dimanche 27 mars 2011

Être bien disposé à penser

La pensée est souvent pensée sur le modèle de la représentation. Notre intériorité serait peuplée d'images, avec lesquelles nous jonglons au fil des tâches intellectuelles que nous avons à accomplir. L'esprit serait en quelque sorte un œil, surplombant une pièce vide, et capable de scruter les objets qui sont introduits dans cette pièce. A cet œil qui juge, il faut donc ajouter un deuxième être, par exemple un petit personnage, un être qui apporte des objets à cet œil, afin que celui-ci puisse les scruter. Ainsi, le personnage soumet à l’œil des propositions, au sens ordinaire de proposition, celui d'une demande. Ces propositions sont justement les représentations que l’œil doit juger. Car le rôle de l’œil est de prononcer un jugement sur ces objets, il doit dire si ceux-ci conviennent ou non, ou bien dire qu'il faut en apporter de nouveaux, pour les mettre en rapport, les comparer, etc. En fonction du jugement, ce personnage ira donc chercher d'autres représentations, et va soumettre une nouvelle proposition à l’œil, jusqu'à ce que l’œil soit satisfait. C'est ainsi que l'on se représente l'apparente dualité que produit la réflexion : il semble qu'il y ait en permanence manipulations de représentations, et en même temps observation de ces manipulations par quelqu'un d'extérieur, et qui peut ainsi juger de la pertinence des représentations apportées. L'esprit, selon le modèle représentationnaliste, est pensé comme composé d'un personnage qui montre des choses, et d'un autre qui les regarde, celui qui regarde pouvant au fur et à mesure orienter le travail de celui qui est sensé montrer les choses.
Pourquoi parle-t-on de représentation pour ce modèle de la pensée? Parce que les objets que le petit personnage apporte sont des copies des objets réels, ce sont des images de ces objets. Et l’œil intérieur n'est capable que de percevoir des images des choses, et pas les choses elles-mêmes. Le modèle représentationnaliste se satisfait à bon compte : il dédouble tous les objets, et dédouble la relation de perception. Tout comme l’œil physique perçoit des objets, l'oeil de l'esprit perçoit des images.

Pour critiquer cette conception, je vais partir du cas qui semble le plus favorable à cette théorie, celui de la reconnaissance. Que dit la théorie représentationnaliste de la reconnaissance? Elle dit que nous avons une image mentale d'une certaine chose, et que, lorsque nous voyons dans la réalité un objet, cet objet perçu est comparé avec l'objet pensé. Si les deux objets se recoupent totalement, alors l'esprit crie halte et arrête sa recherche, il a reconnu l'objet. Pour se faire une idée de ceci, il suffit d'avoir vu n'importe quel film policier : après avoir fait un relevé d'empreinte, l'empreinte est comparée à la base de données d'empreintes, dont les images défilent jusqu'au moment où "match" apparait, ce qui signifie que la nouvelle empreinte correspond à une empreinte déjà relevée ailleurs, et identifiée. L'esprit contiendrait donc une base de données remplies de représentations, et qu'il serait très facile de mettre en comparaison avec des perceptions présentes.
Si cet exemple est très favorable, c'est parce qu'il s'appuie sur le fait que les images visuelles en mémoire et les perceptions présentes semblent être de nature voisine. Les deux semblent montrer la même chose, bien que les images en mémoire soient moins vives. Qu'on relise Hume, au tout début de son Traité de la nature humaine, qui ose dire, dès la première ligne, en guise d'évidence, ce qui devrait nous faire tressaillir, que les idées sont des copies d'impressions.

Et bien non, les idées ne sont pas des copies d'impression, et les images visuelles mentales ne sont même pas les copies des images visuelles de la perception présente. Entre la vue d'une chose, et le souvenir de cette chose, il n'y a aucun rapport.
Et pourtant, il doit bien exister un rapport!
Oui, si l'on comprend que la pensée n'est pas la production de représentations, mais tout simplement la disposition, le fait d'être disposé d'une certaine façon. Penser à sa valise que l'on cherche sur un tapis roulant à l'aéroport, ce n'est pas avoir en tête l'image de cette valise, c'est se placer dans une disposition d'attente, une certaine inquiétude, qui ne sera résorbée que par la vue de la valise tant attendue. Nul besoin de comparer des images. Il suffit de réagir à un certain signal, à savoir la fameuse valise. Celui qui ne pense pas à sa valise sera au contraire un homme qui ne réagirait pas s'il la voyait passer.
Il ne s'agit certainement pas de réduire la pensée à des comportements, et il ne s'agit pas ici de behaviorisme, au contraire. Il n'y a rien de moins behavioriste que cette idée de disposition. Car la disposition n'est pas observable, au moins extérieurement (qu'elle puisse correspondre à un état cérébral est une autre question).
La disposition est l'attitude d'un individu face à une certaine situation. Penser, c'est être capable de se placer dans une certaine disposition, celle qui pourra nous faire ensuite réagir de manière correcte à la situation. Avoir en tête une certaine valise ("ma valise"), c'est être disposé à crier "j'ai trouvé" lorsque l'on retrouve l'empreinte identique dans la base de données.

Je tiens à insister sur le fait que cette théorie de la disposition est beaucoup moins précise que celle de la représentation. Car, justement, le coeur de ma critique est justement que cette théorie est trop précise. Elle est une reconstitution rationnelle postérieure, théorisée, d'un comportement qui ne se passe pas réellement ainsi. Il est très commode de décrire la pensée comme opérant sur des représentations. Mais chacun ressent bien que ce n'est pas ainsi que l'on pense. Pensons à l'exemple de celui qui recherche sa valise, ou bien son ami dans une gare ou un aéroport : personne ne se promène avec une petite image en tête. Chacun sait ce qu'il doit trouver, il se place dans la disposition de réagir s'il tombe sur la chose ou la personne désirée. C'est d'ailleurs pour cela que nous ne parvienons même pas, la plupart du temps, à décrire correctement notre valise ou le visage de notre ami. C'est bien la preuve, non pas que l'image mentale est floue, mais qu'il n'y en a pas du tout. Nous n'avons pas du tout besoin de pouvoir correctement décrire pour pouvoir reconnaître, parce que penser à une chose n'est pas avoir une miniature de cette chose dans l'esprit. Penser à cette chose est être capable de la reconnaître, si elle apparaît.
Dans l'esprit, il n'y a donc rien de particulier, aucune image, aucune représentation. Il n'y a qu'une disposition, une attitude d'attente de quelque chose. L'esprit a donc besoin de pouvoir être dans des états d'esprit, et rien de plus. L'esprit ressent la peur, la haine, le regret, la joie, l'espoir, etc. Il ressent aussi sa valise, son ami, ou que sais-je encore. Il y a autant de sentiments différents que d'objets que nous connaissons.
Et l'esprit qui pense est semblable à l'esprit qui craint quelque chose : il est dans un état d'incertitude, parce qu'il attend un certain évènement. Si cet évènement survient, alors la crainte cesse, et un autre état d'esprit arrive : ou bien la peur du danger bien présent (et plus la crainte de ce qui est absent), ou bien le bonheur de voir que cet évènement n'est pas dangereux. La pensée est identique : elle est une disposition à réagir d'une certaine façon, face à un évènement d'un certain type.

En résumé, la pensée ne consiste pas en des images qui circulent dans l'esprit, mais en une disposition d'attente d'un évènement donné. La pensée est un état de tension, et cette tension cesse dès que l'évènement attendu est arrivé.
La pensée est un sentiment.

2 commentaires:

  1. Ton argumentation est acceptable, mais elle n'implique pas du tout cette conclusion désolante. Une disposition n'est pas un sentiment. Je veux donc bien croire que la pensée soit une disposition, mais je n'accepte pas qu'elle soit un sentiment.
    Pour donner un début de piste, tu devrais chercher du côté des conceptions non réalistes des dispositions. Les dispositions sont des outils théoriques d'interprétation de nos actions, mais elles n'ont pas besoin d'être conçues comme des entités réellement présentes en nous. La disposition à rechercher quelqu'un donne sens à un comportement extérieur, mais la disposition n'est pas une chose en plus de ce comportement extérieur.
    Relis donc Wittgenstein, ou même Anscombe, parce que sa notion d'intention se rapproche beaucoup de ta notion de disposition. Et les deux permettent de comprendre en quoi une intention n'a pas besoin d'être dans la tête de l'agent à chaque instant de sa vie. L'intention est une raison, pas une cause des actions. De même les dispositions.

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    1. Cela me paraît en effet une bonne idée, si ce n'est que ces formulations un peu trop instrumentalistes, trop positivistes (les dispositions comme "outils théoriques d'interprétation") ne me semblent pas très crédibles, en plus de présupposer une sorte de naturalisme tout à fait discutable, puisque cela revient à dire que les phénomènes biologiques et psychologiques sont réels, alors que les phénomènes vraiment mentaux (croyance, désir, intention, etc.) ne le sont pas.
      Je suis d'accord pour distinguer le psychologique et le mental, malgré ce que cela peut avoir d'étrange. Car le mental est d'ordre dispositionnel (quand je crois que la Terre est ronde, je n'y crois pas seulement quand j'y pense, il s'agit d'une disposition permanente), alors que le psychologique est "occurrentiel" (quand je pense à la rondeur de la Terre, je n'y pense que pendant que mes pensées son actuellement présentes). Néanmoins, je ne trouve pas que cela implique que le discours sur les dispositions soit seulement une manière élaborée de parler des occurrences. Les dispositions existent au même titre que le occurrences. Surtout que la fonction explicative ne va pas que dans un sens : les dispositions expliquent l'arrivée des occurrences, mais les occurrences expliquent aussi l'existence des dispositions. On peut dire : "il fait ceci parce qu'il croit cela", mais aussi "il désire cela parce qu'il fait ceci".

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