samedi 10 novembre 2012

Le fou, le méchant, et le solitaire

Il est assez courant, et pas complètement injustifiable, de réduire la morale aux règles permettant aux hommes de vivre en commun de manière pacifiée, harmonieuse. Est bonne une règle morale qui prescrit des actions qui favorisent la concorde au sein d'une communauté, est mauvaise une règle qui fragilise cette communauté, qui pousse les hommes à se nuire entre eux. Le bien, c'est la communauté, le mal, c'est l'individu. Quand l'individu agit au service de sa communauté, il fait le bien, quand il agit pour lui-même au détriment de sa communauté, il fait le mal.
On reprochera à cette conception de la morale d'être trop partielle, et de ne pas tenir compte du rapport à soi, de tout ce que l'individu doit faire pour vivre bien, pour être heureux. En d'autres termes, on pourrait distinguer morale et éthique, et admettre la conception de la morale présentée ci-dessus, en insistant sur le fait que l'homme est aussi soumis à des exigences éthiques, celles qui lui permettent de mener une vie de qualité, en réalisant toutes ses potentialités. J'accepte cette remarque. Il ne suffit pas de respecter les quelques règles permettant la vie en commun (être sincère, ne pas agresser les autres, ne pas les voler, etc.) pour avoir une réponse complète à la question "comment vivre?". On peut même faire un pas supplémentaire, comme le fait Ricœur, dans Soi-même comme un autre. Ce pas consiste à subordonner la morale à l'éthique, en affirmant que ces règles morales permettant la vie en communauté ne tirent leur validité que d'un désir plus fondamental, celui, justement, de vivre avec les autres. Ricœur résume ceci dans la formule suivante : "la visée éthique est la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes". Puisque chaque homme veut une vie personnelle riche, des rapports affectifs sincères, et un système politique juste, alors chacun doit se plier aux règles morales qui permettent de réaliser ce but. Mais la morale n'aurait plus aucune validité, si l'individu n'avait pas ce désir fondamental d'appartenir à une communauté.
Je voudrais montrer ici, en quelques mots, le cas de quelques individus qui, volontairement ou pas, n'ont pas cette visée éthique d'une vie partagée avec les autres, et qui pour cette raison, vivent, selon la formule de Nietzsche, par-delà bien et mal. 

J'ajouterai pour commencer une remarque de bon sens, qui pourtant n'est pas systématiquement faite dans les discussions politiques. Un ensemble est une chose, une communauté en est une autre. Un ensemble est une entité abstraite, qui réunit l'ensemble des individus qui ont une certaine propriété en commun. Cette réunion est aussi abstraite que l'ensemble qu'elle forme, il s'agit d'une pure opération intellectuelle, qui n'affecte pas réellement les choses qui sont réunies. On peut définir l'ensemble de toutes les choses rouges, l'ensemble de tous les nombres pairs, l'ensemble des présidents de la république française, etc. Une communauté est par contre une entité concrète, qui réunit matériellement ou institutionnellement des choses. La communauté a donc un effet réel sur les choses qui lui appartiennent. Un tas de pierre est une regroupement spatial de pierres. La communauté nationale est un ensemble d'individus vivant sur le même territoire, ainsi que quelques individus qui ont émigré mais ont gardé leur nationalité. Une réunion d'entreprise est une séance de discussion de tous les membres de cette entreprise en un lieu et un temps donnée, avec un thème de discussion défini à l'avance. 
Bref, il faut toujours distinguer les entités abstraites et les entités concrètes. Un ensemble est abstrait, une communauté est concrète. Et mon propos, bien entendu, va être de présenter le cas d'individus qui peuvent appartenir à des ensembles, mais pas à des communautés. Il y a un ensemble des fous, mais pas de communauté des fous; de même pour les méchants; de même pour les solitaires. 

I Le fou
Commençons donc avec les fous. En termes psychiatriques plus précis, nous parlerions de psychose, c'est-à-dire de trouble causant une perte ou une altération du "sens de la réalité et de soi" (d'après le DSM IV). La définition de la psychose implique une différence avec d'autres troubles, que l'on qualifie parfois de névroses (quoique le terme n'apparaisse plus dans le DSM IV), et qui n'altèrent pas ce rapport à la réalité. En clair, il y a une différence marquée entre celui qui se prend pour Napoléon, et celui qui se lave les mains dix fois par heure. Le premier souffre d'une psychose qui lui fait perdre le sens de la réalité, alors que le second souffre d'un trouble obsessionnel compulsif qui ne l'empêche pas du tout de comprendre le caractère inapproprié de son comportement.
Quel est donc le problème avec les fous? Cette idée d'une perte du rapport à la réalité masque le véritable enjeu. Car elle laisse penser qu'il y aurait vraiment un monde réel, le seul et unique, dans lequel vivent les gens normaux. Or, c'est plus compliqué que cela. Je veux bien penser que les mers, les forêts, les animaux sauvages appartiennent au monde réel, objectif, ne dépendant pas de nous. Mais le monde des humains n'est pas ainsi. Il est fait de blocs de pierres que l'on prend pour des villes, de gens habillés en bleu que l'on prend pour des policiers, de panneaux que l'on prend pour des "sens interdit", de bruits faits avec la bouche que l'on prend pour des voix, etc. Autrement dit, ce que l'on appelle la réalité est largement une construction humaine, qui pourrait bien être, absolument parlant, aussi délirante que les idées d'un fou.
Ainsi, la différence entre le fou et les hommes normaux n'est pas du tout relatif au contenu des représentations qu'ils ont. En termes de contenu, il est impossible de les distinguer. La différence est que les hommes normaux sont capables d'entrer dans un monde commun, d'entrer dans les représentation des autres, et d'y participer. Nos parents, nos professeurs, nos amis, nous expliquent le sens des choses, et nous les comprenons, nous interagissons avec elles, nous introduisons parfois nous-mêmes de nouvelles institutions auxquelles les autres peuvent participer. Le monde des hommes normaux n'est pas normal, il est avant tout un monde commun. Ce que l'on appelle le sens de la réalité n'est pas la capacité de saisir quelque chose qui serait là objectivement, il est la capacité de participer aux fictions des autres. Un homme est normal s'il arrive à comprendre les idées délirantes d'un autre, à y prendre part. Un homme est fou s'il n'arrive pas à participer aux idées des autres, ni à faire participer les autres aux siennes. Dans un billet précédent (Sur une expression : "partir dans son délire") j'avais déjà signalé que l'on passe pour fou tant que l'on ne parvient pas à faire accepter aux autres nos pensées. Je ne fais ici que tirer les leçons de ce post : le fou est moins quelqu'un qui délire, que quelqu'un qui n'arrive pas à faire délirer les autres avec lui, quelqu'un qui délire tout seul.
Ainsi, le fou est quelqu'un qui ne peut pas vivre en communauté, parce qu'il ne peut pas partager de monde commun. La folie n'est pas perte de contact avec la réalité, mais incapacité à partager un monde. Je n'accepte donc pas ces aphorismes sur le sage perdu au milieu d'un peuple de fous. Vivre ensemble demande de se coordonner avec les autres. Ceux qui y arrivent ne sont pas fous, peu importe ce qu'ils croient par ailleurs.

II Le méchant
Vient ensuite le cas du méchant. Ici, Platon a déjà tout dit dans le Lysis. Seuls les hommes bons peuvent avoir des amis et vivre ensemble, parce qu'ils s'aident mutuellement. Par contre, quelqu'un de mauvais est quelqu'un qui nuit aux autres, notamment pour en tirer un profit personnel. C'est pourquoi une telle personne ne peut pas avoir d'amis, et ne peut pas vivre avec d'autres hommes.
La conclusion platonicienne a quelque chose de contre-intuitif. Il nous semble que même les bandits arrivent à avoir des amis, et qu'ils peuvent aussi former des bandes. Mais justement, ils n'y arrivent que parce qu'ils cessent parfois d'être des bandits. Quand le mafieux retourne dans sa famille, il n'égorge pas sa femme parce qu'elle a trop salé la soupe, et ne vole pas dans la tirelire de son fils pour résoudre ses problèmes d'argent. Il doit donc, de temps en temps, se comporter en personne normale, voire bienveillante. De même, lorsque des bandits commettent des délits et des crimes en bandes organisés, ils sont bien obligés de respecter entre eux un code moral qu'ils se dispensent d'appliquer envers les personnes extérieures. Ici aussi, il leur faut donc devenir de hommes bons envers les membres de leur communauté, pour que celle-ci persiste.
Par conséquent, en supposant qu'un individu soit radicalement méchant, c'est-à-dire qu'il ne se permette jamais la moindre bienveillante envers quiconque, et commette une mauvaise action chaque fois qu'elle lui est utile, alors il n'aurait plus ni famille, ni bande. De nombreux films montrent comment des voleurs au sein d'une bande cherchent à éliminer les autres membres pour ne pas partager le pactole. Ces films mettent donc en scène des méchants radicaux, qui ne sont jamais bons, même envers leurs proches. A la fin, il ne peut donc rester qu'une seule personne, celle qui a éliminé les autres. Ou bien, s'ils ne se sont pas tués, ils vivent chacun dans un état de conflit, de guerre permanente. 
Les méchant non plus ne peuvent donc pas vivre en communauté, puisque leur objectif, faire tout ce qui est bon pour eux, même si c'est aux dépends des autres, est incompatible avec la vie sociale, qui demande toujours une part de sacrifice. Remarque très importante : le méchant radical, en réalité, n'est pas immoral, à la différence du méchant ordinaire qui lui l'est, parce qu'il est doux avec sa famille et ses amis, et méchant avec les autres. Le méchant ordinaire se contredit lui-même, il traite différemment des personnes alors qu'il ne peut pas justifier cette différence de traitement. En soi, un membre de la bande a les mêmes droits qu'une personne extérieure, donc il devrait être traité de même. En ne le faisant pas, le méchant ordinaire se contredit, donc est immoral. Par contre, le méchant radical, lui, est décidé à ne pas vivre en communauté. Il n'a que faire de l'idée de Ricœur selon laquelle la vie bonne serait une vie avec les autres. C'est pourquoi, n'ayant pas la même visée éthique, il n'est pas non plus soumis aux règles morales usuelles, qui servent à vivre en paix avec les autres. C'est pourquoi le méchant radical vit par-delà bien et mal. Il n'est pas immoral, mais amoral, en dehors de la morale. La morale ne le concerne pas, parce que l'objectif de la morale, la vie en paix avec les autres, ne le concerne pas non plus. (Bien entendu, cela n'empêche pas une communauté de se défendre contre de tels individus, s'il en existait, ce dont je doute. N'étant pas soumis à la morale, la lutte contre eux serait semblable à la chasse aux bêtes sauvages, plutôt qu'à la punition légale). 

III Le solitaire
Enfin, une dernière figure d'individu ne pouvant pas vivre en communauté est celle du solitaire. Le solitaire illustre au mieux la différence entre ensemble et communauté. Il existe un ensemble des solitaires, à savoir l'ensemble de tous ceux qui vivent seuls, sans dépendre de quiconque. Par contre, il ne peut pas exister de communauté des solitaires, parce que celle-ci s'abolirait elle-même, en changeant immédiatement le statut de ses membres. En effet, si les solitaires décidaient de vivre ensemble, alors ils ne seraient plus solitaires. En cela, les solitaires sont aussi une menace pour toute communauté. Celle-ci ne vit que par les liens qui se tissent entre les individus. Si ces liens se distendent, que les individus ne mettent pas des choses en commun, alors le monde s'effrite.
La solitude a beaucoup à voir avec l'individualisme, mais s'en distingue néanmoins sur un point crucial, qui explique d'ailleurs pourquoi les solitaires sont en fait des figures absolument exceptionnelles (au sens qualitatif et quantitatif). Dans nos sociétés, nous appelons solitude le fait de n'avoir pas d'époux, pas d'amis, peu ou pas de collègues de travail. L'allégorie du solitaire serait un écrivain au sein d'une grande ville dont il ne connaît personne, pas marié, sans famille, passant ses journées à lire, en attendant de rares clients dans sa petite librairie, et occupant ses nuits à écrire. En réalité, cet homme n'est pas véritablement solitaire, mais plutôt individualiste. Car il a bien des relations avec les autres, mais ces relations sont impersonnelles. Il écoute les autres par texte interposés, il reçoit quelques clients, monte dans quelques transports en commun, paie ses impôts à la collectivité ainsi que sa facture d'électricité. Autrement dit, il profite du monde commun, sans pour cela avoir besoin de nouer des relations personnelles : toute notre société est construite pour que de tels individus puissent correctement vivre. Le chauffeur de bus ne transporte pas que ses amis, la compagnie d'électricité ne fournit pas non plus que la famille de ses employés, les clients qu'il reçoit dans sa librairie ne le connaissent pas personnellement, etc. On peut bien sûr trouver que la vie de cette écrivain est un peu triste, terne, mais d'un point de vue socio-politique, cette absence d'amis ne lui posera aucun problème particulier. 
L'individu est une figure bien utile à nos sociétés. L'individu peut rester très tard à son travail, parce que personne ne l'attend à la maison. Il peut se déplacer sur simple demande, puisque rien ne l'attache particulièrement à son lieu de vie. Il est facilement manipulable, car sa situation est beaucoup plus précaire que ceux qui peuvent compter sur leur famille ou leurs amis pour les soutenir en cas de coup dur. Il ne participera pas beaucoup aux manifestations et mouvements de lutte sociale, faute, là encore, d'être poussé par ses relations personnelles (nombre d'études montrent que le niveau d'abstention aux élections dépend beaucoup du niveau de relations sociales). Le vrai solitaire, lui, est subversif. Car il ne profite pas des avantages de l'Etat et de la vie communautaire. Il vit seul dans une grotte, ou dans sa yourte, ou dans le hameau qu'il a construit lui-même. Son indépendance est absolue, là où l'individu a toujours des liens de dépendance très forts, quoiqu'ils soient impersonnels. La généralisation de la solitude aboutirait à la destruction de toute communauté, alors qu'il existe des communautés d'individus, ce que l'on appelle des sociétés (selon la célèbre distinction entre gemeinschaft et gesellschaft).


Alliance étonnante à première vue, que celle du fou, du méchant, et du solitaire. Je ne veux pas nier leurs différences. On soigne les fous, on traque les méchants, on tolère les solitaires, et cela semble justifié. Pourtant, tous partagent ce trait de ne pas pouvoir, ou de ne pas vouloir, vivre dans un monde commun. Tous sont des figures intrinsèquement dangereuses, puisqu'elles sont des menaces contre ce à quoi nous tenons (nous hommes normaux). Ceci peut, en partie, expliquer ce mélange de crainte, d'incompréhension, et d'admiration que provoque nos contacts avec eux.

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