vendredi 4 décembre 2015

Dire n'est pas faire

Il existe une théorie célèbre des performatifs, selon laquelle dire quelque chose, dans des conditions déterminées, fait quelque chose dans le monde. L'exemple courant est celui du mariage : quand un maire célèbre un mariage et déclare les futurs époux mariés, le maire ne décrit rien, ne prescrit rien, il fait quelque chose, à savoir marier les époux. Il est facile de trouver de nombreux autres exemples dans lesquels des actes de parole ont ce statut performatif. A chaque fois, la performativité obéit à des conventions sociales qui la rend possible. Si ces conventions sociales ne sont pas respectées, l'effet n'a pas lieu, rien n'est produit. Par exemple, si ce n'est pas le maire mais seulement un adjoint qui célèbre le mariage, le mariage n'est pas effectif. De tout ceci, on pourrait tirer l'idée que la performativité est une opération de nature causale, qui requiert certains composants pour être réalisés. Les composants sont donnés par les conventions. Et si tous ces composants sont présents, l'effet s'ensuit nécessairement. 
Je voudrais montrer que cette représentation causale des performatifs n'est pas du tout satisfaisante, et qu'une conception plus adéquate doit lui être substituée. Je l'appellerai conception normative des performatifs.

Imaginons une entreprise composée de plusieurs salariés et du patron. Le patron souhaite organiser une réunion. Il annonce un lieu, une date et un motif pour cette réunion. Puis, une fois tout le monde réuni, le patron déclare la réunion ouverte. Ce faisant, il ouvre en effet la réunion. Mais il faut comprendre précisément ce que cette expression signifie. Elle ne signifie pas que le patron a causé l'existence de la réunion. Car on peut imaginer la variante suivante : les employés sont très mécontents de la manière dont ils sont payés. Frustrés, ils décident de ne pas se rendre à la réunion organisée par le patron, et d'aller plutôt dans une autre salle, discuter des solutions à apporter à ce problème. Ils organisent donc leur réunion parallèle, et pris par le sentiment de leur puissance (s'ils s'arrêtent de travailler, l'entreprise est paralysée), déclarent la hausse de tous les salaires des employés. Le patron, étonné de ne voir personne à sa réunion, se rend dans l'autre salle et trouve ses salariés. Il apprend ce qui a été proclamé et se scandalise. Il est hors de question pour lui d'augmenter les salaires.
De cette petite fiction, on peut tirer quelques conclusions. Tout d'abord, si on s'en tient à un niveau purement factuel, la réunion a bien eu lieu. Elle a simplement eu lieu dans la salle décidée par les employés, et non celle qui a été décidée par le patron. Quant au patron, il n'a tout simplement pas pu faire sa réunion, puisque personne n'y était présent à part lui. Autrement dit, les conventions sociales déterminant ce qui compte comme une réunion n'agissent pas à ce niveau purement factuel. Ces conventions exigent qu'une autorité proclame l'ouverture de la réunion, alors qu'en fait, il suffit qu'un groupe d'individus se rassemble et discute ensemble pour que la réunion ait lieu. Inversement, le patron a beau satisfaire les conventions sociales pour ouvrir une réunion, puisqu'il a l'autorité nécessaire, il a tout simplement échoué à faire exister la réunion, puisque personne n'est venu. 
Mais il existe un second niveau. C'est un niveau normatif. Sur ce plan, la question n'est plus de savoir si la réunion a eu lieu ou pas, mais de savoir si elle est valide ou pas. Une réunion sauvage organisée par des salariés sans l'accord du patron est invalide. Mais une réunion invalide reste, dans une certaine mesure, une réunion. Simplement, il lui manque la légitimité en termes normatifs. Inversement, le patron avait l'autorité pour donner la validité à sa réunion. Mais cette validité n'a plus guère de sens, si personne ne vient. En un sens, le patron a bien fait réunion, et il peut même dire légitimement que la réunion a bien eu lieu et qu'il a pris les décisions tout seul. Cependant, c'est alors un usage un peu limite de la notion de réunion, puisqu'on estime quand même qu'une réunion doit rassembler factuellement les gens, pour en être une. Il ne suffit pas d'avoir l'autorité d'imposer des normes. Il faut que les normes s'appliquent à quelque chose. 
Je conclus de cela la chose suivante : les actes de parole performatifs qui consistent à proclamer ouverte une réunion n'ont pas pour fonction de faire exister la réunion, mais de transformer une réunion réelle en une réunion légitime, valide. La parole performative ne fait rien passer à l'être, elle accorde un statut normatif. Au lieu de dire "vous êtes maintenant mariés", le maire aurait pu dire "votre union de fait est maintenant légitime". Le patron, au lieu de dire "la réunion est ouverte" aurait pu dire "je reconnais la légitimité de cette réunion".

Pour confirmer ma conclusion, il faut montrer que les performatifs agissent toujours dans des domaines où ce qui a lieu peut être valide ou invalide. Si les performatifs avaient un effet causal, ils pourraient avoir lieu dans des domaines où les notions de validité et d'invalidité n'ont pas cours, et où la seule question serait de savoir si une chose existe ou pas. Or, il me semble qu'il n'y a aucun exemple dans lequel un performatif fait passer quelque chose à l'existence. Dans tous les exemples de performatifs, ce qui est en question n'est pas une existence, mais un statut normatif. J'ai déjà parlé des réunions, et du mariage. Dans les deux cas, on peut faire une réunion informelle, et on peut vivre en concubinage, ou bien faire une réunion officielle, et se marier. C'est la dimension normative qui fait la différence. Je pourrais aussi parler de la promesse. Quand je promets quelque chose à quelqu'un, j'accomplis un acte de parole performatif : je m'engage à ce que les choses soient bien comme je le dis. Or, la promesse aussi est une opération de nature normative. La promesse n'est pas une prédiction, qui serait la description de l'avenir. La promesse est le fait de se tenir responsable de ce qui aura lieu à l'avenir, de sorte que, si les événements ne se passent pas comme prévus, nous n'avons pas fait erreur (au sens de l'erreur de prédiction), mais une faute qui engage notre responsabilité morale. Pour le dire précisément : par la promesse, certains événements naturels se retrouvent chargés d'un statut normatif, ces événements pouvant confirmer que notre promesse a été suivie, ou au contraire montrer que notre promesse n'a pas été tenue. Autre exemple de performatif (que Austin tient pour un cas limite) : le fait de dire "je déclare que ...". En ajoutant "je déclare" à un énoncé quelconque, on créé un statut normatif. On se rend responsable d'une phrase, qu'autrui pourrait nous reprocher éventuellement. Alors que sans avoir dit "je déclare", nous serions encore libres de dire que nous ne nous reconnaissons pas dans ce que nous avons dit (parce que, par exemple, nous avons parlé sans réfléchir, ou dans l'énervement, etc.). Après avoir dit "je déclare", nous ne pouvons plus échapper au jugement. C'est parce que nous avons fait entrer nos paroles dans un espace normatif, un tribunal. 
Changeons maintenant de registre d'exemple. Il y a certaines formes de performativité qui ne relèvent pas d'actes de parole précis, mais plutôt d'actions précises. Par exemple, si un billet de banque sort de mon imprimante, ce n'est pas un vrai billet. S'il sort de l'imprimante de la Banque de France, il s'agit d'un vrai billet. Là encore, il est évident que ce n'est pas parce que la Banque de France aurait un pouvoir causal que je n'aurais pas qu'elle seule peut produire de vrais billets. Avec une imprimante adaptée et le bon type de papier, mon pouvoir causal serait exactement le même. Mais il me manque le statut légal pour que le billet que je produis soit aussi un billet valide. La banque de France ne fait donc pas la monnaie, elle fait la monnaie légale, valide. Par le fait que ce soit elle qui le fait, ce qu'elle fait est valide. Alors que toute autre personne qui le fait le fait aussi, mais le fait de manière invalide. 
Ainsi, faute d'exemple montrant le contraire, il me semble qu'on peut conclure qu'un performatif ne consiste pas à faire quelque chose, mais à donner une validité à ce qui est fait. Et c'est parce que le performatif relève de la validité normative et non pas de la production empirique d'événements que la performativité est intrinsèquement lié à des champs sociaux régis par des conventions, règles, etc. S'il n'y a pas de performativité dans la nature (alors que, comme l'explique Austin, les effets perlocutoires du langage sont plutôt, eux, du côté naturel), c'est parce que la performativité consiste à attribuer de la validité, et personne ne peut faire cela s'il n'a pas déjà reçu l'autorité conférée par des normes préalables. 

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