mercredi 22 février 2012

La bonne foi du garçon de café

L'analyse sartrienne du garçon de café est devenue si célèbre que l'on peut se permettre de la résumer brièvement : dans son désir d'être garçon de café, l'homme ne peut qu'imiter, ne peut que jouer le garçon de café comme un acteur jouerait Hamlet. Mais il ne peut jamais coïncider avec ce rôle, parce qu'il est un homme, un homme libre, un homme dont la conscience dépasse sans cesse son essence. Sartre veut donc faire jouer la liberté humaine contre le fonction sociale, qui elle, donne des devoirs mais ne garantit pas notre liberté. L'homme qui s'identifie à sa fonction est un homme qui abdique sa liberté pour se plier entièrement aux exigences qui incombent à cette fonction. Il est de mauvaise foi, parce que l'homme reste libre, quoi qu'il fasse. Retrouver sa bonne foi serait donc, pour le serveur, accepter sa condition humaine authentique, à savoir son état de liberté. 
On fera bien remarquer que ce pauvre garçon de café, même en reconnaissant sa liberté, devra continuer à se lever tôt et à servir ses clients avec le plus d'élégance possible s'il veut garder son toit et pouvoir mettre du beurre dans les épinards. Et ce d'autant plus qu'autour du café de Flore, les loyers sont assez élevés. Bref, ce que demande Sartre ne change rien à la vie du garçon de café, mais ceci n'est pas une objection décisive contre le philosophe, juste le rappel très prosaïque que la liberté de ne pas aller à son travail demande une certaine assisse financière. Mourir de faim dans le froid n'est pas être libre. Autrement dit, la liberté métaphysique de l'homme semble bien ridicule en regard de la liberté et de la servitude économique et sociale.

Néanmoins, je voudrais quand même, parce que le philosophe ne doit pas avoir honte de planer au-dessus des réalités triviales (ce qui ne signifie évidemment pas qu'il doit les mépriser ou s'en désintéresser), parler de cette liberté métaphysique sartrienne. 
L'idée de Sartre est la suivante : être libre, c'est ne pas être entièrement défini, déterminé. Tout ce dont l'être coïncide avec la définition (ou l'existence avec l'essence) n'est pas libre. Tout ce qui, au contraire, peut sans cesse dépasser sa définition, est libre. Or, l'homme est libre, parce que l'homme n'a pas d'essence. Il est donc toujours plus que sa définition, puisqu'il est quelque chose alors que sa définition est vide. A l'inverse, les fonctions sociales sont parfaitement définies, il serait donc possible d'être servile si l'on pouvait parfaitement coïncider avec sa fonction sociale. Donc, l'homme qui sait qu'il est plus que sa fonction sociale comprend qu'il est libre. L'homme qui ne le comprend pas ne sait pas qu'il est libre. Sartre dit également que personne ne peut coïncider parfaitement avec sa fonction, et c'est pourquoi tout le monde est libre, même si certains voudraient ne pas le reconnaître.

Mon objection est la suivante : Sartre possède une représentation particulièrement restrictive de la fonction sociale. Il hypostasie les fonctions de manière abusive, et c'est cela qui l'entraîne à dire que l'homme n'est libre que s'il dépasse sa fonction. La fonction de garçon de café n'est pas inscrite de toute éternité dans le ciel des idées! Ce que Sartre prend pour un rôle convenu, prédéfini, est le produit de milliers de garçons de café qui ont chacun contribué à définir ce qu'est un bon garçon de café. Et celui que Sartre observe en fait de même. Il ne se contente pas de reprendre un rôle qui existerait déjà. Il modifie ce rôle en le jouant, il participe à former ce qui devrait être pour lui un vrai garçon de café comme l'ont fait ses prédescesseurs. Le garçon reçoit un héritage, celui du garçon de café traditionnel, au geste souple et rapide, au regard plein d'attention, au ton de la voix accueillant. Mais libre à lui de faire ce qu'il veut de cet héritage, de l'accentuer pour se rendre encore plus caricatural, au contraire de prendre une allure plus décontractée, ou bien encore de se donner l'air plus strict et expéditif.
Ainsi, en étant garçon de café, l'homme ne renonce pas à sa liberté, il ne se force pas à coïncider avec sa fonction, alors qu'il ne le pourrait jamais. Il est au contraire pleinement sa fonction, mais toute son œuvre consiste à revisiter cette fonction, à la faire évoluer, dans la direction de ce qui lui semble meilleur. L'homme n'est donc pas garçon de café en plus d'être un homme libre, il est seulement un garçon de café libre. C'est dans la fonction que l'homme est libre, parce que toute fonction permet de la liberté, de la créativité. Bien sûr, sa liberté n'est pas infinie. Il doit par exemple respecter les heures d'ouverture et de fermeture du café. Ceci, il ne le choisit pas. Par contre, sa démarche, sa voix, son accoutrement sont de son ressort, et personne ne se privera de faire des choix, d'orienter son métier vers ce qui lui semble le meilleur. L'homme dans sa fonction ne se contente pas d'être ce qu'il doit être, il rend ce qui doit être conforme à ce qu'il est.

Ce n'est pas pour rien que Sartre refuse de répondre aux questions relatives au sens de la vie, qui lui semblent des questions profondément théologiques, parce qu'elles supposeraient un Dieu créateur qui aurait donné à l'homme une fonction propre. Sartre, en effet, se demande si on peut donner un sens à la vie humaine, et il répond à raison qu'il n'est pas possible de lui en donner un (j'ai cependant apporté quelques nuances à cette idée, dans ce post : Le scepticisme et le sens de la vie). Par contre, il est parfaitement possible de donner un sens à la vie du garçon de café. Son but est de rendre plus agréables les quelques instants passés avec les clients, son but est d'éviter aux gens d'avoir à se servir eux-mêmes. La fonction sociale donne un but à la vie. Elle  donne une grille de lecture à l'ensemble de nos actions. Il y a certes ceux qui ne font garçon de café que pour gagner leur vie. Mais il y a aussi ceux qui apprécient leur métier, qui aiment rencontrer et rendre service aux autres. Si la liberté était impossible dans la fonction, alors il faudrait en effet choisir entre le sens de la vie et la liberté. Mais puisque l'on peut être créatif dans sa fonction, alors on peut être libre et donner un sens à sa vie.
Ce faisant, on peut reconsidérer l'ensemble de son existence à partir de son métier. Et c'est ce que font l'immense majorité des gens, dont le sens de la vie passe, certes aussi par la famille et les amis, mais avant tout par le travail. D'ailleurs, tous les autres âges de la vie sont vus selon ce prisme. La jeunesse est la formation, les moments de pause sont des vacances ou des loisirs, ce qui signifie un temps accordé en marge d'une activité principale, et la vieillesse est la retraite. Toutes les actions sont donc ramenées au travail, qui donne le fil conducteur des existences. C'est en cela que les personnes peuvent trouver un sens à leur vie. Alors qu'une simple vie d'homme ne confère aucun sens (je distingue bien la simple vie d'homme de la vie de père, de mère, ou même d'ami, qui peut très bien donner un sens à une existence).

Il faut donc s'attaquer à l'humanisme de Sartre, qui s'imagine qu'un homme dépourvu de toute qualification, un homme nu, pourrait encore avoir un projet ou donner un sens à sa vie. Il faudrait probablement faire un lien entre l'homme nu sartrien et le démocrate tel que le décrit Platon dans la République (livre VIII). Le démocrate est un homme assez aimable, mais terriblement inconsistant. Il change sans cesse d'activité, un jour il joue de la flute, l'autre jour il part à la guerre, il lui arrive de s'intéresser de temps en temps à la philosophie. Mais il ne possède aucun principe directeur, rien qui puisse donner un sens à sa vie. Il saute d'une activité à une autre, au gré de ses humeurs, et sans pouvoir établir le moindre lien entre elles. C'est véritablement l'homme moderne, celui qui se reconnaît homme, et refuse les étiquettes, comme on le dit familièrement. Mais l'homme moderne est aussi souvent frappé par l'inconsistance de sa vie, et c'est pourquoi il est toujours à la recherche du sens de sa vie.
Cet homme moderne ne comprend pas que la liberté ne consiste pas à refuser les étiquettes, mais à les endosser, parce que les endosser les fait changer.

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