mercredi 30 mars 2011

Le bon sens

Le bon sens cartésien est cette faculté infaillible de voir que quelque chose est vrai, quand la vérité de cette chose nous est présentée de manière indiscutable. Celui qui fait un raisonnement suivant parfaitement les règles de la logique aboutit à une conclusion, et son bon sens lui fait comprendre que sa conclusion est fiable, de même que toutes les étapes du raisonnement. Bref, le bon sens cartésien est une notion circulaire et inutile. Dire que le bon sens est la capacité infaillible de reconnaître le vrai, lorsque le raisonnement a été bien fait, présuppose que nous puissions déjà savoir ce qu'est un raisonnement dans les règles, pour définir le bon sens. Il n'y a pas de capacité de reconnaître le vrai. Il y a seulement une capacité à faire des inférences valides, capacité que nous avons plus ou moins bien apprise. Inutile d'ajouter à cette capacité une mystérieuse faculté de contrôle, de réflexion. On peut donc raisonner, mais on n'a nul besoin d'avoir à adhérer à son raisonnement. Raisonner, c'est adhérer (au moins de manière hypothétique).

Par contre, le bon sens existe, et il est une faculté absolument indispensable aux hommes, sans laquelle ils ne pourraient rien faire. Ce bon sens prend d'abord la forme d'une faculté de juger, pour parler comme Kant : c'est la capacité de reconnaître les objets auxquels nous avons affaire. Cette capacité doit être appelée bon sens, parce qu'elle est définie par son caractère informel. Ce bon sens ne peut pas être appliqué en suivant des règles, car s'il fallait suivre des règles pour s'en servir, il faudrait encore un bon sens de degré supérieur pour vérifier que les règles du bon sens inférieur ont été bien suivies. Bref, reconnaître des objets se fait sans règle, se fait de manière complètement informelle. 
Cependant, on peut définir les concepts comme des règles pour la classification des objets, mais ces règles s'appliquent sans règle, de manière purement informelle. Celui qui ne voit pas qu'il a deux mains, et dix doigts ne peut pas être corrigé, il n'y a plus aucun conseil à lui donner (c'est-à-dire de procédure à suivre) pour lui faire prendre conscience de ses mains. Soit il le voit, soit on ne peut plus rien pour lui. S'il n'a aucun bon sens, il n'y a rien que l'on puisse faire pour lui. Mais heureusement, ces hommes, s'ils existent, sont fort rares. Ainsi, à chaque fois qu'il faut suivre une règle, par exemple pour identifier un objet, il faut en même temps utiliser son bon sens, afin d'utiliser correctement les règles dont nous disposons. Nous savons qu'une main humaine est un morceau d'os et de chair, en prolongement du bras, et qui contient cinq doigts. Ceci est la règle pour reconnaître une main. Mais à celui qui ne parvient pas à comprendre que cette règle est satisfaite par ces deux "trucs" qui lui sont attachés, il n'y a rien à dire, rien à expliquer. Il doit les voir, c'est tout.

Peut-on dire, comme Descartes le suggère, que le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée? Il faut répondre que tout le monde a un sens, et donc qu'il est un sens commun. Tout le monde partage ce sens commun. Par contre, il s'en faut de beaucoup pour qu'il soit toujours bon. Il est souvent fautif, faible, manquant de pertinence. Bref, le bon sens s'entraîne, s'exerce, mais ne s'utilise pas en suivant des règles. Le bon sens est la seule faculté en nous qui ne soit pas mécanisable. On peut mettre sous forme d'algorithme des procédures de raisonnement, mais pas une procédure pour suivre des procédures. 
Comment fait donc la machine, puisqu'elle n'a pas de bon sens? Elle le fait grâce à son hardware : c'est la partie électrique, matérielle, qui assure le respect de règles, c'est-à-dire du programme (du software). Ainsi, la procédure pour suivre des procédures, si l'on peut dire, n'appartient pas au programme lui-même, mais appartient à la partie matérielle de la machine. Qu'il en soit de même chez les hommes, et que le bon sens repose, in fine, sur la biologie et sur un dressage, est une hypothèse vraisemblable, sur laquelle je ne m'étendrai pas ici.

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