jeudi 5 juin 2014

Michéa, ou le pouvoir des livres

Il y a peu, le philosophe Jean-Claude Michéa a vu ses travaux autour du libéralisme (L'empire du moindre mal, La double pensée, Les mystères de la gauche, etc.) attaqués par de nombreuses voix venues de la gauche, alors même que ces voix paraissent au fond assez proches, politiquement parlant. En quelques mots (je ne compte pas rentrer dans le débat de fond, et vais justement m'expliquer pourquoi je ne le fais pas), ces opposants reprochent à Michéa un trop grand flou autour des concepts centraux de sa critique. Son analyse du libéralisme resterait bien trop simplificatrice (le libéralisme se réduirait au laisser-faire, sur le plan économique et politique) et sa solution visant à le combattre resterait purement incantatoire (la fameuse common decency, notion empruntée à Orwell, ne signifierait à peu près rien de précis, si ce n'est un ensemble de valeurs partagées par un peuple mythifié, et que mépriserait profondément la caste des intellectuels et des dirigeants). Pour avoir un aperçu des discussions que je résume ici à très grands traits, on peut se reporter à la critique cinglante de Frédéric Lordon : http://www.revuedeslivres.fr/impasse-michea-par-frederic-lordon/; puis on pourra jeter un œil à la défense de Michéa par lui-même : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/020813/en-reponse-corcuff.

Voici ce que je retiens de ces échanges : Lordon cherche des notions précises, des définitions, des descriptions rigoureuses du libéralisme ou des propositions précises pour la lutte contre lui. Et dans l'ensemble des livres de Michéa, il ne trouve rien de tel. Selon lui, il ne reste qu'un vague appel à la réaction, au retour dans de petites communautés villageoises soudées par des valeurs morales fortes. Lordon n'adhère pas à ce discours qu'il accuse de séduire la droite davantage que la gauche, et esquisse rapidement à la fin de son texte ses propres solutions au problème actuel du libéralisme : le seul vrai pouvoir dominateur est celui de l'argent, et il suffirait de contrôler les marchés financiers et taxer la richesse de manière drastique pour mettre fin à cette domination de l'argent sur nos vies. 
Quant à Michéa, il répond qu'il se démarque des autres critiques du capitalisme en ce que lui seul développerait une critique morale du capitalisme. Et il est vrai que la critique de Lordon n'est pas morale mais économique. Lordon veut confisquer l'argent, alors que Michéa veut changer les mentalités. L'un considère que taxer les riches suffira, l'autre qu'il faut avant tout restaurer le sens de la communauté et rétablir la devenue fameuse devise empruntée à Mauss : donner, recevoir, rendre. On peut également ajouter que Michéa s'aventure du côté de la psychologie, en mettant le goût pathologique pour le pouvoir et la domination au principe même de ce qui cloche au sein de nos sociétés. Il me semble donc très remarquable que Michéa ne se défend pas de ses accusations en rendant ses arguments précis, en définissant des concepts, en formulant des propositions de réforme, ni même d'ailleurs, en tentant de contrer les propositions de ses adversaires. Il continue de répéter que la common decency suffira pour combattre le capitalisme. Il assume donc le fait de rester dans le vague.

Comment départager les deux? Il me semble tout d'abord que la critique de Lordon tombe juste. Michéa n'articule aucune idée précise sur les objets qu'il critique, ni sur les solutions qu'il propose. De ses livres, il se dégage un certain esprit (on pourrait presque dire un parfum), mais pas véritablement d'argument ou de proposition qui puisse être analysée, et discutée point par point. C'est encore plus évident dans la réponse de Michéa : il cite lui-même des passages de ses livres pour réfuter les objections qu'on lui fait, mais les citations restent aussi vagues et nébuleuses que les critiques qui lui sont adressées. Mais comment faire autrement? On ne peut pas attaquer des idées vagues par des propos précis. Bref, en termes strictement intellectuels (ou universitaires), les propos de Michéa n'ont guère d'intérêt.
Mais l'affaire est loin d'être réglée pour autant. Elle concerne la fonction des intellectuels, ce que j'ai appelé les pouvoir des livres. Pour simplifier, je ne distingue pas les livres, les articles, les discours. Un livre est simplement un texte posé sur un support, et proposé au public. J'appelle intellectuel toute personne dont l'influence publique consiste essentiellement à produire des livres, plus ou moins lus. Il y a des intellectuels grand public, et des intellectuels plus spécialisées, mais ils se distinguent seulement par le nombre de livres vendus, ce qui est marginal. Ce qui est plus important, c'est le fait qu'en tant qu'intellectuels, qu'ils n'ont aucun autre pouvoir : pas de relation sociale influente, pas d'argent, pas de charge politique. Leur effet sur la marche du monde se limite donc à modifier les pensées de leurs lecteurs, par l'intermédiaire de livres.
Or, un soupçon de psychologie morale devrait nous faire distinguer les croyances et les désirs, l'épistémologique et l'affectif. Il y a des discours qui s'adressent à la pensée, qui transmettent des croyances. Ce sont essentiellement les discours des intellectuels dits universitaires, ou qui peuvent leur être assimilés. Lordon appartient à cette catégorie. Après avoir lu son discours, on en sort avec de nouvelles croyances au sujet de la valeur des arguments de Michéa, et au sujet des possibilités pratiques de lutte contre le capitalisme. Mais il y a aussi d'autres discours, qui viennent d'intellectuels non universitaires, parce qu'ils ne transmettent aucune idée précise. On pourrait les appeler des moralistes. Ils n'apprennent rien qu'on ne sache déjà. Mais ils tentent de soulever une force d'action en nous, ils cherchent à jouer sur nos passions. Il me semble que les textes de Michéa sont de cet ordre. Ils n'apprennent rien, ils exhortent. En les lisant, on se sent plein du désir de lutter.
Je conçois tout à fait que certains livres puissent mélanger les deux aspects. Mais l'erreur est d'utiliser l'un pour condamner l'autre. La raison ne peut rien face au cœur, et le cœur n'a rien pour convaincre la raison. Lordon s'adressant à Michéa ressemble à la raison essayant de convaincre le cœur d'abandonner son engagement sous prétexte qu'il est irrationnel. Ce genre de tentative ne peut que tomber à plat. Inversement, Michéa répondant à ses critiques ressemble au cœur voulant convaincre la raison simplement en lui montrant la sincérité de son engagement. On assiste donc, au final, à un dialogue de sourds. Et je suis même prêt à parier que ce dialogue de sourds peut se jouer au sein même d'un individu, où peuvent cohabiter la connaissance des faiblesses argumentatives de Michéa, et le désir sincère qui porte ce dernier. Lordon reconnaît ceci au début de son article : il dit qu'il partage les convictions de Michéa, mais le fait avec d'autres arguments. Mais ce propos montre qu'il ne comprend pas ce qui se joue vraiment.

Lordon pense que la lutte contre le capitalisme est un combat intellectuel. Il pense que c'est parce que le grand public n'a pas encore les idées essentielles d'un programme visant à lutter contre lui que le capitalisme existe encore et n'est pas combattu. Lordon croit donc au pouvoir des livres. Lorsque les bonnes croyances circuleront sur la place publique, les choses finiront par changer. C'est d'ailleurs très conforme à son spinozisme, c'est-à-dire son intellectualisme. En ayant des idées adéquates, l'homme augmente sa puissance d'agir. La science, c'est la puissance d'agir. En termes pascaliens, et pour formuler une idée radicalement anti-pascalienne, la raison, c'est la force du cœur.
Mais cette foi dans le pouvoir des livres et des intellectuels universitaires me semble terriblement difficile à soutenir. Je sais bien que c'est une croyance quasiment transcendantale (condition de possibilité de la profession d'intellectuel : pourquoi écrire des livres, s'ils n'ont aucun effet). Mais il faut pourtant faire preuve de méfiance à son sujet. Tout le monde sait bien ce qu'il faut faire contre le capitalisme. Le combat, intellectuellement parlant, est extrêmement simple. Si personne n'agit, ce n'est donc pas faute de connaissance, faute d'être rationnellement persuadé des bons moyens de s'y prendre, ou faute d'être persuadé de la légitimité du combat. Tout le monde ou presque est contre le capitalisme, contre ses abus, et tout le monde sait que cela passe par le contrôle des très grandes fortunes et des marchés financiers. Sauf que la croyance vraie et justifiée ne suffit jamais à produire une action, ou un mouvement politique. Nous avons bien que, même si nous avions l'argument imparable contre le capitalisme, cela ne changerait pas grand chose à la situation actuelle. Les individus, au fond, ne sont pas si malheureux, pour eux-mêmes. Leur situation n'est pas parfaite, mais ça passe. Et ceux qui sont en grande difficulté ne se plaignent pas très fort. Bref, c'est le cœur qui est absent. Le cœur est l'envie (y compris l'envie de l'envieux), le désir de changer les choses. Par conséquent, des milliers de livres sur le capitalisme, qui contiennent des millions d'idées s'écrivent, et rien ne se passe.
Reste donc le second pouvoir des intellectuels : écrire en s'adressant au cœur. Se faire moralistes. Mais les moralistes restent des intellectuels, parce qu'ils pensent sincèrement que la seule lecture suffit à mobiliser le cœur. Leur croyance dans le pouvoir des livres est donc, en un sens, encore plus grand que la croyance venant des intellectuels plus universitaires. Il me semble, là aussi, qu'il y a une très grande illusion à croire qu'on devient anti-capitaliste parce qu'on a lu Michéa. Même si Michéa voudrait soulever les passions, il ne produit qu'une illusion de passion, exactement comme un beau film nous arrache des larmes de tristesse ou de joie. Nous en sommes profondément touchés, mais, dès que le film prend fin, nous redevenons nous-mêmes. Il en est de même avec Michéa. Nous sommes tout émus de nous sentir le cœur sur la main, si excellent moralement, si proches de cette fameuse common decency. Mais dès que nous refermons le livre, l'effet s'en va et nous redevenons de bêtes et méchants capitalistes.
Je résume : Lordon pense qu'on gagne le combat avec la raison, Michéa pense qu'on le gagne avec le cœur. Lordon se trompe complètement. Notre raison est déjà pleine d'idées de toutes sortes, et nous n'agissons pas. Il faut donc que le cœur nous pousse à agir. C'est lui qui doit être changé. Mais Michéa se trompe en s'imaginant que la lecture de deux ou trois livres suffira pour convertir le cœur à la lutte anti-capitaliste. Lordon est un intellectualiste qui pense que la raison peut mettre en mouvement le coeur. Michéa est un moraliste, qui pense que l'exhortation littéraire à la vertu suffira à rendre les hommes vertueux.

Que faut-il conclure de tout cela? Que le pouvoir des livres est limité. Il ne permet pas d'agir sur le monde. Et les intellectuels devraient se mettre en tête que leur pouvoir est souvent bien faible. Ils n'ont de pouvoir que si le cœur a un désir, et qu'il ne lui manque que la connaissance de la manière de le satisfaire. Si les hommes étaient plein d'ardeur anti-capitaliste, les textes de Lordon seraient utiles. Mais la situation actuelle se caractérise plutôt par le manque d'ardeur. Cette ardeur ne se gagne pas en lisant. Elle se gagne en vivant, en souffrant soi-même, en voyant les autres souffrir. C'est au fond la seule chose qu'il faut tirer d'Orwell et de sa common decency. Orwell est exemplaire parce que son parcours biographique est celui de quelqu'un qui a vécu avec le peuple anglais, et qui en a tiré de l'ardeur pour la lutte. Mais Orwell ne convaincra jamais ni un intellectuel sourcilleux, ni un individu ordinaire qui n'aurait pas fait lui-même l'expérience de l'injustice profonde du capitalisme. Orwell nous apprend qu'il faut vivre, et non lire. Michéa oublie cela.




7 commentaires:

  1. Il y a une grande différence entre être contre le capitalisme et être contre ses abus !!!!!!

    Tu n'as pas l'air toi-même d'être très clair sur ce que tu rejettes dans le capitalisme, ni sur les moyens de lutter contre lui. De ce fait, tout ce que tu dis au sujet de ces deux grands monuments de la pensée française tombe quelque peu à plat.

    "Contrôler" les grandes fortunes, cela ne veut rien dire. Veux-tu une taxation proportionnelle ? progressive ? Sur le travail ? Sur le capital ? Veux-tu une taxation confiscatoire, à la Georges Marchais (au-delà de 100 000, je prends tout !). Veux-tu tolérer les grandes fortunes mais limiter les pouvoirs de lobbying ou d'acquisition de capital scolaire qui l'accompagne généralement ? Veux-tu limiter les pouvoirs discrétionnaires de l'employeur ? Es-tu attaché à un capitalisme rhénan, de cogestion, ou veux-tu interdire les sociétés anonymes au profit de coopérative ? Veux-tu interdire les marchés financiers ? Instaurer une taxe tobin ? Interdire le trading haute fréquence ? Etc., etc.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quand je parle de "monuments de la pensée français", c'est ironique. Oups, j'aurai dû charger encore l'hyperbole.

      Supprimer
  2. Deux choses :
    1) tu concentres en quelques lignes l'essentiel de ce qui caractérise l'attitude intellectualiste en politique. Cette attitude consiste à dire qu'on ne peut agir que si on sait très précisément contre quoi on lutte, et ce par quoi on souhaite le remplacer. Avec ce genre d'attitude, on arrive assez naturellement à passer toute sa vie à réfléchir, et à totalement négliger l'importance de l'engagement. Je ne préconise pas l'ignorance, mais je souhaite quand même relativiser l'importance de la connaissance et des livres. La politique est un engagement, et l'engagement implique une forme de foi, c'est-à-dire le fait d'admettre qu'on ne sait jamais exactement ce que nos actions vont produire, mais que nous voulons quand même ces actions.
    Et même, en supposant que nous ayons une science politique absolument achevée, il faudrait encore l'engagement pour la mettre en oeuvre, ce qui est quelque chose de radicalement différent. Mon petit article affirme que le problème politique essentiel n'est pas de savoir ce qu'il faudrait faire, c'est seulement le manque d'envie de faire quelque chose. Ma critique de Michéa et Lordon ne porte pas du tout sur leurs thèses (c'est pourquoi il me semble que tes remarques passent à côté de l'enjeu), ma critique repose sur l'idée que la lutte contre le capitalisme aurait besoin de "grands monuments de la pensée".

    2) Répondre à ce genre de questions, en plus d'être hors-sujet par rapport à l'article, suppose au préalable une distinction entre questions de justice et questions techniques. Ce faisant, on fixe un critère, par exemple, que des individus réels crient à l'injustice, ou bien qu'un raisonnement moral ou juridique montre que certains droits ont été violés, etc.
    Ensuite, il faut pouvoir montrer, au sujet de chacune de tes mesures, si elles méritent d'être discutées par nous philosophes (si elles relèvent de la justice), ou s'il serait ridicule de le faire (si elles relèvent de questions techniques pour économistes, que nous ne sommes pas).
    Enfin, il faut montrer, sur toutes les questions qui relèvent de la justice, que le philosophe peut apporter quelque chose de plus que le militant qui s'engage sans trop savoir précisément ce qui est juste, mais qui a un sentiment intime.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne défends rien du tout, pas même une attitude particulière, et il ne s'agit pas de "mes" mesures. Je souhaite souligner simplement le fait que "lutter" est un verbe transitif. On ne "lutte" pas, tout court, absolument parlant. On lutte contre quelque chose.
      Et tu n'as pas l'air de savoir contre quoi. On peut lutter contre le capitalisme, contre le pouvoir des acteurs de la finance, contre la dérégulation, contre toutes sortes de choses, et à chaque lutte correspond un ensemble de moyens spécifique. Ce n'est pas le même engagement !

      Un exemple. Je ne me sens aucun point commun avec Sarkozy, qui voulait "lutter" contre le pouvoir des acteurs financiers et les paradis fiscaux. Mais bien sûr, les gens qui n'ont ni le même engagement ni ne mènent la même "lutte" que lui ne sont pas forcés d'apprécier les bulles spéculatives et l'évasion fiscale !!!!

      Autre exemple. Je n'ai rien contre les gens qui prétendent vouloir faire passer "l'humain" avant le profit. On trouve surtout ce genre de slogan sur les bannières et les projets des partis de gauche, mais quand on regarde ailleurs un peu, on s'aperçoit que ce message est porté par tous les partis du spectre politique. Il y a de quoi se poser quelque questions.

      A gauche, tout le monde est d'accord sur le fait qu'il faut lutter, mais personne ne sait contre quoi il faut lutter. C'est un désastre politique.

      La "foi" et le "sentiment intime" ne créent pas la religion. Ils permettent seulement d'y entrer.

      (Sur le second point, il n'y a pas de questions purement techniques en politique. Assez évident mais un peu fastidieux à démontrer)

      Supprimer
    2. Je voudrais préciser un peu ma réponse. j'en ai particulièrement contre ce passage :
      "Tout le monde sait bien ce qu'il faut faire contre le capitalisme. Le combat, intellectuellement parlant, est extrêmement simple" et :
      "Tout le monde ou presque est contre le capitalisme, contre ses abus".

      Il y aurait énormément à dire là-dessus. Essayons d'être bref. Je peux être pour l'existence de la prostitution et contre ses abus, à savoir la prostitution contrainte au sein de réseaux criminels. Je peux être contre la prostitution en elle-même, sous toutes ses formes.
      Tu accorderas qu'on ne peut ranger dans une même catégorie les personnes qui défendent ces deux positions différentes. Ces gens sont en fait tout à fait opposés.

      Revenons au capitalisme. Il n'est pas du tout évident de savoir si c'est le capitalisme en lui-même ou ce qu'on considère comme ses abus qui doit être dénoncé. Ici encore, les gens qui défendent ces deux positions ne peuvent être rangés dans le même sac. Les uns sont des adversaires du capitalisme, les autres en sont des partisans. Ce n'est pas le même engagement, il ne se fait peut-être pas à partir des mêmes valeurs, ni n'aboutit aux mêmes conséquences. Si les uns vont dans le même sens que les autres, c'est purement accidentel : cela tient aux circonstances, en particulier au fait que depuis 30 ans le capitalisme est de plus en plus dérégulé. Et ce n'est même pas vrai dans les faits : le programme de Lutte ouvrière n'a rien à voir avec celui du PS. Ces gens ne sont pas du même côté de la barricade. Faut-il jouer à pile ou face pour savoir qui rejoindre ?

      J'irai enfin un peu plus loin. Imaginons qu'il soit vrai que le capitalisme soit le système économique qui maximise l'efficacité économique, la justice, la liberté. Imaginons qu'en suivant Lordon, Michéa et consorts, nous renversons le capitalisme et inaugurons ainsi fatalement (par hypothèse) une ère de violence et de misère qui ne se terminera que par la restauration du capitalisme. A-t-on eu raison de se fier à son "coeur" ?
      Il me paraît irresponsable de lutter contre un système politique ou économique tant qu'on n'est pas raisonnablement assuré qu'un autre système est viable et meilleur. Nous avons quelques outils théoriques pour le déterminer.
      C'est une façon de montrer que le "coeur" ne suffit pas.

      Supprimer
  3. Je conviens que ma phrase "lutter contre le capitalisme, contre ses abus" demande à être précisée.
    Je veux dire lutter contre les abus du capitalisme, c'est-à-dire contre les choses qui nous révoltent, dans le fonctionnement de notre économie. Et il me semble qu'il faut autant que possible éviter de parler de "système économique", ou même de capitalisme (comme je me le suis permis, en parlant de manière relâchée) tant le fonctionnement réel de notre économie n'a rien d'un système. Car un système est un tout unifié, dans lequel chaque partie a sa raison d'être. Or, notre monde économique est fait d'un grand tas de pratiques, de règles, qui sont le résultat historique de discussions, négociations, rapports de force, et non pas un système.
    C'est pour cette raison que l'essentiel de la lutte ne se mène pas sur le plan des idées. Le sentiment de l'injustice n'a pas besoin d'être beaucoup raffiné et précisé. Je pense qu'à peu près personne, sauf des intellectuels et quelques marginaux, ne peuvent s'opposer au salariat et aux marchés libres concernant les biens et les services. C'est pourquoi personne n'est contre le capitalisme en tant que tel. Par contre, le sentiment d'injustice face aux exilés fiscaux, aux très grosses fortunes, et à quelques autres pratiques scandaleuses, peut être à l'origine d'une lutte réelle.

    Concernant le rapport de la gauche à la lutte, il se limite chez la plupart d'entre nous à un vague sentiment d'excitation lorsque nous entendons un discours enflammé, sentiment qui s'éteint presque aussitôt le discours terminé. Personnellement, nous n'avons rien à reprocher au "capitalisme". Nous avons un bon salaire, un conjoint qu'on aime, des enfants qui réussissent leurs études, pourquoi prendre le risque de chambouler un équilibre si précieux? Pour les autres? Allons!
    Le souci actuel de la gauche n'est certainement pas qu'elle ne sait pas contre quoi lutter, c'est plutôt qu'elle ne veut pas lutter. La petite frange de gens qui luttent vraiment nous font bien trop peur.
    Je pense avoir répondu en même temps concernant la lutte de la droite contre ceci ou cela.

    La différence entre les débats sur le capitalisme et ceux sur la prostitution sont révélateurs de l'importance des luttes réelles, plutôt que des idées. Sur le plan des idées, on peut discuter l'un ou l'autre, de la même façon et dans des termes équivalents. En tout cas, tu t'es permis de faire la comparaison et cela ne me choque pas.
    Par contre, sur le plan des luttes réelles, c'est très différents. Car on trouve des féministes qui veulent interdire la prostitution, des prostituées qui veulent continuer à exercer, des clients qui le veulent aussi, la police qui peut nous faire part de l'effet des politiques relatives à la prostitution (par exemple, les conséquences de l'interdiction du racolage passif), etc. Autrement dit, sur ce sujet de la prostitution, on a des acteurs qui interviennent avec des positions précises, et c'est pourquoi ce sujet peut être traité de manière précise. Par contre tant que, concernant le capitalisme, personne ne lutte, il faut se contenter de quelques intellectuels qui s'amusent à refaire le monde. Qu'ils le fasse avec élégance et intelligence ne change rien. Ce n'est que discussion vaseuse qui ne déclenche pas de lutte, et qui demanderait, comme toujours avec les idées, des discussions plus longues.

    RépondreSupprimer
  4. Je voudrais tout de même nuancer un peu mes affirmations au sujet du capitalisme. D'abord, il y a quand même parfois des luttes réelles. Par exemple, la France a instauré récemment une taxe sur les transactions financières, mais celle-ci est faite en sorte qu'elle ne taxe que ceux qui possèdent des actions en clôture de séance (le soir), et non pas tous les achats en séance. Autrement dit, elle taxe les petits épargnants qui n'ont fait qu'un acte d'achat sur une journée, et n'attaque pas les gros traders qui font d'immenses séries d'achat-vente. On voit ici comment un problème politique (de justice) se pose par le fait de mesures politiques et de rapports de force dans le champ social (ici, l'opposition entre petits épargnants, et banques d'affaires).
    On peut trouver quelques autres exemples (je pense notamment à la lutte syndicale, qui parfois se contente de propos incantatoires, qui ne produisent aucun lutte réelle, mais qui parfois aussi s'engage dans des combats moins ambitieux intellectuellement, mais réels, comme les hausses de salaire). Chaque fois, c'est la lutte qui rend nécessaire la réflexion théorique. A l'inverse, la réflexion théorique ne produit jamais la lutte. Quand on trouve quelque chose injuste, on finit par trouver les arguments pour le montrer. Par contre, aucun argument ne nous donne le sentiment de l'injustice, si nous ne l'avons pas déjà.

    RépondreSupprimer