samedi 21 décembre 2013

La culture est-elle inégalitaire?

On trouve chez les sociologues marqués par la pensée de Bourdieu, autant chez ceux, souvent à droite, qui s'y opposent, l'idée que la culture est par essence élitiste, inégalitaire. 
Les sociologues d'inspiration bourdieusienne emploient la notion de capital culturel. Ceci leur permet d'affirmer : 
- que les ressources culturelles ne circulent pas en abondance, mais qu'il y a une certaine rareté qui justifie l'accumulation.
- que les individus disposent de ressources en quantité variable, et que ceux qui ont plus de ressources ont un avantage sur ceux qui en ont moins.
- que ces ressources n'ont pas toutes la même valeur qualitative, de sorte que l'individu ayant le plus grand capital n'est pas nécessairement celui qui a le plus grand nombre de ressources, mais celui qui détient celles qui ont la plus grande valeur.
-que les individus peuvent accroître leur capital par un travail approprié (aller à l'école, fréquenter des personnes cultivées, etc.).
- que les individus peuvent échanger leur capital culturel contre des ressources d'un autre type, telles que des relations sociales (capital social), du prestige et du pouvoir (capital symbolique) ou de l'argent (capital économique).

Les opposants à Bourdieu, plus conservateurs, acceptent les éléments indiqués ci-dessus. Leur principal point de désaccord vient de l'origine de la valeur des biens culturels. Pour un bourdieusien, la valeur des biens vient principalement du statut social de ceux qui les produisent. Un bien ayant une haute valeur est un bien valorisé par les personnes ayant le plus haut capital culturel. D'un point de vue strictement logique, il y a bien évidemment un paradoxe dans une telle conception (cette contradiction logique est celle du baron de Munchausen qui s'extrait des sables mouvants en se tirant lui-même par les cheveux). En effet, la valeur des biens est fixée par ceux qui ont le plus de biens, ou les biens ayant le plus de valeur. Mais pour reconnaître ceux qui en ont le plus, il faut bien être capable d'identifier séparément la valeur des biens. Ici réside la contradiction : pour fixer la valeur des biens, il faut identifier le statut des personnes, mais pour identifier ce statut, il faut fixer la valeur des biens. Néanmoins, cette contradiction se résout comme toutes les autres : par la dimension temporelle, et par le de va-et-vient. Les personnes les plus renommées créent la valeur, mais ces valeurs préexistaient suffisamment pour permettre de reconnaître ces personnes-là.
Au contraire, pour un conservateur, ce sont les biens qui ont une valeur par eux-mêmes, indépendamment des rapports sociaux, des personnes influentes. La culture est donc une succession de géants, qui produisent des œuvres qu'on appelle des sommets, et qu'il convient d'étudier, lire, méditer, avec une piété religieuse (et des nains qui produisent des biens sans valeur). La valeur des personnes dépend donc seulement des ressources culturelles dont elles disposent. Leur valeur est donc objective, et ne dépend pas des jugements sociaux sur eux. 

L'opposition fondamentale réside donc entre ceux qui placent la valeur culturelle dans un aspect extra-culturel, et ceux qui donnent de l'autonomie à la culture, de sorte que la valeur des biens culturels ne dépend que de critères internes au type de biens culturels considérés. Autrement dit, et très grossièrement, pour un bourdieusien, un œuvre d'art contemporain est bonne parce que les galeristes renommés et les commissaires d'exposition sont prêts à payer chers pour la vendre ou l'exposer; pour un conservateur, une œuvre d'art contemporain est bonne parce qu'elle innove au point de vue formel, qu'elle traite son sujet avec finesse, pertinence, etc.
Je voudrais montrer que ces deux conceptions, malgré leurs différences, font une erreur commune, les conservateurs parce qu'ils ne voient pas que l'origine de la valeur culturelle ne vient pas de la culture elle-même, mais bien de la société, et les bourdieusiens parce qu'ils ne voient pas que ce même constat implique que la valeur culturelle n'en est pas vraiment une, mais est seulement une valeur sociale. Autrement dit, il n'y a pas de capital culturel, il y a seulement un capital social (et symbolique). Je voudrais donc montrer que la culture n'est pas inégalitaire, c'est seulement la société qui est inégalitaire, et c'est seulement la confusion du culturel et du social qui explique cette croyance partagée en la dimension inégalitaire de la culture.

Pour bien comprendre la nature de la difficulté, il faut d'abord parler de ce qu'est une société, une communauté et une culture. Une communauté est un groupe lié par une culture commune. Dans celle-ci, les individus se comprennent, parlent ensemble, ont les mêmes coutumes, valorisent les mêmes choses. Au sein d'une communauté, les individus sont égaux. Puisque tous ont les mêmes idées et valeurs, il n'est pas possible de les classer. Et toutes les choses qui sont tenues pour inférieures n'appartiennent pas à cette communauté, mais aux autres. L'inférieur est étranger à la communauté, et non pas au sein d'une communauté. Autrement dit, l'inégalité se définit par le rapport entre deux communautés (ou plus), et pas au sein d'une seule. Quant à la société, elle n'a pas vraiment de culture commune. Elle est seulement le lieu de rencontre entre communautés. Pour que cette rencontre ait lieu, il faut bien entendu que certains éléments culturels soient communs (la langue, en priorité, quelques idées et valeurs communes, etc.). Mais justement, ces points communs sont ceux qui ne font pas l'objet des inégalités culturelles. Car l'inégalité est toujours une inégalité de possession.
Ainsi, ce que l'on appelle inégalité culturelle est d'abord une inégalité entre classes sociales. C'est parce qu'il y a des catégories sociales distinctes, ayant chacune leur culture, qu'il y a aussi des inégalités, parce que ces classes sociales sont inégales, dans leurs rapports de force au sein de la société. Pour qu'une différence entre cultures puisse se traduire en termes d'inégalités, il faut donc déjà que ces classes sociales soient hiérarchisées, sinon, les différences resteraient des différences. Ou bien, chaque communauté classerait les autres comme inférieures, mais nous resterions dans le relativisme absolu, sans possibilité d'établir une commune mesure. Pour que la société soit réellement structurée selon des inégalités, il faut donc qu'une classe domine, et qu'elle impose sa culture comme celle qui doit dominer. Qu'est-ce qui justifie ces propos? Dans une communauté, les biens culturels tenus pour inférieurs ne circulent pas. L'amateur d'opéra n'écoute pas de rap (je me place sur le plan des principes, car évidemment, en réalité, la plupart des individus croisent les influences). Donc cette communauté n'a pas les moyens de hiérarchiser. De même, dans la communauté des amateurs de rap, on n'écoute pas d'opéra, donc, là aussi, la hiérarchie est impossible. De toutes façons, même en tenant compte des individus réels, qui appartiennent à plusieurs communautés et peuvent donc les comparer, cela ne résout pas les conflits de valeur entre ces cultures. Si un amateur de rap écoute de l'opéra, cela ne permet pas de déterminer s'il faut placer l'opéra au-dessus du rap, ou l'inverse.

Les inégalités de force entre communautés ne peuvent donc pas être culturelles, car chaque communauté n'a pas les moyens d'évaluer les ressources culturelles qu'elle tient pour inférieures. Les inégalités ont une autre origine. Celles-ci sont ou bien économiques, ou bien sociales, ou bien symboliques. Les inégalités culturelles ne font que refléter les inégalités sociales. La culture dominante est celle des classes dominantes, parce que les cultures, par elles-mêmes, ne dominent pas. La culture, par définition, est commune, partagée, donc égalitaire. C'est seulement l'existence des classes, et des stratégies individuelles pour se hisser aux classes dominantes, qui explique que les cultures se soient trouvées hiérarchisées. Pour appartenir aux classes supérieures, il faut ressembler aux individus des classes supérieures. Pour cette raison, il faut partager leur culture. Mais leur culture n'est pas supérieure, elle est seulement autre.


lundi 9 décembre 2013

Le bonheur réside-t-il dans le cumul des plaisirs?

Une vie heureuse est certes faite de bons moments. Plus ces moments sont nombreux, plus la vie est bonne. Une vie faite de moments intenses, mais entrecoupés de très longs moments d'ennuis, ou de souffrance, est toujours moins enviable qu'une vie plus riche, où les bons moments sont plus fréquents. Ceci, personne ne le contestera. Pourtant, je voudrais montrer dans cet article que cette conception du bonheur comme résultant d'une somme de bons moments ne marche pas, si on cherche à rendre cette conception suffisamment rigoureuse.

Dès lors qu'il est question d'évaluer la valeur d'une vie, ce qui est le but de la notion de bonheur, il nous faut disposer d'une unité de mesure. On appellera plaisir cette unité. Je laisse de côté toutes les critiques possibles portant sur l'unité de cette notion. Il me semble en effet absurde de regrouper sous ce même terme des activités aussi différentes que manger une tarte aux pommes, rire avec ses amis, jouer au football, ou lire un roman. J'aurais tendance à limiter la notion de plaisir à celui qui est de nature organique, corporel. Néanmoins, je ne tiendrai pas compte de cette objection, et ferai comme si on pouvait tenir le plaisir pris à toutes ces activités pour homogène.
En effet, il est nécessaire que les différents types de plaisirs puissent être additionnés, et c'est pourquoi leur homogénéité est importante. Nous parvenons ainsi à une théorie de la mesure du bonheur par le plaisir. Chaque moment de vie est évalué selon le plaisir qu'il suscite, et la quantité de plaisir est ensuite additionnée aux autres quantités de plaisir que chaque autre moment de vie nous a apportées. Il ne reste plus qu'à mettre en rapport la quantité effective de plaisir pris durant notre vie, avec la quantité possible de plaisir, pour évaluer si notre vie est heureuse ou malheureuse. L'idéal est la vie dans laquelle chaque moment de vie est occupée par l'activité qui produit le plus de plaisir. Cet idéal est sans doute inaccessible, mais sert de repère. En voyant tout ce que nous aurions pu faire, sans l'avoir fait, nous avons une idée de la valeur de notre vie.
J'en viens maintenant au point le plus crucial. Pour que ce calcul des plaisirs puisse être fait, il est nécessaire d'adopter une thèse atomiste, ou réductionniste, c'est-à-dire une thèse qui considère que la valeur du tout est égale à la somme de la valeur des parties. Autrement dit, la quantité de plaisir produite par une activité est la même quelles que soient les autres activités de la personne, cette quantité est indépendante du contexte. Ceci s'oppose donc à l'idée que l'intensité du plaisir serait variable selon ce que l'on a fait avant, ce que l'on pense faire après, de la manière dont nous nous fixons un projet de vie, etc.
Pour que la réfutation d'un tel atomisme ne soit pas trop facile, cette conception doit s'enrichir de considérations marginalistes. Il lui faut une théorie équivalente à ce que l'on trouve en économie sous le nom d'utilité marginale décroissante; sauf qu'ici, on ne parle pas d'utilité mais de plaisir. On admettra donc que le plaisir pris à une activité décroît progressivement avec le temps et la répétition. Cette petite sophistication me paraît acceptable sans modifier le fond du débat, et c'est pourquoi il faut en tenir compte. D'ailleurs, malgré le jargon issu de l'économie du XIXème siècle, c'est une très vieille idée, que l'on trouve chez Platon, ou Épicure : le plaisir est compensation d'une peine, donc sa puissance décroît au fur et à mesure que la peine disparaît. Si l'on poursuit l'activité plaisante au-delà de la suppression de la douleur, cette activité cesse d'être plaisante, et peut même devenir douloureuse. Le plaisir de manger est un paradigme : celui qui mange au-delà de la faim n'a plus de plaisir, et finit même par avoir la nausée...
Je résume : le bonheur est fait d'un cumul des plaisirs. Plus la somme est élevée, plus nous sommes heureux. Il nous faut donc toujours choisir, entre deux activités, celle qui est la plus plaisante. Et puisque le plaisir décroît avec le temps, il nous est nécessaire de changer parfois d'activité. Néanmoins, tant que le plaisir d'une activité n'est pas devenue inférieur au plaisir d'une autre, il n'y a aucune raison de changer.

J'en viens maintenant à la critique.
Cette théorie atomiste aboutit assez curieusement non pas au pluralisme, mais au monisme. En effet, si, à chaque instant, il faut choisir l'activité qui suscite le plus de plaisir, notre vie risque d'être exagérément monotone. Admettons, en bon platonicien, que faire de la philosophie soit notre plus grand plaisir. Alors, toute notre vie doit y être consacré, et toutes les autres activités humaines doivent être abandonnées. On ne conservera des activités extra-philosophiques que celles qui sont nécessaires pour rester en vie : manger, boire, dormir. Tout le reste ne présente plus d'intérêt. En effet, lire un roman est plaisant, mais moins que lire Platon. Donc, il faut abandonner ce roman et lire le philosophe grec. Voir ses amis est plaisant, mais toujours moins que discuter du pragmatisme de James avec un spécialiste de cette question. Etc. Ainsi, c'est le fait d'évaluer chaque activité séparément, et non par sa place au sein d'une vie, qui produit cette monotonie. Puisque nous devons toujours prendre l'activité la plus plaisante, et puisque le classement ne varie pas (il est fixé indépendamment de la tournure que prennent nos vie), alors nous faisons toujours la même chose.
Or, il me semble que cette indépendance par rapport au contexte est indéfendable, justement parce qu'elle aboutit à nous faire choisir des vies exagérément unifiées. La thèse du plaisir marginal décroissant n'est pas suffisant pour capter cette idée. Et même, je dirais qu'elle est fausse dans bon nombre d'activités. Autant elle marche très bien pour ce qui relève du corps, autant elle marche plutôt mal pour les choses de l'esprit. Plus on fait une activité, plus on devient habile, compétent, plus nous comprenons ce que nous lisons ou voyons, et plus nous tirons de plaisir à poursuivre cette activité. Qu'on ouvre donc un livre de philosophie la première fois de notre vie : on y trouve des idées intéressantes, mais au prix d'une grande souffrance, et les propos ne font pas écho à grand chose en nous. Au contraire, avec plus de lectures à son actif, nous faisons des ponts avec beaucoup d'autres textes, nous lisons facilement, nous avons le plaisir de la compréhension. Il me semble donc que le plaisir est croissant, et non pas décroissant.
Je reviens au thème de l'unification de nos vies. Une vie humaine possède plusieurs dimensions. Il me semble que l'on peut en isoler trois : une dimension corporelle, une affective, et une intellectuelle. Mon opposant accepterait ceci, mais ajouterait qu'il faut choisir la dimension qui nous apporte le plus de plaisir. Si nous aimons la philosophie, il faut en faire le plus possible, et négliger son corps et ses affects autant qu'il est possible (donc, ne pas dépasser le point où cette négligence diminuerait le plaisir pris à la philosophie). Or, il me semble que c'est une erreur. Parce que cela revient à dire que deux dimensions sur les trois qui constituent l'humanité peuvent être abandonnées totalement, ou réduites à de simples moyens en vue de la troisième, plus plaisante. Cela me semble inacceptable. Chacune de ces trois voies doit être prise, et aucune vie ne serait heureuse si elle oubliait l'une d'elle. Autrement dit, il faut choisir le pluralisme plutôt que le monisme, la diversité des biens plutôt que le même bien ultime en permanence.
Présentée ainsi, ma défense du pluralisme est encore arbitraire. Pourquoi faudrait-il adhérer à ce que je propose? C'est justement le refus de l'indépendance au contexte qui est le meilleur argument. En effet, comment ne pas voir que chaque choix de vie a un effet sur les autres dimensions de nos vies? S'isoler pour réfléchir, c'est toujours renoncer aux plaisirs du corps et aux sentiments sociaux. Avoir des amis, c'est toujours renoncer aux plaisirs du corps, et à la pensée. Passer son temps à entretenir son corps se fait aussi au sacrifice des relations humaines et de l'intelligence. On ne peut jamais vraiment cultiver les trois à la fois, on ne peut que passer rapidement de l'un à l'autre (le festin avec ses amis, pris en discutant de sujets sérieux me semble l'activité qui se rapproche le plus de cet idéal. C'est pourquoi, plus une activité devient exclusive, monomaniaque, plus nous passons à côté d'excellents moments, donc plus notre vie perd sa valeur. Mais le manque ne naît pas du temps qui passe (comme dans la théorie du plaisir marginal décroissant), il naît du fait que nous faisons des choses qui relèvent d'une autre dimension de la vie. On peut vivre heureux sans faire de philosophie, si, par exemple, nous écrivons de la littérature. Par contre, le fait de s'enfermer chez soi pour écrire des livres rend le besoin de voir des amis d'autant plus fort. C'est donc bien en cela que l'indépendance par rapport au contexte doit être abandonnée. Les dimensions de la vie sont en interaction, plus nous investissons dans l'un, plus le plaisir pris aux autres augmente. Donc, plus nous devenons monomaniaques, plus nous gâchons nos vies. Plus nous maintenons l'équilibre entre ces composantes, plus nous sommes heureux.

Ainsi, notre image du bonheur doit être changée. Elle n'est pas une somme, mais un équilibre. La difficulté de la vie bonne n'est pas forcément dans le fait de vivre des moments agréables, mais plutôt dans le fait de garder un bon rapport entre les différents types d'activités. C'est la qualité de l'équilibre qui fait l'intensité de chaque moment, on ne peut pas évaluer celle-ci indépendamment de celui-là. Bien entendu, comme je l'annonçait au début de cet article, plus la balance est chargée de bons moments, plus nous sommes heureux. Mais le bonheur total ne consiste pas seulement à charger la balance, mais à s'assurer de son équilibre. Si elle ne l'est pas, même ce qui serait, absolument parlant, une bonne chose, devient nuisible. 
Le bonheur est un juste milieu entre deux extrêmes : d'un côté l'absence totale d'unité, une vie qui part dans tous les sens, qui s'affole donc de la perte du sens; de l'autre l'excès d'unité, une vie monotone, qui oublie les multiples dimensions de la vie humaine, et réduit tout à l'une d'entre elles.


jeudi 5 décembre 2013

Le spectateur impartial et l'égoïsme

Les jugements moraux ne s'adressent pas en priorité à nous-mêmes. Le plus souvent, ils viennent des autres, qui nous rappellent à nos obligations. Pas besoin d'être un adepte de Levinas pour comprendre cette évidence. La forme de la morale est d'abord l'indignation d'autrui devant nos actes, et la prescription d'agir autrement que ce que l'on a fait. C'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut pas suivre Levinas jusqu'au bout, lorsqu'il fait de l'interdit du meurtre le fondement du rapport aux autres. Jamais personne ne nous a rappelé qu'il ne fallait pas tuer, tout simplement parce que nous n'avons jamais tué (ce "nous" exclut les meurtriers, bien évidemment, c'est-à-dire la quasi-totalité d'entre nous). Nous comprenons bien que nous ne devons pas le faire, bien qu'on ne nous l'ait jamais dit explicitement. On ne formule explicitement une règle morale que si elle a été transgressée. Et ce sont les autres qui la formulent, parce qu'un individu seul n'aurait pas naturellement tendance à se reprocher quoi que ce soit. Certes nos sociétés s'appuient sur le sentiment de culpabilité, mais celui-ci doit être cultivé, et n'est pas inné chez les individus (comme le montrent les travaux d'anthropologie, pour qui, si toutes les sociétés cultivent la honte auprès d'autrui, seules certaines sociétés cultivent la culpabilité face à soi-même).

Ce sont donc les autres qui nous jugent pingres, malveillants, impolis, menteurs, envieux, etc. Tous les jugements négatifs peuvent se ramener, si l'on admet que l'on ne fait jamais le mal pour le mal, pour le plaisir gratuit de détruire et de nuire, à de l'égoïsme. Est égoïste celui qui néglige les autres, qui prend plus que ce qui lui est dû, qui tente d'utiliser les autres comme des moyens pour son bien-être personnel, etc. Je prétends donc que, sous une forme ou une autre, toute immoralité réside dans l'égoïsme, et que réciproquement, toute moralité réside dans l'altruisme. 
Ruwen Ogien distingue morale minimale et morale maximale, la seconde contenant des devoirs envers soi-même. Il souhaite limiter la morale à proprement parler à la morale minimale, celle qui concerne le rapport à l'autre, et affirme donc que le rapport à soi-même est moralement neutre. Chacun est parfaitement libre de faire ce qu'il veut de lui, sans qu'un blâme moral puisse lui être fait. Cette conception, qui paraît avoir pour elle le bon sens, n'est en réalité pas si facile à défendre. Il est très difficile de distinguer ce qui relève vraiment du rapport à soi, et ce qui, en réalité, relève aussi du rapport à l'autre. Pour donner un exemple, quand je me laisse aller et que je bâcle les cours que je donne à mes élèves, Ogien dirait que cela ne concerne que moi et ma paresse. Mais il me semble qu'en faisant cela, je nuis aussi à mes élèves, en ne leur donnant pas les cours auxquels ils peuvent prétendre. J'aurais donc tendance à dire que, dès lors que nous sommes en société, et que nous avons en permanence des rapports de dépendance aux autres, il n'est plus possible de distinguer ce qui ne concerne que nous-mêmes, et ce qui concerne les autres. Il n'y a aucune activité qui n'ait pas un effet plus ou moins direct sur les autres et sur l'état de sa société. Pour prendre un exemple typiquement libéral (et le retourner contre les libéraux), je peux très bien m'estimer pénalisé si toutes mes relations passent leur temps à se droguer (pour un libéral, la drogue doit être en vente libre), plutôt qu'à jouer du violon, bricoler des moteurs de voiture, ou aller à des expositions de peinture. Il faut être absolument fou pour dire : "les autres peuvent vivre comme ils veulent, ça ne me regarde pas ; moi, je me livre aux activités qui me plaisent". Car on ne risque pas d'arriver à faire quoi que ce soit, si on ne peut pas compter sur l'aide de professeurs, sur des amis pour faire les choses avec nous, des rivaux pour nous stimuler, etc.
J'en viens donc à ce que je voulais montrer : toute immoralité est une forme d'égoïsme, de négligence de l'autre, que l'on néglige des devoirs qui visent directement les autres (être courtois, honnête, partager ses biens, etc.) ou que l'on néglige des devoirs qui visent plutôt nous-mêmes (être courageux, chercher à apprendre, etc.). On ne peut certes pas régler son existence sur les besoins des autres. Il serait absurde de se forcer à jouer du piano parce que c'est ce que le public veut, alors que l'on rêve de jouer du violon. Il y a donc une certaine autonomie à trouver vis-à-vis des autres. Mais cette autonomie ne doit pas aller jusqu'à l'indifférence complète de notre effet sur eux. Autrui a un certain droit sur nous. Négliger ce droit, c'est cela, être égoïste. Il faut d'ailleurs relever la réciproque : ne pas faire jouer les droits que nous avons sur les autres, c'est aussi une forme d'égoïsme. Nous avons une prétention légitime à demander aux autres de nous aider, de nous donner, de tenir compte de nous. Renoncer à cette prétention, c'est égoïste, car c'est l'attitude exactement réciproque de celui qui refuse de concéder quoi que ce soit aux autres.
J'insiste sur le fait que ce droit que nous avons sur les autres doit être dosé avec soin. Il ne saurait se contenter du fait que l'égalité règne. Un monde dans lequel chacun a des droits considérables sur les autres, mais où réciproquement, les autres ont aussi des droits considérables sur chacun, ce monde serait assez détestable, car il nous obligerait à modifier de manière considérable nos désirs. Inversement, un monde dans lequel personne ne peut quasiment rien demander à personne d'autre serait tout aussi invivable. Nous ne parviendrions jamais à rien.  Il y a donc un équilibre à trouver, l'égalité ne suffit pas. Tout ceci est assez informel mais il ne me semble pas possible de faire mieux (un problème voisin se pose lorsque l'on essaie de faire passer des devoirs héroïques pour des devoirs ordinaires; l'utilitarisme, par exemple, exige que nous donnions aux pauvres tout l'argent dont nous disposons en plus, parce que cet argent sera mieux utilisé, en vertu du principe d'utilité marginale décroissante de l'argent. Dans cet exemple du don, il me semble que la règle du juste milieu, évalué informellement, est bien meilleur. Ne rien donner est égoïste, tout donner est d'un niveau de sainteté inhumain, donner un peu est la meilleure chose)

Après ce très long préliminaire, j'en viens maintenant à l'objet de cet article, à savoir le spectateur impartial. Cette idée appartient à la philosophie morale anglaise du XVIIIème. Elle sert à donner un procédé pour déterminer objectivement, de manière aussi neutre que possible, ce qui est bien ou mal en moral. Est bien ce qu'un spectateur impartial juge bien, car un spectateur ayant des intérêts en jeu risque de mal juger, à cause de son implication. On ne peut être juge et parti, dit-on familièrement. Le spectateur impartial est un juge pur, quelqu'un qui n'a ni à gagner ni à perdre dans un jugement. C'est pourquoi son jugement serait objectif.
Or, comment juge-t-on impartialement de l'égoïsme ou de l'altruisme d'un homme? C'est malheureusement quelque chose qui est conceptuellement impossible. En effet, pour juger un homme, il faut appartenir à sa communauté, partager ses valeurs, sans quoi le jugement ne serait pas informé, pas légitime. Les ethnologues sont un cas particulier. Ils semblent comprendre une société, sans pour autant y appartenir. Mais justement, ils n'ont pas le pouvoir de juger les individus de la société qu'ils étudient. Et s'ils sont capables de prévoir que la société qu'ils étudient aurait jugé un individu ainsi ou ainsi, ils ne montrent même pas par là qu'ils comprennent les valeurs d'une société et les partagent. Ils montrent seulement qu'ils sont capables de décrire des réactions collectives à certains comportements individuels. Ils décrivent, ils ne jugent pas. Du moins, c'est l'interprétation positiviste du travail des ethnologues. On peut en avoir une autre interprétation, plus compréhensive, herméneutique. Dans celle-ci, le travail des ethnologues consiste à se plonger dans une culture jusqu'à en partager les modes de pensée, les comprendre. Et en ce qui concerne les valeurs, toute compréhension est une adhésion. Comprendre la virginité, la chasteté, le courage guerrier, la piété, et autres valeurs qui n'ont plus cours chez nous, c'est parvenir à se décentrer, à quitter sa culture, et à comprendre une culture qui n'est pas la nôtre. Bien entendu, on peut toujours, au final, rejeter cette culture et ses valeurs. Mais tant qu'on l'adopte, on adhère aussi à ses valeurs. La comparaison avec la langue me semble valide. On peut très bien avoir une préférence pour le français plutôt que, disons, pour le globish. Il n'empêche que, si on adopte le globish, le gouvernement des hommes ne se dit pas "gestion", ou "direction", mais "management". De même, si on adopte le perspective des sociétés traditionnelles, on est aussi obligé d'utiliser et de valoriser les concept de virginité, chasteté, etc.
Lorsqu'il est question d'égoïsme, la nécessaire appartenance du juge à la communauté de la personne jugée est problématique. Car alors, traiter quelqu'un d'égoïste revient à dire que cette personne ne fait pas assez d'efforts envers les autres, donc directement ou indirectement, envers nous-mêmes. Nous y gagnons à ce que les autres soient altruistes, parce que cela nous permet de satisfaire notre propre égoïsme. C'est pourquoi l'injonction à être altruiste ne saurait être désintéressée. Et il devient impossible, du juge ou de la personne jugée, de dire laquelle des deux est égoïste. Qui l'est? Celui qui ne pense qu'à lui, ou celui qui reproche aux autres de ne pas assez penser à lui? Si le spectateur impartial existait, ce problème pourrait être tranché. Mais puisqu'il n'existe pas, les reproches d'être égoïste engagent les rapports de force entre personnes. Celui qui est le plus convaincant l'emporte, c'est-à-dire, souvent, celui que la société considère comme en situation plus légitime que l'autre.

Je ne dis pas que les reproches d'égoïsme sont absolument impossibles, mais au moins qu'il nous faut avoir un soupçon généralisé envers eux. Il nous faut nous méfier de nos jugements envers les autres. Parfois, nous sentons que nous avons des revendications envers eux, mais nous avons quand même l'impression d'être objectifs. C'est délicat.
Et plus généralement c'est l'habitude, dont la philosophie abuse, d'adopter des postures surplombantes qui doit être mise en question. Les philosophes se mettent trop souvent dans une posture où l'erreur a été éliminée, ou les cas ambigus n'existent plus, où les auteurs n'ont plus le moindre intérêt humain à la prise de parole.
Les hommes ordinaires se font passer pour des anges, les philosophes pour des purs esprits.

dimanche 3 novembre 2013

La réalité est-elle une construction?

Goodman, dans Manières de faire des mondes, affirme que nous construisons des mondes, aussi bien par des théories scientifiques, par des œuvres d'art, que par nos discours ordinaires. Lorsque nous manipulons des concepts, nous retenons et relevons certains traits de la réalité, et nous les mettons en relation avec d'autres, d'une manière originale. Ce genre d'idées n'a rien de très nouveau, puisque Kant considérait aussi que la réalité empirique n'existe que parce que le sujet applique des concepts à des données sensibles. La seule différence, qu'il faut ici relever, est que Goodman refuse de hiérarchiser ces constructions humaines, et met sur un même plan les théories scientifiques, qui ont une prétention à la vérité absolue, et les créations artistiques, qui peuvent très bien assumer leur statut de fiction (tout particulièrement les œuvres romanesques). Autrement dit, l'idée forte de Goodman est qu'aucun monde n'a de priorité ontologique sur les autres. Aucun des mondes n'est le vrai monde, qui serait là indépendamment de nous, et à partir duquel nous construirions tous les autres mondes, qui eux, n'auraient que le statut de construction humaine. Goodman ne dit certainement pas que tous les mondes se valent. Il y a de multiples critères qui permettent de distinguer des versions du monde fantaisistes, incohérentes, et d'autres qui sont solides et qui révèlent des choses profondes sur notre existence. Il ne s'agit pas de tomber dans le relativisme complet, qui dirait que tout est vrai, ou même seulement qu'il suffit qu'un propos soit cohérent pour qu'il soit vraisemblable. Néanmoins, parmi les mondes solides, aucun n'a de privilège. On peut donner autant de poids au modèle standard de la mécanique quantique qu'à Don Quichotte, parce que les deux, chacun à leur manière, dit vrai. 
Je voudrais modérer ces affirmations et montrer que l'idée de construction de monde n'en est une très bonne que si on lui donne des limites précises. La tentative de Goodman de généraliser la construction de mondes, au point de faire de tous les mondes sans exception des constructions, cette tentative aboutit à la perte complète du sens même de cette idée de construction. Dit très grossièrement, si tout est construction, alors plus rien ne l'est. Je voudrais donc montrer qu'un monde jouit d'un privilège sur tous les autres, et que de ce monde, on ne peut pas dire qu'il est construit, mais seulement qu'il est déjà là, qu'il est un donné. Et c'est pourquoi il faut bien le tenir pour la réalité. 

Avant de commencer, je voudrais brièvement rappeler la différence que fait Goodman entre une version du monde, et le monde lui-même. La distinction n'est pas très difficile à comprendre, elle correspond à la différence entre le discours, et la chose dont parle ce discours. La version a des propriétés syntaxiques et sémantiques : le langage qu'elle choisit lui donne des capacités d'expression déterminées. Le monde, lui, est l'ensemble des choses décrites. Il peut donc être peuplé d'atomes en mouvement, de corps vivants luttant pour la survie, ou bien de Don Quichotte et Sancho Panza plongés dans l'Espagne médiévale.
Ceci dit, on peut d'ors et déjà clarifier un peu l'usage du terme de construction. Ce que les hommes construisent n'est pas véritablement un monde, mais plutôt une version du monde. Cervantès n'a pas construit un monde, il a écrit un livre. C'est seulement le pouvoir du livre qu'il a écrit de nous plonger dans le monde que ce livre décrit. De même, on vit dans le monde de la mécanique quantique quand on utilise son système conceptuel pour décrire telle ou telle expérience dans un accélérateur de particules (ou ailleurs). J'ajouterai encore que nous pouvons vivre dans des mondes distincts lorsque nous suivons les règles d'un jeu (et particulièrement d'un sport). Lorsque des barres métalliques deviennent des cages, des bandes blanches tracées au sol la délimitation de l'aire de jeu, que le temps réel est suspendu et que n'existe plus que le temps du match, alors les joueurs vivent dans un autre monde. Ici aussi, il faut bien distinguer la construction et le fait de vivre dans le monde. Pour construire le monde du match de football, il faut définir les règles du jeu, et cela peut se faire au calme, à l'intérieur, lors d'une réunion de la Fédération internationale de football. Par contre, pour vivre le match de football, il faut être joueur, faire partie d'un club, avoir un arbitre qui siffle le début du match. 
Cette différenciation entre le fait de vivre et le fait de construire est importante, parce qu'elle montre mieux ce qu'on appelle rigoureusement construire. Construire est une activité qui se fait depuis un monde, et qui consiste à élaborer un système symbolique qui donne naissance à un nouveau type d'expérience (ou de vécu, puisque j'ai parlé jusque là de "vivre dans un monde"). La construction est, en termes très généraux, une phase d'écriture. On écrit un chapitre de Don Quichotte en s'aidant de la langue espagnol, ou bien on écrit une équation de physique quantique en s'aidant du formalisme mathématique approprié. Il ne faut surtout pas confondre cette activité avec l'autre, qui consiste à expérimenter, au fur et à mesure, le monde qui apparaît sous nos yeux lorsque nous lisons l’œuvre en train de s'écrire. Nul doute que ces activités soient complémentaires (on imagine bien le travail du peintre comme un va-et-vient permanent entre le contact avec la toile pour peindre et l'éloignement permettant de juger le dernier coup de pinceau posé sur la toile). Elles n'en sont pas moins distinctes. En bref, on ne construit pas un monde, mais une version du monde, et cette construction requiert que nous habitions en attendant dans un monde déjà construit, déjà là. 


J'ai fait la différence entre l'homme qui vit dans un monde, qui expérimente un monde, et l'homme qui écrit, qui met en place des symboles, qui construit une version du monde. Le premier peut se trouver dans une multitude de mondes différents, et en changer presque quand il le veut. Il suffit de penser à un physicien qui lit Cervantès. A son sujet, le propos de Goodman, disant qu'aucun monde n'a de priorité, est acceptable dans ses grandes lignes. Les deux mondes dans lesquels il vit ont une égale valeur ontologique (j'ai bien dit "dans ses grandes lignes", parce que nous verrons en fait que cet homme vit dans trois mondes, et que le troisième a un statut particulier). Par contre, l'autre homme, celui qui construit des versions du monde, ne passe pas d'un monde à l'autre. Quand il écrit, il a un statut bien particulier : il s'agit d'une personne, ayant une intériorité, avec ses intentions, et produisant un texte, une œuvre, un article, etc. dans une langue qu'il connaît parce qu'elle est une langue que sa culture lui a apprise. Autrement dit, le monde de la construction est toujours le monde de la vie ordinaire, celui qui est peuplé d'individus au sein de groupes humains. On n'écrit pas Don Quichotte depuis le monde de la mécanique quantique, et inversement, aucun personnage de roman ne peut écrire la moindre ligne de théorie scientifique. Toutes ces activités se font depuis notre monde, seulement. Le monde de la vie ordinaire a donc une supériorité ontologique : il est le lieu d'où se conçoivent tous les autres mondes, et le lieu par lequel nous pouvons accéder à ces autres mondes. Pour se plonger dans un roman, il faut d'abord lire des signes écrits, et ceci se fait depuis notre monde. 
Je voudrais écarter une objection possible. Certains mondes autorisent des mondes enchâssés. Dans un roman par exemple, on peut trouver un personnage qui réalise une œuvre d'art, ou un traité scientifique. Ici, la conception d'une nouvelle version du monde se fait depuis un monde fictionnel, et pas depuis le monde réel. Néanmoins, je refuse de généraliser ce cas exceptionnel, et considérer que nous serions nous-mêmes des personnages d'un monde construit, en train d'écrire de nouvelles versions. En effet, il y a une différence de taille : quand nous réalisons de telles enchâssements, nous le faisons toujours depuis le monde réel. L'écrivain fait exactement la même chose quand il écrit tout simplement l'histoire d'un personnage, et quand il écrit l'histoire d'un personnage lui-même en train d'écrire une histoire. Autrement dit, malgré l'enchâssement, il reste un lien avec le monde d'où est écrit le roman. Or, le romancier, lui, n'est pas quelque chose de construit par autre chose, dans un état de dépendance avec un autre monde. Le romancier existe par lui-même, indépendamment d'autre chose.
J'en arrive donc à la conclusion suivante : les mondes construits le sont toujours depuis un monde qui ne l'est pas, ou bien sont ultimement reliés à un monde qui ne l'est pas (dans le cas des mondes enchâssés). Si tous les mondes étaient construits, alors il n'y aurait plus de lieu depuis lequel construire les mondes. J'appelle ce lieu la réalité, qui est aussi le monde de la vie ordinaire.

Il est important de voir que l'argument ici présenté est de nature logique et non pas psychologique. Ce n'est pas parce que le monde de la vie ordinaire nous est plus familier que je considère que ce monde n'est pas construit. Certes, la longue fréquentation a fini par nous rendre ce monde totalement évident, il ne nous semble pas que nous devions passer par une phase d'interprétation pour y vivre, à la différence de tous les autres mondes qui en requièrent une. En effet, nous faisons tous un effort pour lire et imaginer les mondes de la fiction, ou celui des théories scientifiques; par contre nous n'avons pas besoin d'effort d'interprétation pour comprendre que nous nous trouvons chez nous, dans le bureau, en train de taper un texte à l'ordinateur ou en train de dîner. Mais cet argument psychologique ne va pas à l'essentiel, et n'est pas concluant (je remarque d'ailleurs que Goodman rejette cet argument dans son texte sur l'induction Faits, fictions, et prédictions, et il a tout à fait raison : le prédicat "bleu" n'est pas plus primitif que le prédicat "vleu"). En effet, il n'exclut pas que nous finissions par être si familiers avec telle ou telle théorie scientifique, par exemple, que celle-ci nous semblerait décrire le vrai monde, alors que celui de la vie ordinaire ne serait qu'un monde dérivé, demandant un effort d'interprétation. D'ailleurs, peut-être que de tels scientifiques existent, plus à l'aise dans leurs équations que dans le réel.
L'argument décisif est d'ordre logique, ou plus précisément transcendantal. En effet, les conditions de possibilité de la construction sont l'existence d'une personne qui construit, donc d'une personne qui peut agir, et qui dispose sous la main d'outils, et d'un support dont l'existence par soi est requise. Or, de telles conditions ne sont satisfaites que dans le monde de la vie ordinaire. Le monde tel que le décrivent les sciences ne contient plus d'agent, de personnes qui prennent des initiatives en suivants leurs intentions, mais seulement des atomes, des molécules chimiques, de la matière organique, etc. De telles entités ne peuvent rien créer. Étant extérieures au symbolique, tout ce qu'elles produisent ne peut pas être de nature symbolique. Seul une personne a accès au symbolique, donc seule une personne peut créer des versions du monde.
Ceci montre d'ailleurs que les reconstructions scientifiques du monde ordinaire ne peuvent être que des reconstructions, justement, et jamais décrire la réalité première. En effet, lorsque l'on décrit une personne comme un être vivant soumis aux lois de la biologie, on lui fait perdre son statut de personne pouvant agir, et pouvant construire des systèmes symboliques. Ce faisant, on scie la branche sur laquelle on est assis, puisque cette description nous décrit de telle manière que décrire devienne impossible. Le monde de la biologie est donc parfaitement acceptable, mais ne peut jamais avoir la prétention de devenir le monde réel. Le monde réel doit rester un lieu depuis lequel construire des théories biologiques est possible. Or, le mode de la biologie ne permet pas une telle chose. Le monde de la vie ordinaire, lui, le permet. C'est pour cela qu'il est nécessaire que ce monde ait une prééminence sur tous les autres.


Non, la réalité n'est pas construite, puisque toutes nos constructions sont dépendantes du monde de la vie ordinaire, depuis lequel toutes les constructions sont faites. Le monde de la vie ordinaire n'est pas construit, il est déjà là, et indépendant de tout système de pensée. Est-ce que je balaie d'un revers de main toutes les théories qui montrent que notre système de pensée, issu de notre culture, modèle notre perception de la réalité? Oui, parce que ces théories s'énoncent depuis un lieu plus fondamental que les lieux (symboliques) quelles décrivent, et que ce lieu fondamental n'a rien de bien mystérieux, malgré les faux paradoxes des constructivistes nous demandant prestement ce qu'il reste du monde, lorsqu'on lui retire toute conceptualisation.
Le monde hors de toute conceptualisation, c'est le monde de la vie ordinaire, fait de personnes, d'intentions, de croyances, d'actions. Bien sûr, nous pouvons après coup chercher à comprendre plus profondément ces concepts. Cela n'empêche pas leur statut primitif et non construit. Le monde est d'emblée peuplé de personnes et d'actions. Et c'est pour cela que les discours sur la construction sont possibles. Sinon, autant vouloir poser des échafaudages sur du vide.

vendredi 5 avril 2013

Qu'est-ce qu'un préjugé?

Il y a peu, j'ai demandé à mes élèves de terminale de réfléchir à ce qui fait qu'une loi est juste ou injuste. Leur analyse théorique était assez convenue, et acceptable dans ses grandes lignes. En gros, pour eux, comme pour nous tous d'ailleurs, la justice est avant tout liée à l'égalité, au fait que chacun reçoive ce qu'il mérite, et soit à la place qui lui est propre.Par contre, les exemples que les élèves prenaient pour soutenir cette idée sont beaucoup plus intéressants. On est vraiment surpris par un florilège de préjugés et de banalités. On apprend donc que tout impôt est injuste, puisqu'il consiste à priver quelqu'un du fruit de son travail. On découvre aussi que la libération de prison pour bonne conduite est injuste, puisqu'elle permet à un individu de sortir de prison avant d'avoir purgé sa juste peine. On comprend que l'interdiction de la consommation de cannabis est injuste puisqu'il reste sur le marché une autre herbe qui produit un effet semblable, etc. 
En relisant ce tissu d'inepties et de pensées de courte vue, je n'ai pu m'empêcher de penser au second chapitre de Après la vertu, de MacIntyre. Dans celui-ci, l'auteur prend trois exemples de discussions qui sont pour lui indémêlables : 
1) la possibilité d'une guerre juste. Le pacifisme soutient que les ravages causés par la guerre sont toujours supérieurs aux bénéfices de la mener, surtout depuis les guerres modernes dans lesquelles les civils sont lourdement touchés. Le belliciste soutient au contraire que préparer la guerre est la seule manière d'assurer la paix, en dissuadant les agresseurs potentiels. Enfin, les modérés distinguent les guerres destructrices entre grandes puissances, et les guerres utiles pour libérer un peuple opprimé.
2) le droit à l'avortement. Les pro soutiennent que l'embryon est une partie du corps de la mère, qui a droit de disposer librement de son corps. Les modérés soutiennent que personne ne voudrait que sa mère ait avorté quand elle était enceinte de lui, donc que nous ne pouvons pas non plus vouloir cela pour les autres; mais que ce n'est pas une justification suffisante pour une interdiction légale. Les anti soutiennent que les embryons sont déjà des êtres vivants, donc qu'avorter est commettre un meurtre, ce qui doit être interdit.
3) le service public de l'éducation et de la santé. Les personnes de gauche soutiennent que le caractère public est nécessaire pour assurer l'égalité d'accès à ces services, et que ceux-ci doivent être financés par l'impôt. Les personnes de droite soutiennent que l'école doit être privée et la médecine libre afin que chacun puisse choisir l'éducation qu'il veut, et la médecine qui lui convient, l'impôt serait donc une contrainte insupportable.
Pour MacIntyre, le fait que ces discussions ne finissent jamais est essentiellement dû à une perte de notre langage moral, et de la conception qui lui était sous-jacente, à savoir une conception fondée sur les rôles sociaux, et sur les vertus attachées à ces rôles. Je ne compte pas du tout explorer cette voie-là. Je voudrais plutôt montrer ce que ces exemples de discussion, que je prends pour de très bons exemples d'expressions de préjugés, révèlent d'une part de la nature des préjugés, et d'autre part de la nature des discussions morales. L'idée essentielle de ce post sera de montrer que ce sont seulement dans les discussions morales (et les discussions politiques) que les préjugés peuvent s'exprimer, et même, que les discussions morales en contiennent toujours. Cela ne veut pas dire qu'elles ne peuvent pas être résolues, mais seulement que leur résolution n'a jamais l'allure de la résolution d'un problème logique ou mathématique. 

Un préjugé est une affirmation injustifiée. Il peut très bien être vrai, mais son auteur n'a pas les moyens de le vérifier. Et surtout, son auteur n'a pas conscience de ce manque de justification. C'est pourquoi il faut d'emblée distinguer les préjugés des croyances religieuses, ainsi que de toutes les hypothèses que l'on émet dans la vie ordinaire ou en sciences. En effet, toute personne non intégriste, et non convaincue par les preuves philosophiques de l'existence de Dieu, sait que sa religion repose sur un fond de croyance, un saut dans la foi, et que celle-ci n'est pas fondée logiquement sur une vérité première indubitable. C'est pourquoi le croyant doute de sa propre croyance, ou sait qu'il peut rationnellement en douter. Cela suffit donc à distinguer la croyance religieuse du préjugé, puisque ce dernier ne se sait pas infondé. Celui qui a un préjugé pense avoir raison, il pense avoir une justification suffisante. Il a la certitude subjective de la connaissance solide, alors qu'il n'a pas de preuve ayant une valeur objective. Autrement dit, le préjugé est trompeur, là où la croyance et les hypothèses ne le sont pas, parce qu'elles se montrent pour ce qu'elles sont, à savoir infondées.
Il faut ensuite faire une distinction au sein des préjugés. Les premiers sont des heuristiques, les seconds sont de véritables préjugés. J'appelle heuristique un raisonnement qui est incorrect d'un point de vue formel, mais qui est correct d'un point de vue matériel, et qui soulage l'esprit de son auteur, en lui évitant d'accomplir toutes les étapes de raisonnement. Quand on dit que la plante est en train de sécher donc qu'il faut l'arroser, que la voiture est dans le jardin puisqu'elle n'est pas à l'intérieur du garage, etc. on utilise des heuristiques pour faciliter le raisonnement. En effet, rigoureusement, il faudrait tout expliciter, et dire, en l'occurrence, qu'arroser la plante lui permet de rester en vie, et que nous avons l'intention de la maintenir en vie; et dans le second exemple, que la voiture est toujours chez nous (elle n'a pas été volée, ni prêtée à un ami, etc.), et qu'elle ne peut être que dans un de ces deux endroits (pas dans le salon, ni la cuisine, ni la cave, etc.). Bref, ces préjugés n'en sont pas véritablement, ils correspondent seulement au fait que les habitudes, les traditions culturelles finissent par rendre implicites bon nombre de croyances et d'affirmations, et à leur permettre d'avoir une efficace sous cette forme implicite. On peut toujours les expliciter, les rendre conscients. Mais cela ne change pas grand chose d'un point de vue pratique. En effet, en les explicitant, on peut s'apercevoir qu'ils étaient vrais, ou qu'ils étaient faux. Mais même faux, ils continuent à avoir leur fonction pratique, justement parce qu'ils sont utiles et que l'habitude de les utiliser a pu se mettre en place.
Viennent ensuite les véritables préjugés. Ceux-ci reposent sur le fait que des aspects importants du problème à résoudre n'ont pas été pris en compte. Le problème est d'avoir laissé des voix de côtés, d'avoir oublié de tenir compte de points de vue différents, qui changerait les données du problème. Ce serait un peu comme un chœur dont on aurait retiré certains des chanteurs. Le résultat final serait différent de ce qu'il devrait être, et d'autant plus différent qu'il y a beaucoup d'absents. Le préjugé est donc l'absence d'une ou de plusieurs voix, la pensée pleinement informée est la présence de toutes les voix possibles. C'est radicalement différent du fait de passer de l'implicite à l'explicite. Au lieu d'avoir une chaîne logique de raisonnement dont on aurait rendu implicites quelques maillons, on a ici une somme de points de vue qui se tissent entre eux jusqu'à produire un résultat final. Les exemples que proposent MacIntyre sont tout à fait pertinents : certes, nous avons notre opinion sur chacune de ses questions, donc, nous jugeons qu'un point de vue l'emporte sur les autres. Pourtant, les différents points de vue ont chacun leur légitimité, et il me semble que nous n'en rejetons aucun comme simplement incorrect. On trouve chez Kant l'idée de pensée élargie (dans le §40 de la Critique de la faculté de juger). L'expression est très heureuse : la pensée pleine de préjugés est une pensée étroite, qui ne fait droit qu'à un nombre restreint de points de vue; la pensée informée est une pensée qui a su s'élargir à de multiples opinions, pour prendre une décision plus juste, plus fine, plus informée. D'ailleurs, ce peut-être la même décision que celle de la pensée étroite. Mais elle le serait pour de bien meilleures raisons.


J'en viens maintenant aux deux objectifs de ce post, à savoir montrer que seules les discussions morales et politiques contiennent des préjugés, et que toutes les discussions morales et politiques en contiennent.
Une discussion morale a une différence fondamentale avec un problème scientifique : c'est que la première est un problème concret, alors que le second est un problème abstrait. J'entends par problème abstrait un problème dans lequel la liste des données d'un problème est close, parce que l'on a procédé par abstraction à partir de situation empiriques réelles (comme on le fait en physique) ou par construction à partir d'objets humainement conçus, dont on maîtrise donc tous les éléments (comme on le fait en mathématiques). En physique, les objets ne sont plus des objets réels, avec une infinité de propriétés, irréguliers, imparfaits, mais des corps de forme parfaite, réduits à leur masse, leur énergie, leur vitesse, et d'autres propriétés en nombre fini, et donnés au départ. La plupart des aspects du réel étant retirés, il devient possible de résoudre des problèmes de manière univoque. Ainsi, tous les calculs physiques sont parfaits, et la marge d'erreur n'apparaît que lors du retour au réel. Autrement dit, l'abstraction est la garantie de l'exactitude. Je ne dis rien là de bien nouveau, la modernité depuis Galilée et Descartes tirant parti de ce constant pour promouvoir une physique mathématisée.
En morale, il n'est pas possible de faire quelque chose de semblable. Il n'y a aucun moyen d'abstraire les données pertinentes d'un problème, tout simplement parce que tout est moralement pertinent. Je pense que cette affirmation doit choquer n'importe quel philosophe qui a réfléchi un peu sur la morale. On me dira que pour un utilitariste, seuls les actes et leurs conséquences sont moralement pertinents, que pour un kantien, seul l'intention est moralement pertinente, etc. On m'objectera donc qu'il est faux de dire que tout est moralement pertinent, et que nous avons justement des théories morales pour nous dire ce qui est moralement pertinent, et ce qui ne l'est pas. En approfondissant cette objection, on ferait donc le rapprochement entre la théorie en sciences, et la théorie morale : les deux ont le même but, à savoir procéder à une abstraction, afin d'isoler certains aspects du réel, qui sont pertinents pour résoudre certains problèmes. De même qu'un ingénieur résout son problème de construction de pont en s'intéressant aux propriétés physiques de la matière, l'agent moral résout son dilemme en isolant les éléments moraux pertinentes, jusqu'à se faire une vision juste de la situation. Mais cette objection ne tient pas, car la morale a une différence avec les sciences : en morale, il est impossible de séparer la réponse aux problèmes qui se posent de la réflexion générale autour de la manière dont il faut résoudre ces problèmes. Autrement dit, en morale, on ne peut pas se contenter d'appliquer une théorie; il faut encore à chaque instant dire que l'on adhère à cette théorie, qu'on lui trouve une pertinence. La morale place chaque homme devant ses responsabilités, elle l'oblige à faire un choix, qu'il ne peut pas faire reposer sur les autres; alors qu'en science, il est permis de reposer sur les avancées théoriques des autres, et se contenter de les appliquer. Je peux bien dire : j'applique la théorie d'Einstein parce que les physiciens disent que c'est la meilleure théorie dont on dispose pour prévoir le mouvement des grands corps. Mais je ne peux pas dire : j'applique la théorie utilitariste de la morale, parce que les philosophes affirment que c'est la meilleure théorie dont on dispose. Les philosophes n'ont aucune autorité particulière, c'est le travail de chacun de décider lui-même laquelle des théories est la meilleure.
Ceci a une conséquence importante : lorsque l'on étudie un problème moral, les éléments a première vue non pertinents d'un problème restent toujours présents, et peuvent toujours être mobilisés pour changer la manière dont on résolvait ce problème. En faisant cela, cela signifie que nous changeons de conception morale, que notre théorie morale se trouve adaptée ou enrichie par une nouvelle perspective. Ainsi, un utilitariste doit être attentif aux intentions des agents, et pouvoir se dire, que dans tel cas, la valeur morale d'une situation change à cause de cette intention. Il ne peut pas a priori rejeter cette possibilité. Sinon, il tomberait justement dans le préjugé.
Si on reprend l'exemple de mes élèves, on doit donc dire les choses suivantes : certes, retirer de l'argent à quelqu'un qui l'a gagné lui-même est injuste, et en ce sens, c'est un argument contre les impôts; mais il faut aussi tenir compte du fait que les inégalités peuvent se creuser au point d'empêcher définitivement des individus de se libérer de la domination des plus puissants, ce qui est un argument fort en faveur de la redistribution par l'impôt; il faut aussi tenir compte du fait que des systèmes de mutualisation des dépenses permet à chacun de bénéficier de services qui resteraient inaccessibles même aux plus riches, ce qui est encore un argument en faveur de l'impôt, etc. Ici, le débat a avancé, il est devenu moins simpliste, parce que de nouveaux aspects ont été envisagés, venant enrichir la réflexion et la prise de décision finale. Et il importe de voir que ces différents aspects n'étaient pas implicitement contenus dans l'aspect de départ seul considéré par l'élève (confisquer son argent à quelqu'un qui a travaillé). L'aspect est logiquement indépendant, et demande un passage par l'observation du réel pour être découvert.  Ce qui signifie que l'on ne peut pas s'autoriser en morale à rester abstrait. Il faut sans cesse se rapprocher du concret, de façon à comprendre la situation aussi finement que possible.

Ainsi, à la différence d'un problème scientifique qui peut être résolu exactement, parce qu'il est abstrait, les discussions morales restent toujours concrètes, c'est-à-dire ouvertes à de nouveaux aspects. La liste des éléments pertinents n'est jamais close. C'est pourquoi les problèmes moraux ne sont jamais définitivement résolus, et peuvent toujours être relancés. Seuls les cas d'école sont résolubles de manière univoque, mais justement parce que la description de ces cas est close, fermée. Dans le réel, il est toujours possible qu'un élément à première vue non pertinent se révèle important et change le sens de la décision. Mais alors, cela signifie qu'en morale, nous décidons toujours sans avoir fait le tour de la question, nous jugeons donc toujours trop vite. C'est en ce sens que la morale est toujours le lieu des préjugés. On peut en diminuer la force, mais pas les faire disparaître complètement. Il faut toujours négliger des aspects pour décider, or, négliger des aspects, c'est justement avoir des préjugés.
Ainsi, par cette étude des préjugés, on peut apporter un éclairage sur la distinction entre la théorie et la pratique. La pratique agit au sein du réel, c'est pourquoi tout est pertinent. Et puisqu'on ne peut pas penser à tout, des sacrifices sont faits. L'action se fait toujours dans l'urgence, c'est-à-dire plein de préjugés. Alors que dans la théorie, les choses sont simples, elles ne contiennent des propriétés qu'en nombre fini et choisies avec précaution. Or, un problème simple peut être résolu de manière univoque, ce qui signifie qu'on peut faire disparaître tout préjugé, rendre tout explicite, avoir une véritable connaissance.

lundi 25 mars 2013

Rechercher le plaisir, ou rechercher le désir?

Je voudrais exposer deux conceptions assez générales sur l'existence, conceptions opposées presque terme à terme. Puis, je voudrais donner quelques arguments en faveur de l'une plutôt que l'autre.

Dans la première conception, l'individu est vu comme un ensemble de tonneaux, qu'il s'agit de remplir, et de maintenir aussi pleins que possible. C'est l'image que l'on trouve dans le Gorgias, et qui sert à Socrate afin de se moquer de Calliclès. Socrate affirme que Calliclès est un tonneau percé, qui passe son temps à remplir son tonneau de liquides, en vain. Il fait référence à tous les plaisirs de la vie, qui sont insatiables parce qu'ils renaissent sans cesse. Calliclès assume l'image, et affirme que le plaisir consiste justement à renouveler sans cesse l'opération. Ce serait une vie de pierre que de ne pas être en permanence en train de satisfaire de nouveaux désirs. Par opposition, Socrate vante les activités qui nous permettent de remplir des tonneaux qui ne sont pas percés. Ce sont les activités intellectuelles qui le permettent, parce que ce qui est connu l'est définitivement, et n'est pas perdu à mesure que l'on apprend de nouvelles choses (Platon n'avait pas pensé aux trous de mémoire...). 
Cependant, Socrate et Calliclès se rejoignent sur l'essentiel : remplir son tonneau procure du plaisir, et le fait d'avoir un tonneau vide cause le désir de le remplir. Autrement dit, le désir est essentiellement lié au manque, le désir est pénible. Le plaisir au contraire, est le signe d'une satisfaction, d'un comblement, d'une disparition progressive du désir. Plaisir et désir sont donc antagonistes, dans la mesure où ils vont en sens contraire l'un de l'autre. Plus le désir augmente, plus le plaisir s'absente; plus le plaisir augmente, plus le désir s'efface. Le désir efface le plaisir; le plaisir, surtout, efface le désir. On peut ajouter que le plaisir est d'autant plus fort qu'il compense une situation de désir fort. Ainsi, la force du plaisir est proportionnée à la force du désir; par contre le sens du désir est opposé au sens du plaisir.

Il existe une deuxième conception du plaisir et du désir. Dans celle-ci, l'individu est vu comme une entité en devenir, qui va d'autant mieux que son mouvement n'est pas obstrué. Un individu va bien s'il va, justement. Aller signifie se déplacer, continuer son chemin, et c'est le fait de pouvoir aller, donc de ne pas être dans une impasse, ou de toujours avoir la force de continuer d'avancer, qui est le signe de la santé. On peut trouver une idée très proche dans les travaux de François Jullien (voir par exemple son Traité de l'efficacité). Mais Spinoza est également très proche de ceci. Je m'explique.
Spinoza, dans l'Ethique définit le désir non pas comme un manque, mais plutôt comme une puissance. Cela peut surprendre à première vue, même à seconde. C'est parce que l'on adopte un point de vue trop intellectualiste sur le désir. Ce point de vue se fonde sur deux aspects : d'une part le fait que, subjectivement, le désir soit un sentiment d'inquiétude, de malaise, de tension; d'autre part, le fait qu'il soit, objectivement, corrélé à une situation de manque pour l'organisme. Mais ce point de vue est insuffisant. Car, si l'on adopte un point de vue plus pratique (Spinoza n'en parlerait pas ainsi, désolé pour les historiens de la philosophie, mais je me permets cette entorse), le désir se manifeste par une activité, un mouvement de l'individu vers ce qui lui manque. Quand nous voyons un individu redoubler d'effort pour accomplir une tâche, nous disons qu'il est plein de désir. Et plus précisément, plus le désir est fort, plus l'activité est vigoureuse, acharnée, violente, même. C'est pourquoi le désir est une puissance. Il est l'effort que produit l'être pour se maintenir en vie. 
On a souvent dit que cela renouvelait l'approche du désir, en le présentant comme une bonne chose, et non plus une mauvaise (ce qui est le cas chez Platon, à quelques nuances près, à savoir qu'il y a de bons désirs chez Platon, le désir de comprendre, le désir de s'unir aux choses éternelles). Mais ce n'est pas tout. Il faut être plus précis. Le désir est maintenant une bonne chose parce qu'il permet à l'individu d'aller, d'avoir du mouvement, et que c'est justement ce mouvement qui est une bonne chose. En des termes plus familiers pour certains, on pourrait dire que le désir donne du sens à notre vie. Alors qu'une vie qui stagne, qui n'avance pas, est une vie qui n'a pas de sens, donc est une mauvaise vie, une vie qui va quelque part, une vie qui a une direction bien tracée, est une vie remplie de désirs. Désirer donne du sens à nos vies, parce que désirer nous fait avancer dans une direction. 
Que devient le plaisir? Il n'est pas une chose à rechercher. Il est plutôt ce qui nous indique dans quelle direction avancer. Le plaisir est boussole. Mais il est plus que cela. Il est ce qui alimente le désir, ce grâce à quoi nous avons envie de continuer. Le plaisir meut, lui aussi, mais il meut le désir. Si quelque chose ne suscite pas de plaisir, nous nous en lassons, nous cessons de la désirer. Et si nous ne désirons plus rien, nous n'avançons plus, nous déprimons, et mourons. Si par contre, des activités suscitent du plaisir, alors le désir naît, et avec elle l'activité, donc la vie. Le plaisir n'est donc pas une fin, mais bien un moyen, celui qui nous permet de diriger et de déclencher le désir.

Je propose donc de renverser le rapport usuel, qui dirait que le désir nous permet d'atteindre les plaisirs. Je crois bien plutôt que le plaisir est notre moyen d'entretenir le désir, parce que c'est le désir qui est une fin, qui est ce qui nous satisfait réellement. La fin ultime des vivants est de vivre, vivre, c'est ce porter vers des objets, et se porter vers des objets, c'est les désirer. Dans ce schéma, le plaisir n'occupe pas de place nécessaire. Il n'en occupe une que parce que nous ne disposons pas toujours d'autres moyens pour déterminer ce qui est bon ou mauvais pour nous (parfois, nous avons des connaissances scientifiques qui nous en informent). 
Ainsi, nous passons d'une vision statique, dans lequel le désir se dirige vers sa suppression, et où le plaisir est le moyen de cette suppression, le moyen d'arrêter l'organisme, à une vision plus dynamique, dans lequel le plaisir est un excitant, un moyen de maintenir l'organisme en mouvement. Le plaisir nous pousse à désirer, au lieu de supprimer notre désir.
On m'objectera que ma théorie ne marche pas avec les gâteaux. Oui certes, parce qu'il s'agit d'un cas tout à fait particulier (et qui pourtant sert presque toujours de paradigme à ce type de réflexions sur le plaisir et le désir). En effet, en mangeant, notre corps récupère son énergie, et nous ressentons de la satiété lorsque cette énergie est reconstituée. Repu, nous nous arrêtons de bouger, nous sommes satisfaits. Ici, en effet, le plaisir de manger fait disparaître le désir de manger. Mais cela ne marche pas avec la plupart des autres activités, pour lesquelles le désir, loin de cesser avec le plaisir, est au contraire entraîné par lui. Lorsque je me plonge dans ma bibliothèque, et que je prends du plaisir à lire le Gorgias, mon désir de continuer ma lecture, de lire d'autres livres de philosophie, augmente encore. Lorsque je prends plaisir à jouer du piano, mon désir aussi augmente. Et qu'on ne me dise pas que je prends seulement des exemples parmi les plaisirs intellectuels. Car il suffit de prendre n'importe quel plaisir physique qui n'arrive jamais à satiété pour faire le même constat. Les plaisirs charnels, eux aussi, augmentent le désir d'autant plus que l'individu y prend du plaisir. Si son plaisir est faible, son désir de recommencer le sera aussi. Si son plaisir est fort, son désir de recommencer sera fort.




mercredi 20 mars 2013

La prime au pessimisme

Une fois n'est pas coutume, l'objectif de ce post sera plutôt pratique que théorique. Je souhaite pousser les lecteurs d'essais, de journaux, de chroniques, etc. que nous sommes à davantage de méfiance vis-à-vis de certains discours. Ces discours sont ceux qui essaient de capter l'air du temps, de décrire notre société, de deviner quelle direction elle prend. Ils se divisent très simplement en deux catégories : ceux qui sont optimistes, ou bien parce qu'ils apprécient notre monde, ou bien parce qu'ils pensent que les choses vont s'améliorer, et ceux qui sont pessimistes, ou bien parce qu'ils pensent que nous vivons dans un monde affreux, ou bien parce qu'ils pensent que les choses vont s'aggraver.
Puisque ces discours se divisent en deux catégories, on pourrait s'attendre à ce que l'on trouve en gros autant de discours pessimistes que de discours optimistes parmi les essais, articles, etc. Une brève revue de ce qui s'écrit suffit à faire comprendre que les discours pessimistes sont beaucoup plus nombreux. Il y a une raison évidente : lorsque tout va bien, on se contente de vivre, au lieu d'écrire des livres ou des articles à destination du public. Inversement, si quelque chose va mal, il est très important d'en informer le public pour que les choses évoluent. Il faut donc en partie expliquer la prévalence des discours pessimistes par cette fonction pratique des discours. Un discours qui n'a pas d'effet pratique n'est pas prononcé, or, un discours heureux est un discours qui n'a pas d'effet pratique (ou dont l'effet pratique se limite à conserver ce qui existe), donc les discours heureux ont tendance à ne pas être prononcés. 
Mais il y a une autre raison, qui touche à la psychologie cognitive. En effet, il existe ce que j'appelle une prime au pessimisme, concernant le niveau de confiance que l'on accorde à l'auteur d'un discours. Autrement dit, nous avons davantage foi en quelqu'un qui voit les choses de manière pessimiste qu'en quelqu'un qui les voit de manière optimiste. Le pessimiste, dans un débat, va donc l'emporter assez souvent sur l'optimiste, même si leurs arguments se valent. Pour quelle raison? Il semble que le pessimiste soit capable de voir les choses de manière plus profonde, qu'il soit capable de supporter la noirceur du monde, qu'il ait abandonné son innocence enfantine. Et mécaniquement, plus il voit les choses de manière sombre, plus on a l'impression qu'il a atteint le summum de la vérité. C'est si dur et horrible que cela doit être vrai, pense-t-on spontanément. Quand Hobbes dit que les hommes sont querelleurs, sans cesse à vouloir battre les autres, que la peur serait permanente s'il n'existait pas un État fort et contraignant, il noircit le trait, et cela nous paraît réaliste, crédible. Alors que de toute évidence, les hommes sont le plus souvent pacifiques, capables d'être polis et respectueux des autres, même quand ni l'État central ni la société n'inflige de sanction. Quand Freud dit que les enfants ont des pulsions sexuelles pour leurs parents, que nous avons souvent des désirs de viol, de meurtre, d'exploitation, il noircit là encore le trait. Mais, on pense encore qu'une telle noirceur doit forcément exister, si quelqu'un prend la peine de le dire, malgré la souffrance que cela coûte. On pourrait ajouter bien d'autres exemples, mais ça suffit pour ici : puisque dire des choses pessimistes est douloureux, alors on accorde à celui qui les exprime une plus grande confiance, parce qu'on pense qu'il est prêt à subir cette douleur seulement s'il nous apprend quelque chose de profond sur la psychologie humaine, sur notre société, etc.
A l'inverse, quelqu'un qui verrait les choses de manière optimiste serait vu comme un naïf, quelqu'un qui n'arrive pas à percevoir les choses, qui manque d'acuité. En disant que tout va bien, il est vu comme obscène par ceux qui souffrent (s'il y en a), et par ridicule par ceux qui ne souffrent pas, mais croient que d'autres qu'eux souffrent. Pourtant, il y a évidemment de bonnes choses dans notre monde, mais les discours optimistes souffrent de leur apparence d'innocence : on croit entendre des discours d'enfants qui ne sont pas informés des réalités. Bref, ces discours, même s'ils sont vrais, n'arrivent pas à emporter l'adhésion. C'est d'ailleurs pour cela que les discours d'indignation, qui décrivent une situation inacceptable, l'emportent toujours d'un point de vue rhétorique sur les discours conservateurs, qui décrivent une situation acceptable. Les indignés sont toujours plus puissants, d'un point de vue rhétorique, que les conservateurs. 
On rejoint ici un propos que j'avais développé il y a quelques temps maintenant, celui de la primauté de l'échec sur la réussite (Eloge de l'échec). Il s'agit du même phénomène. L'homme innocent est un homme heureux, qui ne perçoit rien autour de lui parce que rien ne lui résiste, rien ne provoque de frottement. Par contre, dès lors qu'une résistance apparaît, la conscience surgit. C'est pourquoi il y a corrélation entre niveau de conscience et niveau de douleur, et c'est encore pourquoi les discours pessimistes paraissent plus lucides que les discours optimistes. Le discours optimiste semble être celui de quelqu'un qui ne perçoit rien, vit dans sa petite bulle protégée. Le discours pessimiste semble être celui de quelqu'un qui a souffert, qui a expérimenté, qui sait de quoi il parle. Or, autant j'admets qu'il y a corrélation entre la douleur et la conscience, autant je refuse de mettre en corrélation discours pessimiste et niveau de conscience. On peut fabriquer des discours pessimistes à volonté, quel que soit le niveau réel de notre conscience du monde. Il est très facile de forcer le trait, même si cela ne correspond à rien, ou presque. Quiconque a déjà vu Funny games de Haneke, film qui met en scène deux adolescents qui torturent puis tuent une famille entière, devrait comprendre que ce film ne capte pas la noirceur des cœurs humains, il l'invente de toute pièce, en faisant passer ce geste pour un acte lucide, courageux, désintéressé. Il n'en est rien. Il ne s'agit que d'un petit "truc" rhétorique pour faire passer en force ses idées.
Par conséquent, méfiez vous. Les discours pessimistes et indignés ont presque toujours l'air vrai, alors que, statistiquement, ils sont faux une fois sur deux. Au fond, notre vie est plutôt agréable, la situation économique acceptable, nos libertés grandes.

samedi 16 mars 2013

Le sujet et l'objet

Les notions de sujet et d'objet sont les notions épistémologiques fondamentales de la modernité philosophique. Celles-ci ont pour fonction de caractériser notre rapport au monde, et particulièrement notre connaissance de ce monde. Et pour ce faire, la modernité a donc fait passer une dichotomie entre le sujet de la connaissance, ou le sujet de l'action (j'entends par sujet de la connaissance ou de l'action celui qui connaît ou agit) et l'objet de la connaissance ou de l'action (j'entends par objet de la connaissance ou de l'action ce que l'on connaît, ou ce sur quoi on agit). J'insiste sur la notion de dichotomie, parce qu'elle dit bien que jamais un objet ne peut devenir sujet, et jamais un sujet ne peut devenir objet. Il se peut que les humains, qui sont souvent considérés comme des sujets, puissent devenir objets de sciences. Une science humaine consiste à traiter les faits humains comme des choses, dit Durkheim. Mais justement, les sciences humaines laissent de côté la dimension connaissante et agissante de l'homme, pour le traiter comme une chose parmi d'autres, soumise à des mécanismes causaux de toute nature (la causalité symbolique n'étant pas de la moindre importance). Inversement, lorsque l'on s'intéresse à la dimension subjective des hommes, ce qui est fait uniquement en philosophie, sa dimension d'objet disparaît. Une connaissance n'est pas une chose dans une chose, mais c'est le rapport d'un sujet au monde, une action n'est pas un mouvement physique enchaîné dans une série causale aveugle, c'est le point de départ libre de nouveaux évènements.
En des termes plus familiers, on pourrait opposer les choses aux personnes. Ici aussi, il s'agit d'une dichotomie, mais celle-ci a en plus une teneur fortement morale. Une personne ne peut jamais être une chose, et une personne ne doit jamais être traitée comme une chose, sous peine d'être immoral. Traiter une personne comme une chose revient à s'en servir comme d'un instrument, sans la respecter. Inversement, une chose ne peut jamais être une personne. Par exhaustivité, on peut mentionner le fait de vouloir traiter les choses comme des personnes, ce qui ne paraît pas immoral mais plutôt ridicule, superstitieux. Je n'en parlerai pas, c'est peut-être la tâche de l'anthropologue de le faire. Mais s'il le fait avec ces catégories de personnes et de choses, il risque de prêter à la société qu'il étudie des croyances bien étranges. 
Pour dire une dernière chose au sujet de l'épistémologie moderne, il convient de parler de la représentation. Ce n'est pas d'une folle originalité (cf. Foucault, Les mots et les choses), mais c'est néanmoins indispensable. En effet, dès lors que l'on distingue sujet et objet, il convient d'expliquer la manière dont les deux peuvent être mis en contact. Et on comprend bien que la dichotomie n'en serait pas une s'il existait quelque chose d'intermédiaire entre le sujet et l'objet. D'où ce problème radical : il faut que le sujet et l'objet puissent avoir des points de contact, mais il n'existe rien qui soit à la fois sujet et objet. La solution à ce problème est justement la notion de représentation. La représentation est donc une duplication de l'objet à l'intérieur du sujet. Grâce à elle, le sujet a un double de la réalité, mais sous une forme mentale, qui peut donc être considérée, jugée, modifiée, etc. Toutes les interactions entre le monde environnant et les corps humaines sont l'objet de la physique et de la biologie, mais au-delà, plus rien, si ce n'est des corrélations neurologiques assez informelles entre des états neuronaux et des déclarations verbales de personnes exprimant leurs pensées. La représentation n'est pas une objet, elle n'est pas scientifiquement descriptible, elle se situe dans un au-delà. Elle explique d'ailleurs la connaissance du monde et l'action sur le monde, mais toujours en faisant fi de la coupure radicale entre sujet et objet. Nous pensons à l'Amphi Descartes de la Sorbonne, et par un phénomène mystérieux, notre corps se met en branle et se déplace jusqu'à cette salle.

Maintenant que j'ai brièvement présenté cette épistémologie moderne (que l'on peut d'ailleurs tenir pour une ontologie), je voudrais proposer un petit argument visant à la déstabiliser. C'est un raisonnement par l'absurde. Je voudrais montrer que les conséquences nécessaires de cette théorie sont des propositions indéfendables, ou plutôt discutées de manière si récurrente et stérile par la philosophie qu'il convient vraiment de les abandonner. Et puisque les conséquences d'une théorie sont fausses, alors toute la théorie est fausse.
Je partirai donc de la distinction entre le sujet et l'objet. Le sujet n'a pas accès direct aux objets, mais seulement à la représentation de ces objets. Ceci implique nécessairement l'impossibilité de comparer la représentation de ces objets avec les objets eux-mêmes, puisque pour les comparer, il faudrait avoir un rapport direct avec eux, et le rapport direct aux objets est impossible. Donc, dans cette épistémologie, il est absolument impossible de dire si nos représentations sont fondées ou si elles sont des illusions complètes. Il se pourrait que celles-ci soient conformes aux objets, comme il se pourrait qu'elles ne le soient pas du tout, voire même qu'il n'y ait aucun objet, mais seulement des représentations. La distinction du sujet et de l'objet aboutit donc nécessairement à l'idéalisme, voire au solipsisme. 
Alors certes, on peut essayer d'adopter un mode de défense kantien, en distinguant la réalité empirique et les choses en soi, pour dire que l'homme ne connaît que la réalité empirique, et que cela est bien suffisant. Mais cela ne résout pas le problème. Car cette réalité empirique a toujours une origine subjective : ce sont les formes de l'intuition (espace et temps) et les catégories de l'entendement (quantité, qualité, relation, modalité) qui lui donnent sa forme. Sans toute la subjectivité transcendantale, rien n'apparaîtrait. Le sujet ne reçoit pas de donné brut du réel, mais donne une forme à une matière qui lui vient du dehors; et seule cette matière mise en forme lui parvient à l'esprit. Ce sont des connaissances. Je précise que ce mode de défense kantien se retrouve quasiment à l'identique chez la plupart des philosophes analytiques (Quine et Putnam, Davidson étant un cas plus délicat que je ne souhaite pas aborder ici). En effet, chez ces philosophes aussi, on trouve l'idée d'une réalité inaccessible indépendamment d'un schème conceptuel que l'on plaquerait sur elle. Cela créé à chaque fois la même inquiétude épistémologique : nos schèmes conceptuels ne déformeraient-ils pas le réel en soi? Comment nous apparaîtrait le réel en soi si nous retirions tout concept? Malgré les techniques psychologiques visant à rassurer le lecteur, je n'ai rien trouve chez ces auteurs de quoi vraiment calmer cette inquiétude. 
Je crois que c'est tout à fait normal, parce que, le point de départ étant absurde, la conclusion aussi l'est. Tant que l'on cherche à décrire le rapport au monde en terme de représentation, ou de plaquage de concepts sur de la réalité brute, il est inévitable que nous produisions ces questionnements insolubles sur la correspondance entre la réalité nue et nos représentations. La question de savoir si une réalité non conceptualisée peut être adéquatement décrite au moyen des concepts que nous avons choisis est un problème insoluble. Putnam n'arrête pas de dire cela (dès Raison, vérité et histoire). Pourtant, il n'en tire pas une conclusion suffisamment radicale. L'idée de concepts que le sujet viendrait poser sur du donné brut venant des objets est incompréhensible. Il n'y a pas de sujet parce que personne ne vient plaquer quoi que ce soit sur le réel. Et il n'y a pas d'objets, au sens d'une réalité attendant de recevoir les concepts adéquats en vue de leur connaissance par le sujet. 
En d'autres termes, on pourrait dire que l'idée que j'attaque est celle de la notion ordinaire de concept, comme d'une entité mentale que le sujet pourrait plaquer sur certains pans de son expérience,  et que, dans cette opération, le sujet serait capable de constituer un monde, dont la correspondance avec le monde réel serait en question. Je rejette trois choses en même temps :
1) la distinction du sujet et de l'objet.
2) la conception des concepts comme schème d'organisation du donné brut.
3) la question de la correspondance entre réalité en soi et représentation du monde.
Ainsi, la supposition de 1 oblige à adopter 2, c'est-à-dire l'idée que le sujet projette quelque chose sur ce qui lui apparaît, proposition qui mène au problème 3, à savoir celui de l'adéquation de la projection. L'absurdité de 3 nous fait donc rejeter 2, ainsi que 1.

Ce post étant négatif, je ne souhaite pas développer une conception de substitution à cette épistémologie défaillante. Mais je tiens quand même à donner quelques indications rapides, parce qu'il est assez facile de deviner quelle direction emprunter. Il faut retrouver un concept de réalité qui inclut de manière indifférenciée les choses qui connaissent et les choses qui sont connues. L'homme est réel au même titre que les pierres, et ses capacités de connaissance sont des actions dans le monde au même titre que la chute des pierres est un évènement dans ce monde. La connaissance du monde n'est pas quelque chose qui est au-delà du monde, et qui ne pourrait jamais être mise en correspondance. On peut faire correspondre notre connaissance du monde avec le réel de la manière la plus ordinaire qu soit, en ouvrant les yeux, en utilisant des instruments de mesure, en réalisant des enquêtes ou des sondages, etc. La correspondance de la connaissance et du réel est une propriété empirique, et pas quelque chose d'au-delà du monde. 


mardi 5 février 2013

La mort est-elle une option?

Je voudrais ici mêler quelques considérations existentielles et épistémologiques sur la mort. La mort peut signifier trois choses : 
1) le fait de mourir de vieillesse, d'une maladie que nous ne sommes pas parvenus à guérir, ou dans un accident imprévisible.
2) le fait de se suicider, donc de programmer sa propre mort, parce que la vie nous est à charge.
3) le fait d'être exécuté par un État, c'est-à-dire subir la peine de mort.
Je laisserai de côté la première catégorie, dans la mesure où ma question est de savoir si la mort peut être un choix, et que celle-ci contient justement toutes les circonstances dans lesquelles la mort n'est pas un choix, mais quelque chose qui survient malgré nous. Par conséquent, les morts de la première catégorie sont celles que nous cherchons à éviter, ou du moins à retarder autant que possible (concernant la mort naturelle). Mais les deux dernières catégories correspondent à des morts qui ne sont pas toujours évitées, et qui peuvent être désirées : certains individus tentent de se suicider, et d'autres sont des partisans de la peine de mort (pas pour eux, bien sûr, mais pour les autres!).
Le propos de ce post sera donc très simple : peut-on justifier la possibilité de se suicider, et peut-on aussi justifier la peine de mort? Ou bien ces actes ne trouvent-ils aucune justification, de sorte qu'il faut ou bien les déconseiller, ou bien même les interdire?

Je pense que cette manière de poser la question sera jugée provocatrice, et maladroite. On m'objectera que je mélange deux problèmes, et que la question des sanctions judiciaires, problème proprement politique, n'a pas à être mêlée à des questions d'ordre moral, sur la manière dont un individu peut librement ou pas diriger sa vie, en juger la valeur, et décider d'y mettre fin. Il y aurait d'un côté un problème sur ce qu'une société peut faire à ses membres, de l'autre un problème sur ce qu'un individu, dans son rapport à lui-même, peut faire ou pas. Enfin, on m'objectera, en bon libéral, que la peine de mort doit être abolie parce que c'est une punition barbare et inefficace, alors que le suicide n'a pas à l'être, parce que chacun a la liberté de mener sa vie comme il l'entend. En bref, le libéral me demandera de séparer ces deux questions, et de répondre différemment à chacune d'elle. En voulant répondre en bloc à ces deux questions, je m'expose nécessairement, selon lui, à commettre une grosse erreur : ou bien justifier la peine de mort, ou bien interdire le suicide.
Si j'expose en détail l'objection libérale au traitement que je propose de cette question, c'est parce que j'adhère pour l'essentiel à cette critique. Je pense en effet que la peine de mort est cruelle et inefficace (que toute sanction soit cruelle est un autre débat, mais il est avéré que la suppression de la peine de mort n'augmente pas le niveau de violence d'une société; quoiqu'elle semble entraîner une augmentation de la durée des peines de prison!). Et je pense aussi que le rapport à soi-même doit être laissé à l'individu, et que l’État n'a pas à dire à la place des individus ce qui est bon pour eux. Une législation interdisant le suicide me paraîtrait donc être une grave erreur, à la fois parce que c'est largement ridicule (va-t-on punir les morts, ou seulement ceux qui ont tenté de se suicider? Ceux qui ont tenté n'ont commis aucun crime, puisqu'il n'ont pas réussi leur tentative), et parce que c'est philosophiquement insatisfaisant, puisque l’État n'a pas la propriété des vies de ses citoyens, qui ne sont pas des esclaves.

Mais ceci dit, la question est à peine effleurée, et je souhaite montrer qu'on peut la pousser plus avant, en traitant de la possibilité de la mort en général, sans distinguer la peine de mort et le suicide. Pour cela, il me faudra introduire quelques considérations épistémologiques, qui devraient facilement faire pencher la balance en faveur de l'interdiction.
Il y a deux attitudes dans le rapport au savoir, une attitude dogmatique, et une attitude sceptique. Pour le premier, il existe des connaissances solides, définitives, prouvées par des données qui ne sont pas susceptibles d'être révisées. Pour lui, la science est une entreprise de connaissance constituée d'un noyau dur de théories non révisables, et d'une périphérie plus fragile, celle qui se trouve à la toute pointe de la recherche, et qui est encore incertaine. La recherche hésite, tâtonne, commet des erreurs. Mais au bout d'un certain temps, les opinions divergentes des scientifiques commencent à converger vers une théorie, la bonne, celle qui va être incorporée au cœur de notre conception scientifique, et qui sera gardée définitivement. Les arguments relativistes tels qu'on peut les construire à partir des théories de Kuhn, avec sa notion de paradigme, n'effraieront pas un dogmatique. Il dira simplement que chaque théorie contient un noyau de vérités, qui sont reprises avec des concepts différents dans le nouveau paradigme. Ainsi, la théorie de la relativité d'Einstein n'efface pas celle de Newton, même si les concepts utilisés ne sont plus les mêmes. Elle en reprend bon nombre de vérités, notamment relatives au calcul du déplacement des planètes à des échelles raisonnables, et des objets ayant une vitesse limitée. 
Pour le second, la connaissance est par nature faillible, révisable. Nous croyons savoir, mais nous faisons erreur, parce que nos connaissances sont approximatives, ou bien fausses, ou bien encore vraies, mais pour de mauvaises raisons. Le sceptique a moins de difficultés à se justifier, il lui suffit de renvoyer aux faits : les scientifiques se trompent presque tout le temps, les politiques aussi, les hommes ordinaires aussi. Certes, on peut bien concéder que certaines vérités sont très stables, et qu'on a bien du mal à imaginer ce que cela pourrait signifier qu'elles soient fausses (il suffit de penser aux mathématiques, et à la plupart des vérités élémentaires de biologique, physique, chimie, etc.). Mais ces connaissances sont froides, sans grand intérêt, sans enjeu. Nous nous en servons souvent, mais ce ne sont pas elles qui font l'objet des discussions sérieuses et graves sur ce que nous devons faire à l'avenir. Quand on discute de la meilleure manière de se nourrir, de la manière d'avoir une énergie qui ne pollue pas, ou de la meilleure politique économique, on soulève des sujets chauds, des questions vives, sur les OGM, le gaz de schiste, ou bien la libéralisation du marché du travail. Personne ne s'intéresse aux vieilles questions tranchées depuis longtemps et qui n'ont plus vraiment cours dans les discussions scientifiques et politiques. Par conséquent, dans le monde réel, celui que nous habitons, il me semble incontestable que nous sommes dans la situation décrite par le sceptique : des connaissances faillibles, des sources d'informations contradictoires, des choix très difficiles à faire. Même si le dogmatique avait philosophiquement raison, c'est-à-dire que certaines vérités sont éternelles, il aurait pratiquement (dans la pratique) tort, parce que le monde dans lequel on vit est un monde d'incertitudes. 

Nous sommes maintenant capables d'apporter une réponse au problème qui nous inquiète : faut-il ou non autoriser la peine de mort, et faut-il ou non autoriser le suicide? Je crois que l'attitude sceptique répondrait non, dans les deux cas. Ce faisant, le sceptique propose le seul argument véritablement convaincant contre la peine de mort : la peine de mort est une sanction définitive, sur laquelle on ne peut pas revenir une fois qu'elle a été appliquée. Or, la justice se trompe, inévitablement, elle commet des erreurs judiciaires. Elle enverrait donc nécessairement des innocents à la mort. Et elle s'apercevrait après qu'elle a commis une erreur. Mais si elle a déjà tué l'accusé, il sera trop tard pour le rappeler et le libérer. C'est pourquoi, si vraiment on admet que la justice est faillible, comme toute autre entreprise humaine de connaissance, alors il lui faut absolument se passer de toutes les sanctions définitives, et la peine de mort en fait partie. De ce point de vue, la prison est une sanction acceptable. Car certes, les années perdues le sont définitivement. Mais il reste possible de libérer sur le champ quelqu'un qui a été enfermé à tort, et on peut éventuellement compenser la peine par des avantages financiers ou en nature. Bien sûr, on ne rend pas les années, mais on peut au moins arrêter la peine aussitôt que de nouveaux indices ont révélé l'innocence de la personne enfermée.
Et qu'en est-il pour le suicide? Je parle ici du suicide de celui qui pense que sa vie est un échec, et que plus rien de bon ne va lui arriver. C'est le suicide de désespoir, de l'individu seul, souffrant, échouant tout ce qu'il entreprend. Or, là encore, l'attitude sceptique est indispensable. Il faut absolument lutter contre les jugements définitifs, surtout ceux concernant sa propre vie. Personne ne sait de quoi demain sera fait, c'est une évidence. Mais personne ne peut dire non plus que sa vie passée a été une ruine. Qui nous dit que ces échecs ne peuvent pas être regardés d'un autre œil, qu'ils n'ont pas aussi participé à construire une personnalité hors norme? N'y a-t-il pas aussi des évènements heureux, auxquels on ne prête pas assez attention, à cause d'une tendance à la dépression? Bref, il ne faut pas tomber dans le dogmatisme d'une vérité unique et définitive sur la valeur de notre vie. La bonne conception de notre vie viendra plus tard, elle se renouvelle sans cesse. C'est pourquoi se suicider serait renoncer à voir notre vie sous un meilleur angle, c'est commettre un acte irréparable, alors que nous ne sommes pas sûrs de bien savoir ce que vaut notre vie. Alors que rester en vie, c'est considérer que l'on peut mieux voir, devenir plus intelligent, et donc mieux comprendre la valeur de notre vie. Il s'agit donc de se laisser une chance, d'accepter que nous nous trompions peut-être, donc que nous ne devons pas prononcer la sentence définitive. Peut-être que notre vie ne vaut rien et qu'il fallait se suicider le plus tôt possible. Mais ceci, nous ne pourrons le savoir que bien plus tard, aussi tard que possible, c'est-à-dire que nous ne le saurons jamais, parce que la mort naturelle ou accidentelle nous aura emporté avant que nous puissions nous prononcer. 

Ainsi, la peine de mort et le suicide sont des mauvaises options, parce qu'ils rendent définitifs des décisions judiciaires ou des jugements sur la valeur de notre vie qui sont faillibles et révisables. Mieux vaut donc être prudent, tenir compte de la faiblesse de notre savoir, et ne pas tomber dans l'excès en voulant agir bien au-delà de ce que notre savoir permet. Bien entendu, il ne s'agit pas d'interdire légalement le suicide (cela ne concerne que le rapport à soi, qui ne devrait pas relever de la loi), mais simplement de dire que, d'un point de vue éthique, il s'agit d'une mauvaise solution, qu'on ne peut recommander à personne
Ultime aspect que je ne compte pas soulever en détail, mais qui doit quand même être mentionné : l'euthanasie. Je la range dans la catégorie du suicide. J'apporterai donc la même réponse que pour celui-ci. Ce n'est pas une solution que l'on peut recommander, car on ne sait jamais si l'avenir ne va pas redevenir plus clément. Je conçois bien qu'il y ait des situations insupportables, de sorte que l'on veuille à tout prix faire cesser la douleur. Je réponds seulement que l'on prend alors un risque, qui est plus ou moins gros selon la maladie dont on est atteint, l'âge que l'on a, etc. Il y a peut-être des circonstances où ce risque mérite d'être pris; il suffit de se rappeler que l'euthanasie reste toujours un pari, et jamais une solution absolument bonne.