mercredi 7 novembre 2012

Introduction à la pensée simple

Je me permets un jeu de mot sur le titre d'un des ouvrages d'Edgar Morin, dont l’œuvre a pour projet la défense et l'illustration de la pensée complexe, c'est-à-dire de la pensée qui tisse entre eux les multiples savoirs dont nous disposons, et qui ne se satisfait pas de leur émiettement en autant de disciplines cloisonnées. Morin, dans son livre sur la pensée complexe, comme dans les autres, essaie de montrer que tous les termes opposés (cause et effet, nature et culture, individu et société, etc.) ont des relations dialectiques, de rétroaction, que chaque élément d'un système contient en lui-même la totalité de la structure, que comprendre un texte suppose de comprendre l’œuvre entière dans laquelle il est inséré, etc. La pensée complexe s'oppose donc à tout réductionnisme, à la tentative de réduire au simple ce qui est complexe. Ainsi, comprendre un homme, ce n'est pas tenter de naturaliser la psychologie et la sociologie, et réduire l'homme à un dispositif biologique; c'est au contraire présenter les enchevêtrements de toutes les disciplines, donc de tous les aspects de l'homme. Telle propriété physique produira tel phénomène social; en retour, tel phénomène social entraînera telle modification morphologique, etc.
Mais la pensée complexe ne se réduit pas au refus du réductionnisme. Elle est aussi la tentative de penser dans son unité, dans sa globalité, la totalité des faits humains et naturels. On trouve donc en permanence chez Morin cette exigence paradoxale de prise en compte des différences, des singularités, en même temps que celle de l'universalité, du cosmopolitisme, et de la synthèse des différences. Le refus de l'émiettement des savoirs correspond à cette exigence d'une pensée qui puisse saisir d'un regard, de haut, la totalité du savoir. Chez Morin, ce sont principalement la théorie des systèmes et la théorie de l'information qui fournissent les cadres théoriques permettant l'unification des savoirs. 
Telles sont donc les deux aspects que je retiendrai de la pensée complexe : 1) refus du réductionnisme 2) exigence d'unité. Je voudrais ici défendre la pensée simple, c'est-à-dire réductionniste, et pluraliste.

Commençons par défendre le réductionnisme. C'est l'attitude qui consiste à expliquer le complexe à partir du simple, et expliquer des phénomènes variés à partir d'un phénomène unique. Ainsi, expliquer la structure d'un objet à partir de la position de chacun des éléments est une explication réductionniste, puisqu'elle permet de ne pas introduire la notion de forme, ou de structure, dans les notions primitives. Au lieu de cela, ne figurent dans les notions primitives que celle d'élément, et celle de position spatiale. La forme n'est qu'une notion dérivée à partir de ces deux notions primitives.
Un bon exemple d'explication réductionniste se trouve en physique : la notion de température d'un corps est réduite à celle d'agitation moléculaire moyenne. Ainsi, la température n'a besoin d'être considérée comme une notion émergente, irréductible, puisqu'elle peut être analysée en terme de mouvement des molécules. Un autre genre d'explication réductionniste se trouve dans les tentatives, en économie, d'expliquer des phénomènes qui relèvent à première vue de la sociologie ou de la psychologie, comme le vote, les choix matrimoniaux, les habitudes de consommation, etc. Un économiste cherchera donc à se passer de toute référence aux classes sociales, à l'état psychologique, au contexte politique, pour ramener les décisions à des calculs rationnels sur les coûts et bénéfices financiers de telle ou telle action. Si l'explication fonctionne, il y a alors réduction, puisqu'un phénomène qui devait jusque là être expliqué par une science extérieure peut maintenant être expliqué au moyen de l'économie.
Il me semble donc qu'en science, la nécessité d'être réductionniste va de soi. Ce n'est ni plus ni moins que la méthode scientifique elle-même. Si l'on ne craint pas de multiplier les entités sans nécessité, si l'on ne craint pas d'adopter plusieurs points de vue incompatibles sur le même objet, alors il faut renoncer à l'activité scientifique. Celui qui adopte un point de vue sur les choses cherche nécessairement à pousser ce point de vue le plus loin possible, à expliquer autant de phénomènes que possible. Et il cherche aussi à ce que ce point de vue puisse être caractérisé de la manière la plus simple possible, c'est-à-dire avec le moins de notions primitives possible. Bref, en science, on désire nécessairement la théorie la plus simple possible, qui explique le plus possible. Par conséquent, le réductionnisme doit toujours être poussé aussi loin qu'il est possible. Si l'on pouvait réduire toute la sociologie et la psychologie humaines aux lois de la mécanique quantique, la science aurait atteint son but (que ce projet soit impossible est un autre problème).

On peut maintenant en venir au pluralisme. A première vue, le pluralisme s'oppose frontalement au réductionnisme. Le pluralisme défend la multiplicité des points de vue, alors que le réductionnisme demande que l'on envisage tout selon le même point de vue. Il y a en effet une tension. C'est que la simplicité, objectif des sciences, a plusieurs dimensions. La première a été examinée dans le paragraphe précédent : est plus simple qu'une autre une théorie qui contient un plus petit nombre de concepts primitifs. La seconde dimension de la simplicité est relative à l'énoncé des lois et explications scientifiques. Je ne veux pas formuler de modèle général et précis de ce qu'est une explication scientifique, pour la raison qu'il me semble ne pas y en avoir. Il n'y a pas de point commun entre une équation-bilan d'un phénomène d'oxydo-réduction et un chapitre tiré d'un ouvrage sur les représentations contemporaines de la famille. Une explication est simple dans la mesure où elle laisse de côté autant de paramètres que possible, donc que les paramètres agissant sur le phénomène à expliquer sont en nombre aussi petit que possible. Si l'explication de notre représentation de la famille ne mobilise que les notions juridiques et morales relatives au mariage, à la parenté, etc. et quelques notions d'économie, l'explication est (relativement) simple. Par contre, s'il faut aussi mentionner toute l'histoire humaine, que même les considérations biologiques ont leur importance, alors l'explication devient complexe. Presque tout agit sur le moindre phénomène, donc l'explication de celui-ci devient quasiment infinie.
La pensée complexe, justement, se nourrit de ce genre d'affirmations selon lesquelles tout agit sur tout, que tout est toujours plus compliqué que cela en a l'air. Mais c'est justement ce que les sciences doivent éviter de dire. Chaque fois que l'on étudie un phénomène, on cherche absolument à détecter des invariances, donc des aspects qui peuvent être mis entre parenthèses. Ces invariance sont nommées symétries. Bas Van Fraassen, dans Lois et symétrie, a justement mis en avant ce fait que les sciences cherchent moins à formuler des lois des phénomènes, lois qui associeraient quantitativement deux grandeurs physiques ou plus (typiquement,, la loi de Newton sur le rapport entre masse, force, et accélération), qu'à découvrir des invariances, c'est-à-dire des paramètres qui n'ont pas d'effet sur les lois en question. Ainsi, la loi de Newton est invariante par translation de lieu ou de temps, par changement de la nature des objets en question, elle reste valide dans tout référentiel en mouvement uniforme, on pourrait aussi dire qu'elle est indépendante du statut social de l'observateur qui fait la mesure, etc. Autrement dit, la valeur d'une loi physique de mécanique est qu'elle ne dépend pas de beaucoup d'autres paramètres physiques, et surtout, qu'elle ne dépend pas du tout des paramètres étudiés par les autres sciences.
C'est ce point qui me semble très important, et qui nous ramène au pluralisme. Pourquoi y a-t-il plusieurs sciences? Il y a plusieurs sciences parce que chaque science s'efforce sans cesse de trouver des paramètres qui n'ont pas d'effet sur elle, et ce faisant, elle crée un espace pour de nouvelles sciences. La pensée magique peut bien croire qu'une pierre chute plus vite quand elle est lancée par un mage que par une homme ordinaire. Mais la science montre sans contestation possible que les catégories sociologiques n'ont pas d'effet sur les lois de la mécanique. Donc, en le montrant, on divise les sciences en physique et sociologie, chacune disposant d'une autonomie théorique. A l'une les mouvements des corps, à l'autre les statuts sociaux, mais il est manifeste que la première science n'a pas besoin de la seconde et que, tant que la réduction n'a pas été effectuée, la seconde n'a pas non plus besoin de la première. L'activité scientifique produit donc du pluralisme. Plus on veut simplifier les explications, plus en renvoie à l'extérieur les paramètres non pertinents. Et ces paramètres permettent à de nouvelles sciences de naître, en les prenant pour objets.
Ainsi, il faut défendre autant que possible la séparation des disciplines scientifiques. C'est le signe que les scientifiques arrivent à trouver des symétries, des invariances dans leurs explications des phénomènes, c'est-à-dire des phénomènes qui ne relèvent pas de leur domaine, et qui n'ont aucun effet sur lui. Quand Aristote établit les catégories que nous utilisons encore largement aujourd'hui, la logique, la métaphysique, la physique, la psychologie (qui s'appelle aujourd'hui biologie), l'éthique, la politique, il n'éclate pas le savoir indument. Il délimite au contraire des domaines dont il a pu comprendre que chacun a son autonomie, et n'exigera pas que l'on s'intéresse aux autres pour pouvoir avancer. Je ne conçois pas de travail plus admirable que celui-ci : établir des pluralités autonomes et irréductibles, qui soient (relativement) simples à étudier. "Tout est dans tout" implique la mort de la pensée. La pensée ne marche que si elle peut abstraire, mettre à l'écart, donc donner son autonomie à certains domaines. 

Les sciences ont donc bien deux exigences en tension. La première exige la réduction de toutes les sciences à une science tenue pour fondamentale. La seconde exige de limiter le nombre de paramètres pertinents dans l'explication, et donc de négliger tout ce qui est négligeable. La première tend vers une théorie englobante et unifiée, la seconde tend vers l'éclatement des théories. Mais ces deux exigences sont des exigences de simplicité, non de complexité. C'est parce que l'on veut des explications simples que l'on pluralise les domaines scientifiques, en rejetant dans d'autres domaines tout ce qui n'est pas pertinent. C'est parce que l'on veut un petit nombre de principes que l'on réduit cette pluralité, en ramenant la diversité des notions à un petit nombre issu si possible de la même science.
Ainsi, la pensée complexe, qui tisse les savoirs entre eux, ne me semble correspondre à aucune méthode assignable. Cela ne veut rien dire. La seule démarche consistant à unifier les sciences est la démarche réductionniste. Unifier, c'est réduire, et rien d'autre. Morin est un réductionniste déguisé. On ne peut refuser le réductionnisme que si l'on est capable de montrer que certaines sciences ne peuvent définitivement pas être réduites à d'autres, donc que la pluralité des sciences est justifiée. Ceci n'est pas hors de portée, l'argumentation philosophique montrant, me semble-t-il que le sens, ou le mental, n'est pas susceptible d'être réduit à des notions physiques. Un bruit avec sa bouche n'est pas une parole, un tas de briques n'est pas une maison.

2 commentaires:

  1. Depuis quelques annees, des liens commencent a se tisser entre des disciplines autrefois disjointes : entre la psychologie et la neurobiologie (neuropsychologie), la physique et l'economie, la finance et la psychologie (finance comportementale), l'economie, la sociologie et l'environnement (developpement durable), ...
    Ces nouvelles disciplines utilisent des modeles, des methodes, des raisonnements que l'on peut qualifier de complexes.
    Une theorie trop reduite et simplifiante peut nous empecher de comprendre et de prevoir certains phenomenes : la science economique sous estime grandement les repercussions environnementales, sociales et psychologiques des politiques actuelles.
    L'obsession pour le reductionnisme de certains physiciens les amenent a elaborer des theories mathematiquement hyper sofistiquees mais inverifiables experimentalement comme la theorie des cordes.
    Le probleme n'est pas de savoir s'il faut cloisonner les disciplines et chercher les theories les plus simples possibles mais plutot de comprendre pourquoi l'homme procede de cette maniere.
    Que signifie penser complexe pour une pensee simple ? La pensee humaine est elle simple par nature ?

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    1. Il y a deux objections que tu m'adresses. La première est plutôt factuelle : les disciplines arrivent aujourd'hui à s'articuler les unes aux autres; la seconde est plutôt conceptuelle : une théorie trop réductrice tend à perdre son pouvoir descriptif et prédictif, parce que le réel fait se croiser de multiples facteurs que la théorie ne prend pas en compte.

      A la première objection, je répondrai la chose suivante : que les disciplines arrivent à s'articuler les unes aux autres ne montre pas du tout que l'on entre dans la complexité, bien au contraire. Il s'agit plutôt d'une application d'une discipline sur le domaine d'une autre. Cette démarche est plutôt réductionniste que complexifiante. Si on applique les théories psychologiques à l'économie, on ne rend pas les choses plus complexes, on réduit autant qu'il est possible l'économie à la psychologie.
      Pour donner un peu de poids à cette idée, il suffit de se demander ce que la psychologie apprend de son application à l'économie : rien. Autant l'économie devient plus précise en s'aidant de la psychologie, autant la psychologie, elle, ne retire rien de son application (si ce n'est, bien entendu, des données expérimentales, données qu'elle aurait pu recueillir partout ailleurs. Ceci montre qu'il y a asymétrie, donc application, et non pas croisement, comme ce serait le cas si ces sciences étaient au même niveau. Bref, tous ces exemples ne montrent pas une complexification, mais seulement une application. Et l'application est réductrice.

      Ensuite, la deuxième objection reproche aux sciences réductrices de perdre la réalité qu'elles sont sensées décrire. On peut déjà répondre qu'une science qui ne parvient pas à décrire correctement est fausse, et doit être remplacée par une autre. Celle-ci n'a pas nécessairement à être plus complexe, elle a seulement à être autre. Généralement, les complexifications sont des ajouts ad hoc très faibles, au lieu d'être des reconfigurations conceptuelles sérieuses. Un exemple historiquement célèbre est celui de l'ajout d'épicycles dans les trajectoires des planètes du système solaire, afin de sauver le système géocentrique. Mieux vaut changer le modèle, plutôt qu'ajouter des couches de complications.
      Mais il se pourrait que nous n'arrivions pas à fonder des modèles qui parviennent à rendre compte du réel, sans faire appel à de sciences extérieures. C'est clairement ce qui arrive en économie, dont les seules lois microéconomiques ne suffisent pas à décrire les phénomènes, et qui doit être complétée par des considérations d'histoire, de sociologie, de psychologie, etc. Doit-on alors se résoudre à admettre la complexité? Dans une certaine mesure, oui, mais il faut le faire aussi peu que possible. Car les modèles simplificateurs ont une puissance explicative que perdent les modèles plus complexes. Quand l'agent économique se soucie seulement de maximiser ses bénéfices et minimiser ses pertes, son comportement est clair, transparent, compréhensible. Quand l'agent économique commence à se soucier du sourire de la boulangère, de ses dépenses somptuaires en bouteilles de champagne, de sa peur irrationnelle de perdre son épargne, alors plus rien n'est prédictible, compréhensible. On se perd dans le vague et l'indétermination. Donc, on peut bien essayer, de temps en temps, de rajouter des déterminations, mais l'attitude réductionniste est un idéal vers lequel doit tendre toute science.

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