vendredi 2 mars 2012

Petite sociologie de la vérité

Il y a un contraste assez frappant, pour un professeur de philosophie qui a déjà lu une fois dans sa vie Quine et Davidson, entre ce que ces auteurs disent de la vérité, et ce qu'il observe chez ses élèves. Ce contraste demande une explication.

Que disent Quine et Davidson? Que la vérité est une notion primitive comprise très rapidement par les êtres humains, parce que cette notion (avec celle de fausseté) est indispensable pour apprendre notre langue maternelle. En effet, apprendre une langue consiste toujours à interpréter les énonciations des autres, c'est-à-dire à retrouver le sens de ce qu'ils disent, en présupposant que ce qu'ils disent est vrai. C'est le lien, sur lequel a beaucoup insisté Davidson, entre vérité et signification : la signification d'une phrase donnant les conditions dans lesquelles elle est vraie, alors comprendre la signification des phrases d'autrui consiste à identifier les conditions dans lesquelles il l'emploie, en présupposant qu'il dit vrai.
Bien entendu, il est exclu qu'un enfant puisse avoir une notion de la vérité aussitôt qu'il a commencé à interpréter les autres. Car tant qu'il ne s'est pas aperçu que les autres peuvent se tromper, et se trompent parfois, autrement dit tant qu'il ne possède pas aussi la notion de fausseté, la notion de vérité ne peut avoir aucun contenu. Si le principe de charité, qui nous demande de supposer qu'autrui dit vrai, ne menait jamais à la moindre déception, alors ce principe serait totalement vide. Faire une phrase et dire vrai seraient identiques, et on pourrait tout simplement supprimer le concept de vérité.
Ainsi, un enfant normal disposera des concepts de vérité et de fausseté dès qu'il comprendra que les personnes disent souvent la vérité, que l'on peut donc se servir de ce fait pour interpréter leurs propos, mais qu'il arrive aussi que les personnes mentent ou se trompent, ce qui implique que les conditions d'usage de ces phrases fausses ne renseignent plus sur leur sens. Un enfant sait ce qu'est la fausseté lorsqu'il est capable de comprendre ce que croit une personne qui fait erreur, et qu'il sait en même temps que cette personne est dans l'erreur. L'enfant entend son grand-père myope dire "regarde, un aigle", alors que l'enfant reconnaît très bien un pigeon. L'enfant dispose du concept de fausseté si, au lieu de conclure que son grand-père appelle "aigle" les pigeons, son grand-père appelle normalement ces oiseaux, mais qu'il a mal vu l'oiseau qui venait de passer.

Donc, l'usage des notions de vérité et de fausseté paraît ordinaire et simple. Pourtant, en cours de philosophie, ces notions posent problèmes. Des affirmations qui ne font que reformuler cet usage ordinaire, telles que la définition de la connaissance comme croyance vraie, sont acceptées avec beaucoup de peine par les élèves. L'usage implicite de ces notions ne pose pas de problème, et l'explicitation est pourtant très laborieuse. En généralisant de manière assez peu rigoureuse, il me semble que les élèves s'attachent particulièrement aux preuves, aux justifications, dans la définition de la connaissance, et pas du tout à la vérité. A partir des trois composantes de la définition platonicienne de la vérité comme 1) croyance 2) vraie 3) justifiée, les élèves ne retiendraient que les composantes 1 et 3. Pour eux, une connaissance est une croyance justifiée. D'ailleurs, pour être plus précis, ils pensent aussi que l'idée de croyance justifiée est quasi contradictoire, de sorte qu'ils préfèrent encore dire qu'une connaissance, "c'est prouvé", ne retenant que la composante 3, plutôt que de parler de croyance justifiée. Les refus des composantes 1 et 2 ont la même cause, que je vais essayer d'expliquer.
Il y a deux sortes de rapports aux connaissances. Il y a le rapport du juge, et le rapport du sceptique. Le juge est celui qui décide si quelque chose est vrai ou faux, et qui ne peut exercer son jugement que s'il dispose déjà de tous les éléments dans son dossier, afin de trancher. En épistémologie, le juge ne peut être que l'historien qui revient sur la science du passé, la science déjà écrite, et qui sait dès le commencement qui avait raison et tort. En tant que juge, il peut dire qui avait la vérité, et qui était dans le faux. Le sceptique, lui, est quelqu'un qui, ou bien doute de ce qu'il sait, ou bien cherche parce qu'il ne sait pas encore. Le scepticisme, étymologiquement, est en effet le doute et la recherche. Or, dans ces deux cas, il lui est impossible d'employer la notion de vérité, puisqu'il ne peut pas dire ce qui est vrai. Et il ne pourra pas non plus prouver quelque chose en disant que c'est vrai. La vérité d'une phrase ne se présente pas à nous comme une preuve qu'il faut y croire. Bref, pour le sceptique, pour la science en train de se faire, la vérité est une notion inutile.
Voilà donc pourquoi les élèves n'ont que faire de cette idée de vérité. Leur situation scolaire les identifie à des chercheurs, à des personnes qui cherchent à connaître, et pas à des juges, rôle qui est tenu par leurs professeurs seulement. Les élèves sont confrontés à des problèmes, et devront les résoudre en donnant des preuves et démonstrations. Mais ils ne convaincront jamais leur professeur en affirmant péremptoirement que ce qu'ils disent est vrai. Du coup, pour eux, la connaissance est d'abord ce qui peut être démontré. Alors que pour un professeur, chargé de vérifier que ce que disent leurs élèves est conforme à ce qu'ils savent, les connaissances sont d'abord des croyances ou des affirmations vraies. 
Autrement dit, il y a une sociologie de l'usage de la notion de vérité, et cette sociologie peut même dériver en une théologie. En effet, une communauté d'égaux, les élèves entre eux, ou les chercheurs entre eux, ne peuvent pas utiliser la notion de vérité. Elle ne leur sert à rien. Elle ne convainc personne et n'explique rien. Par contre, dès lors qu'existe une hiérarchie, les professeurs et les élèves, ou bien Dieu et les hommes, alors la notion de vérité redevient opératoire. Le supérieur hiérarchique détient la vérité, et la connaissance consistera, pour l'inférieur hiérarchique, à croire quelque chose conformément à la connaissance du supérieur. Le supérieur seul peut dire quelque chose comme "la connaissance est une croyance vraie". Il peut se le permettre parce qu'il a de son côté identifié ce qu'est la vérité, et qu'il se sert de cette connaissance pour parler des connaissances des autres, qui eux sont à la recherche de la connaissance. C'est le fait de parler des croyances des autres qui permet de parler de croyance vraie. Par contre, pour un chercheur, qui parle de ses propres croyances ou des croyances de ses égaux, il ne sert à rien de parler de vérité, puisqu'il ne dispose d'aucune manière distincte de sa propre recherche, pour établir ce qui est vrai ou faux.

Qu'en conclure? La philosophie demande aux élèves, pour la première fois dans leur scolarité, de redevenir ce qu'ils sont toujours dans la vie ordinaire, à savoir des juges. En effet, pour comprendre l'autre, il faut juger qu'il dit vrai ou faux. Mais les élèves, qui ont parfaitement intériorisé les règles scolaires, qui sont aussi les règles de la recherche scientifique, comprennent très bien que la vérité est, dans ce cadre, une notion inutile, ou bien utile seulement pour un hypothétique être suprême qui saurait tout ce qu'il y a à savoir sur le monde. Philosophiquement, les élèves ne retiennent donc qu'une dichotomie entre croyances et connaissances, c'est-à-dire une dichotomie entre les discours justifiés et les discours injustifiés. Il me semble qu'il faut leur donner raison. En sciences, nous ne sommes jamais certains d'avoir la vérité. Il se peut toujours que l'avenir nous démente. C'est pourquoi une connaissance ne peut jamais être quelque chose de plus qu'un discours suffisamment justifié.

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