je voudrais ici montrer que ce test est beaucoup trop souple, et qu'il peut très bien nous amener à mettre n'importe quoi dans le normatif. De sorte qu'il faut s'y prendre d'une toute autre manière, pour distinguer ce qui est normatif et ce qui ne l'est pas. 

Premier moment de mon propos : les causes finales, les fonctions. Une fonction est le fait, pour une structure, de réaliser une certaine opération, opération qui est expliquée en termes d'accomplissement d'un certain but. Par exemple, pour comprendre ce qu'est une montre, on explique que son cadran indique l'heure, puis l'ensemble des rouages sera analysé en fonction de ce but. Peut-on dire d'une montre qu'elle échoue à donner l'heure? C'est évident. Donc, la montre passe le test de l'erreur. 
Et plus généralement, tout objet compris en termes de finalité peut échouer ou réussir à faire ce pour quoi il est fait. Une graine peut échouer à devenir un arbre. Un enfant peut échouer à devenir adulte (mourir). Un téléphone peut échouer à se mettre en communication. Partout où il y a une fonction, donc un but, il est possible qu'il y ait dysfonction, donc but manqué. Pour les vivants, la santé et la maladie, la vie et la mort, forment des pôles. Pour les objets techniques, la bonne marche et la panne forment aussi des pôles.
Pourquoi est-ce possible? Parce qu'au niveau de la structure de l'objet, il se peut que certains phénomènes causaux soient déviants, et entraînent l'objet à accomplir ce qu'il ne devrait pas. Il se peut qu'une pile fatigue, qu'un contact électrique se fasse mal, que la graine ne soit pas suffisamment arrosé, etc. pour que l'effet attendu n'advienne pas. En d'autres termes, quand on parle d'un objet finalisé, les mécanismes causaux qui s'y déroulent sont répartis en phénomènes causaux normaux, et phénomènes causaux déviants.
La finalité qui a lieu dans les montres, dans les graines, et dans les êtres vivants est-il vraiment un phénomène normatif? C'est une question extrêmement embarrassante. En effet, il semble indéniable qu'il faut distinguer l'intentionnel et le fonctionnel (pour quelques développements à ce sujet, voir Dennett, La posture intentionnelle, qui fait aussi cette distinction, bien qu'il soit tenté de parler d'intentionnel pour des objets que l'on rangerait dans le fonctionnel seulement, comme le fameux thermostat). Un individu qui peut être compris en termes intentionnel est un être qui a des croyances, des désirs, des intentions, donc un être qui se représente un but qu'il cherche à atteindre, en récupérant des informations qui lui permettent d'atteindre ce but aussi efficacement que possible. On comprend tout à fait pourquoi les individus ayant des intentions peuvent faire erreur : se fixant consciemment des objectifs, on peut dire si oui ou non ils ont échoué.
Mais pour les objets qui n'ont pas d'intention, mais seulement de fonction, peut-on dire qu'ils réussissent ou échouent? En un sens, oui, mais seulement relativement à nous. Pour les objets techniques, ils font toujours ce qu'ils doivent faire, ils ne font pas d'erreur. C'est seulement que le résultat ne nous convient pas. On est tenté de répondre que la normativité n'est donc pas intrinsèque, mais seulement dérivée du fait que nous avons des buts et voulons utiliser des objets pour les atteindre. Quant aux graines et aux vivants, que dire? Il est certain que grandir et vivre n'est pas relatif aux humains, mais intrinsèque aux êtres vivants eux-mêmes. Est-ce de la normativité pour autant? Vivre et être en bonne santé, est-ce vraiment réussir? Ou bien est-ce seulement nous qui avons une préférence pour les êtres qui croissent, et restent vivre longtemps? Ce n'est pas du tout évident.

Second moment de mon propos : les causes efficientes, les mécanismes. Ici, il semble que nous ne pouvons plus du tout parler de réussite ou d'erreur. Soit une cause est présente et elle produit son effet, soit elle est absente et elle ne produit rien. Mais il n'y a aucun sens à imaginer qu'une même cause produise des effets différents. Je n'ai rien à redire à ceci, si ce n'est qu'il ne s'agit que d'une idéalisation, et non pas d'un jugement inductif. Car ce que nous observons empiriquement, ce n'est certainement pas qu'une même cause produit les mêmes effets. Nos observations sont infiniment plus chaotiques. Ce que nous observons, c'est que nous donnons dix fois le même coup de pied dans le ballon, et que le ballon n'arrive que huit fois sur dix dans les filets (pour un bon joueur de football). Nous faisons trois fois la même recette de cuisine, et la troisième, ça ne prend pas, c'est trop cuit, etc. Ainsi, nous avons reproduit les causes, et nous obtenons pourtant des effets différents. Ce n'est donc qu'au prix d'une certaine idéalisation intellectuelle que nous disons qu'en réalité, les causes étaient différentes, qu'il y a eu de petites différences qui se sont glissées dans la chaîne causale, et qui expliquent que le résultat soit différent. 
Mais si on fait cette idéalisation, alors il y a un sens à parler de réussite ou d'échec. Réussir, pour une chaîne causale, c'est arriver au résultat conforme à ce que l'idéalisation prédit. La recette prédit qu'une cuisson de trente minutes suffit pour le gâteau. On sort le gâteau après trente minutes. Si le gâteau est ben cuit, alors la chaîne causale a été bonne. Sinon, c'est un échec. Je rappelle bien qu'ici, la réussite n'est pas que le gâteau soit bon, mais c'est que le processus causal décrit par la recette soit exactement conforme au processus réel (peu importe la nature du résultat). Ce genre d'idéalisation est bien connu, et a beaucoup été étudié en philosophie des sciences, notamment par Koyré dans ses Etudes galiléennes, Galilée ayant fondé la mécanique sur les mathématiques justement parce qu'il a admis la valeur de l'idéalisation, contre l'ancienne physique plus aristotélicienne que platonicienne. 
Or, sur ce point, je pense que personne ne voudra dire que les phénomènes causaux sont des phénomènes normatifs. Sans quoi tout est normatif et mon problème est réglé, mais pas de la façon la plus intéressante! C'est donc qu'il ne suffit pas d'avoir une norme de description, donc une idéalisation, pour que le phénomène à quoi s'applique cette norme soit normatif. D'ailleurs, on peut généraliser cette notion de norme de description. Tout concept est déjà une norme de description. Ce qui veut dire que tout objet, en un certain sens, réussit ou échoue à être parfaitement conforme à son concept. Mais là encore, difficile de voir quoi que ce soit de normatif dans les choses elles-mêmes. Il y a évidemment un horizon d'attente de la part des individus. Nous construisons des concepts, nous posons des lois physiques abstraites pour nous permettre de mieux comprendre les choses. Et on peut bien dire, métaphoriquement, que les choses échouent à se comporter comme elles devraient. Mais pour parler plus proprement, il faut dire que ce ne sont pas les choses qui échouent, ce sont seulement nos idéalisations qui trouvent leurs limites. Nos concepts ont des bords nets, alors que les objets sont infinis en variété. Nos lois physiques ont la précision mathématique là où les choses ne font que de l'à peu près. 

Que conclure de ce parcours? 
1) Qu'il y a trois registres distincts : le causal, le fonctionnel, et l'intentionnel. Que ces trois domaines passent tous le test de l'erreur. 
2) Que ce sont des considérations philosophiques indépendantes qui nous font exclure le causal du champ du normatif. 
3) Et que ce sont des réflexions philosophiques qui nous font douter de la bonne attitude à adopter au sujet du fonctionnel. 
4) Le test de l'erreur ne sert donc à rien. 
En effet, tout objet, pour l'homme, est objet d'étude, de sorte que la connaissance qu'il en a dépend des concepts qu'il utilise. Or, ces concepts étant des normes, on peut être tenté, et ce serait une erreur, de dire que tout est normatif. Mais ce n'est pas le cas. Les pierres qui tombent ne sont pas normatives, seule la loi de la chute libre est normative, parce que sa violation factuelle n'implique pas sa fausseté, mais implique qu'il faille trouver des explications supplémentaires (les forces de frottement, typiquement). En d'autres termes, la réussite et l'erreur relèvent de notre connaissance des choses, et pas des choses elles-mêmes
Ces dernières remarques peuvent nous suggérer une réponse : que le normatif ne commence qu'avec l'humain, parce que celui-ci a des intentions, et que ce n'est que parce que ces intentions existent que des normes existent. C'est parce qu'il veut connaître qu'il créé des concepts, donc des normes de descriptions. C'est parce qu'il veut être bien qu'il fixe ses désirs, se donne des projets, donc des normes d'action. Indépendamment de cela, tout phénomène paraît aveugle, brut, naturel. Le fonctionnel devrait donc être exclu du normatif, celui-ci ne commençant qu'avec l'intentionnel. 

mercredi 1 avril 2015

Le passé, mesure du possible

En parcourant la presse, on est souvent étonné de la prégnance des propos qui indiquent une évolution, une trajectoire, une histoire. On ne trouvera quasiment jamais d'articles qui titreraient "le sort des plus pauvres est préoccupant", mais plutôt "le sort des plus pauvres s'aggrave". Toute statistique n'est jamais donnée brute, elle est toujours donnée avec les statistiques passées, de sorte que c'est l'évolution plutôt que les valeurs brutes qui est objet d'attention. Un taux de chômage de 10% est très bon si on passe de 11% à 10%, alors qu'il est inquiétant si on passe de 9% à 10%. Bien que la situation présente soit la même dans les deux cas, elle fait l'objet d'une évaluation différente.
Cette attitude qui se fixe sur l'histoire plutôt que la situation présente peut sans doute être comprise en référence aux arguments sur la pente glissante présentés par Bernard Williams (cf. La fortune morale). C'est certain qu'un chômage qui augmente est préoccupant quelle que soit son taux absolu, tout simplement parce qu'il ne faudrait pas qu'il se généralise à l'ensemble de la population. Mais je crois que ce n'est pas l'essentiel. Il me semble que l'on ne fait pas seulement mention du passé pour anticiper le futur (un peu comme si on traçait une courbe à partir des données du passé, pour extrapoler au futur). On le fait avant tout parce que seul le passé permet une bonne évaluation (au sens moral ou politique) de la situation présente.

Je m'explique. La morale et la politique relèvent de la pratique. En d'autres termes, une évaluation morale ou une évaluation politique sont porteuses en elles-mêmes de prescription relatives à ce qui doit être fait ou évité. Quand on juge que la situation économique se dégrade, on estime que le gouvernement doit lancer des mesures, diminuer les taxes, entreprendre de grands travaux, etc. Quand on juge qu'une action est immorale, on prescrit aux autres de ne pas l'accomplir, et on se motive soi-même pour éviter d'être tenté de l'accomplir clandestinement.
Or, pour que quelque chose soit prescrit, il faut que cette chose soit possible. Je renvoie à la discussion sur le principe "devoir implique pouvoir" ("Devoir implique pouvoir"). Même si ce principe n'est au fond pas correct, il est quand même évident que nous ne nous fixons des devoirs moraux ou pratiques que si nous admettons qu'ils sont réalisables. Or, comment être certain qu'une action est réalisable? Justement en faisant appel à l'histoire! Puisqu'une situation a existé dans le passé, alors elle est possible. Le passé est notre mesure de ce qui est possible, et de ce qui ne l'est pas. SI quelque chose a déjà eu lieu, alors c'est possible, si ça n'a jamais eu lieu, alors on ne peut pas dire que c'est impossible, mais nous avons une certaine méfiance sur son caractère réalisable. 
Ainsi, les discours politiques s'appuient sur les données passées avant tout pour montrer, de manière assez rhétorique, que ce qu'ils prescrivent est possible. Dire que le chômage augmente, c'est dire qu'il a été bas, donc qu'il peut redescendre. Par contre, dire seulement que le chômage est élevé, cela pourrait laisser penser qu'il est impossible de le faire baisser. Cela reviendrait à perdre toute la valeur prescriptive du discours, et à être traité d'utopiste. De manière générale, toute personne qui prescrit quelque chose qui n'a jamais été fait sera traité d'utopiste. Car il manque la référence au passé, donc la mesure du possible. 

Bien évidemment, ce genre de raisonnements est logiquement faux. Le champ du possible est infiniment plus large que celui du passé. Il existe un nombre infini d'événements qui n'ont jamais eu lieu et qui auront lieu à l'avenir. De plus, le fait qu'une situation ait existé ne garantit pas du tout qu'elle puisse revenir. Il y a des choses qui sont définitivement passées, il ne suffit donc pas de voir qu'elles ont existé pour qu'il soit raisonnable de prescrire d'y revenir. Si je m'en tiens à mon exemple du chômage, j'ai l'impression que mes contemporains ne croient plus du tout qu'il soit possible de revenir aux temps d'avant la crise pétrolière, où le chômage n'existait pas ou presque. Donc, les gens conviennent que le passé n'est pas exactement le possible.
Pourtant, malgré cette faute de raisonnement notoire, il me semble qu'il y a quand même une certaine sagesse dans cette manière de penser. Car sur quoi appuyer nos intuitions sur le possible? Il n'y a pas grand chose d'autre. Les expériences de pensée sont hautement arbitraires, dès lors qu'elles prétendent prévoir quelque chose qui ne paraîtrait pas évident à tout le monde. Les modèles théoriques scientifiques donnent souvent l'impression de n'être que des extrapolations empiriques au mauvais sens du terme "empirique". Le passé semble en quelque sorte le moins mauvais de nos indices, surtout s'il n'est pas trop éloigné de nous, et que nous ne voyons pas entre lui et nous de changements qualitatifs majeurs (la crise pétrolière de 1973, par exemple, est justement vue comme ce changement qualitatif majeur, qui restreint le champ du possible pour nous). 
Ces manières de penser ont une conséquence : elles sont assez massivement conservatrices. Même les engagements qui se disent progressistes se soucient généralement davantage de l'augmentation de la pauvreté que de la pauvreté elle-même. Tout se passe comme si l'enjeu était de revenir à un point de départ historique qui nous convenait, et dont on sait, qu'au moins, il est possible. Alors que lutter contre ce qu'on trouve anormal absolument parlant, c'est prendre le risque de se battre contre une nécessité inéluctable. Si l'invective d'utopiste est si constamment utilisée, c'est donc pour une raison de fond : nous sommes à peu près tous obligés d'être conservateurs quand nous jugeons de ce qui est possible.

Comment donc sortir de ces conceptions conservatrices, si c'est possible? Oui, ça l'est, et il faut admettre, en politique comme en morale, la très grande utilité de l'essai. Pour savoir ce qui est possible, la meilleure chose à faire est d'essayer. Si cela marche, c'est possible, si ça ne marche pas, c'est impossible (ou du moins compliqué). Cette idée n'est guère nouvelle. Il n'y a pas un texte de Dewey où il ne rappelle la valeur éducative, cognitive, et pratique de l'essai. Pourtant, comment ne pas voir que ces textes sont maintenant bien vieux, mais que la méthode consistant à essayer pour voir si c'est possible n'est pas couramment employée? Dire qu'elle ne l'est jamais serait faux. On l'utilise en médecine. On le fait aussi un peu dans la branche expérimentale de l'économie (je pense notamment à la branche qui utilise de manière systématique les méthodes statistiques de contrôle (essais randomisés en double aveugle). Mais en politique, et en morale, quelle pauvreté!
Les questions où le conservatisme (donc l'idée que le passé est la mesure du possible) est le plus prégnant et le plus scandaleux, concernent les mœurs, la bio-éthique, etc. Ceux qui refusent le mariage homosexuel ou les mères porteuses le font essentiellement au nom de l'argument selon lequel ça n'a jamais été fait, et donc que c'est impossible (par "impossible", comprenez : "qui mènerait l'humanité assez rapidement à sa perte"). Et ceux qui sont pour répondent en employant plein d'arguments abstraits, de théories alambiquées, et d'exemples pris dans des civilisations exotiques. Pourquoi ne pas plutôt essayer? Il ne coûte pas grand chose d'essayer certaines pratiques, en les limitant en extension, pour voir ce qui arrive. De cette façon, le champ du possible serait mieux délimité, au lieu de vouloir le tracer à coups d'arguments a priori ou de propos conservateurs sur la nature humaine.