vendredi 27 novembre 2015

Quand voulons-nous l'inégalité?

Le livre de Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l'égalité? a de nombreuses qualités, dont la première est sa richesse empirique au sujet de l'état des inégalités et des jugements des individus relatifs à ces inégalités. Il fait le constat qu'une grande majorité des Français sont contre les inégalités (8 sur 10), que ceux-ci ont aussi des idées assez précises sur la manière de les réduire, pourtant, aucune politique n'est mise en oeuvre. Savidan se demande donc si nous voulons vraiment l'égalité, ou bien si nous sommes atteints de faiblesse de la volonté. Sa réponse repose sur la conception aristotélicienne de la rationalité pratique, modèle qui va d'Aristote à Davidson : pour l'auteur, nous sommes à première vue incapables de faire le bien que nous reconnaissons pourtant, puisque tout le monde admet qu'il faut réduire les inégalités, mais que personne ne fait rien ; mais en prenant en compte le principe de charité de Davidson, qui prescrit que les individus peuvent être irrationnels, mais ponctuellement et non pas massivement, Savidan en tire plutôt la conclusion que les gens ne veulent pas vraiment l'égalité. Ils la défendent mollement quand on leur pose la question, mais ne la veulent pas pour eux.
Ce type de solution davidsonien au problème du désaccord entre nos paroles est certainement pertinent comme méthode générale d'interprétation des actions humaines, mais ici, il semble qu'une autre méthode d'interprétation soit beaucoup plus instructive. Il s'agit de la rationalité stratégique, que Savidan écarte trop vite, sans vraiment lui donner de chance de proposer une lecture intéressante de la différence entre nos discours et nos actes. Je souhaite donc ici montrer qu'une explication assez simple paraît bien suffisante pour rendre compte de nos pratiques. 

Tout d'abord, il faut admettre le fait qu'il existe des inégalités. Prenons les inégalités de richesse. Les postes bien rémunérés sont accessibles à tous. Donc, si les individus pensent en être capables, ils vont chercher à obtenir ces postes. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens se sentent capables de s'enrichir, ils chercheront à s'enrichir. Quant aux individus qui ne se sentent pas capables d'accéder aux meilleurs postes, au mieux ils ne gagnent rien à laisser d'autres personnes y accéder à leur place, au pire ils perdent en fierté, en estime personnelle, et en pouvoir d'achat comparatif. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens pensent ne pas avoir les capacités de s'enrichir, ils vont lutter contre les inégalités. 
Ensuite, il faut croiser cela avec deux autres possibilités : soit les personnes ont déjà un poste qui les enrichit, soit ils n'en ont pas. Les personnes qui ont déjà un poste peuvent ou bien craindre de perdre leur poste, ou bien penser qu'elles pourront le garder. Si elles pensent qu'elles risquent de le perdre, elles seront partisanes de l'égalité, parce que cela leur assure que, si effectivement elles le perdent, elles ne se retrouvent pas dominés par ceux qui ont pris leur poste prestigieux. Si elles pensent par contre qu'elles vont le garder, elles seront pour les inégalités, puisque l'instauration de l'égalité reviendrait pour elles à perdre le poste prestigieux dont elles disposent. Quant à ceux qui n'ont pas encore de poste, on a dit que ceux qui pensaient pouvoir y accéder veulent les inégalités, et ceux qui ne pensent pas pouvoir y accéder veulent l'égalité.
De ceci, je tire quatre catégories, qu'on peut appeler les rêveurs, qui n'ont pas de poste mais pensent pouvoir y accéder ; les faibles, qui n'ont pas de poste et ne pensent pas pouvoir y accéder ; les forts, qui ont un poste et pensent pouvoir y rester ; les peureux, qui ont un poste mais redoutent de le perdre. Les rêveurs et les forts sont pour les inégalités. Les faibles et les peureux sont pour l'égalité. Pour des raisons structurelles, les forts et les peureux sont en petit nombre, alors que les rêveurs et les faibles sont en grand nombre. Par contre, c'est une question empirique de psychologie de déterminer le ratio entre optimistes (forts et rêveurs) et pessimistes (faibles et peureux). D'après Elster, dans Alchemies of the mind, les pessimistes sont plus rares, ce sont les personnes à tendance dépressive. Donc, de manière générale, il semble que les gens soient plutôt en faveur des inégalités.
La conclusion, pour l'instant, est donc que les gens, pour la plupart, pensent pouvoir accéder ou rester aux poste prestigieux, et voient donc d'un mauvais œil ceux qui voudraient imposer l'égalité. Néanmoins, cette conclusion est partielle, puisqu'elle met de côté toute considération morale ou politique. Mais il est important de la signaler, parce qu'il n'est pas du tout évident que toute la population soit vraiment préoccupée par la politique ou la morale. 

J'en viens maintenant à la politique et à la morale. Les gens peuvent penser que l'égalité est globalement bonne pour la société. Par exemple, ils peuvent comprendre que l'égalité favorise la consommation des individus, alors que l'inégalité la diminue, et favorise au contraire l'épargne des plus riches. Et cette augmentation de la consommation se traduit en augmentation de la richesse globale du pays. Ou bien, d'un point de vue plus moral, ils peuvent penser que l'égalité est bonne pour la liberté, parce qu'elle permet à chacun de vivre comme il l'entend, au lieu d'être au service d'autres personnes qui les exploitent en n'en tirent donc pas le meilleur. Partons donc du postulat que les individus ont tous fini par trouver un ou des arguments qui les ont convaincu que l'égalité est globalement meilleure que l'inégalité.
Cela implique que les individus vont tenter d'instaurer l'égalité, toute choses étant égale par ailleurs. Ils vont alors examiner les modes d'action générateurs d'inégalités. Certains modes d'action passent par des actes individuels : par exemple, refuser de déroger à la carte scolaire, ne pas faire d'optimisation fiscale, refuser d'aller vivre dans des ghettos pour riches, refuser les stock-options, etc. Les individus constatent alors que ces actes coûtent chers, en termes d'argent, de bien-être, et de position sociale. Il faut distinguer deux catégories de personnes : celles qui trouvent que la cause de l'égalité mérite bien ces efforts, et celles qui trouvent que l'égalité ne justifie pas de tels renoncements. J'appelle les premiers les croisés, les seconds les modérés.
Par stratégie, les faibles et les rêveurs seront toujours des croisés, puisque l'effort ne leur coûte rien, faisant partie de la catégorie de ceux qui verront leur situation s'améliorer en cas d'instauration de l'égalité. On a vu la raison pour laquelle les rêveurs auront de la peine à se convaincre de la valeur des arguments politique et moraux (ils ont envie de s'enrichir peut-être davantage que d'instaurer la justice). Par contre, s'ils sont convaincus, alors ils seront des croisés. Restent les peureux et les forts. Les forts vont trouver l'effort de renoncer à leurs avantages bien trop grand, puisqu'ils pensent qu'il est assez facile pour eux de garder ces avantages. Les forts seront donc toujours des modérés. Quant aux peureux, pensant qu'ils vont perdre leur place, ils n'auront pas de difficulté à renoncer eux-mêmes à leurs avantages, et donc à faire partie des croisés.
En conclusion, les forts sont des modérés, alors que les faibles, les rêveurs et les peureux sont des croisés. Il semble donc que, dès que l'on prend en compte les convictions morales et politiques, les gens penchent du côté de l'égalité. Evidemment, le camp des rêveurs est critique : c'est lui qui fait pencher la balance du côté de l'égalité, s'il pense que la morale passe avant les intérêts personnels, ou du côté de l'inégalité, s'il pense que les intérêts personnels passent avant. 

Il reste cependant un troisième paramètre à prendre en compte. Celui de l'action collective. Car j'admets par hypothèse qu'il ne suffit pas que quelques individus changent leur comportement pour que l'égalité soit instaurée. Il faut un renoncement global à toutes les manières de s'enrichir en accédant aux postes convoités. On comprend qu'on retrouve un paradoxe classique de l'action collective : si un individu seul décide de faire des efforts sans être suivi, les coûts pour lui sont énormes ; si par contre il ne fait rien, alors soit les autres font quelque chose et les gains pour lui sont énormes, soit ils ne font rien et les pertes sont importantes pour tout le monde, mais pas énormes. Donc, l'individu a intérêt à ne rien faire, et personne ne fera donc jamais rien. Conclusion de Olson : l'action collective semble impossible ; pourtant, elle a bien lieu parfois.
Dans mon schéma, il faut compliquer un peu les choses : certains individus vont soutenir inconditionnellement l'action collective, s'ils n'ont rien ou pas grand chose à perdre. Parmi les croisés, les faibles et les peureux seront toujours un soutien, puisqu'ils ont tout à gagner à établir l'égalité. Les peureux prennent certes un risque : en renonçant à leurs stratégie de domination, ils risquent de se situer en bas de l'échelle sociale. Néanmoins, puisqu'ils redoutaient déjà cela, ils ont objectivement intérêt à lutter afin de ne pas tomber tout en bas, et de rester au milieu, grâce à l'égalité qui aura été établie. Les forts, eux, en tant que modérés, hésitaient déjà à la soutenir. Mais s'ils doivent aussi tenir compte du fait qu'en renonçant à leurs avantage sans avoir la garantie de vivre dans une situation d'égalité, ils risquent de se retrouver tout en bas de l'échelle sociale, il semble que cela va les pousser à s'opposer franchement au projet égalitaire. Dans l'abstrait, ils sont pour la justice. Mais en situation, avec le risque de devenir pauvre pendant que d'autres ont pris leur place, les forts ne voudront jamais se battre pour ce projet. C'est en effet pour eux que le risque est le plus grand. C'est donc eux qui seront les plus réticents aux arguments moraux.
Vient enfin la dernière catégorie : les rêveurs. Les rêveurs sont des croisés. Ils sont donc partisans des efforts pour l'égalité, puisque ce n'est pas à eux d'en faire. Si les forts et les peureux font ces efforts, alors la situation des rêveurs va s'améliorer sans qu'ils ne fassent rien. Mais les rêveurs doivent quand même faire quelque chose : s'abstenir d'adopter la conduite qui leur permettrait de s'enrichir. Evidemment, s'abstenir de faire ce qu'on ne fait pas coûte moins que renoncer à ce qu'on faisait et qui marchait. Le sacrifice pour les rêveurs est donc moins élevé que pour les forts. Mais il existe quand même. Car les rêveurs font le calcul suivant : si je continue à chercher à obtenir les meilleurs postes pendant que les autres y renoncent, il sera facile de se hisser au sommet ; mais si je m'abstient de ces conduites alors que les autres rêveurs continuent de s'y livrer, je leur facilite légèrement la tâche. Donc, j'ai intérêt à continuer à chercher l'inégalité. Donc, tous les rêveurs, globalement, vont souhaiter que les autres rêveurs abandonnent la course, tout en se mettant eux en piste pour gagner les postes prestigieux. 
En conclusion, les faibles vont se battre pour l'égalité, alors que les forts et les rêveurs vont se battre pour leur avantage personnel. Sachant que les rêveurs sont les plus nombreux, les mécanismes produisant l'inégalité vont perdurer. Même si les peureux acceptaient de se battre pour l'égalité, ils ne seraient probablement pas assez nombreux pour faire pencher la balance (il y a une dimension empirique là dedans, mais je pense être en gros dans le vrai. Même en ayant un ratio d'1/2 entre pessimistes et optimistes, qui est largement au-dessus de la réalité, puisqu'il semble que la très grande majorité de la population soit optimiste à son propre sujet, il y aura trop de personnes poussées à adopter les comportements inégalitaires. Car dans une société où une personne sur deux cherche à se hisser au dessus des autres, l'inégalité est déjà terrible). 

Quatrième paramètre : le facteur temps et les générations suivantes. Lorsque les individus sont encore dans la course pour les postes prestigieux, ils seront pour l'inégalité. Par contre, on a présupposé que, abstraitement parlant, les gens étaient pour l'égalité. Or, à un certain âge, les gens ne craignent plus de perdre leur poste. Et ils ne pensent plus qu'ils auront le temps d'accéder aux postes prestigieux. Ils redeviennent donc des individus abstraits, détachés de leurs intérêts puisqu'ils n'ont pas d'intérêts. Leur sens moral et politique sera pur, ils seront donc des défenseurs inconditionnels de l'égalité. Et même, ils seront des croisés. Cependant, ils ne doivent pas avoir d'enfant, sinon, ils vont se soucier des intérêts de leur enfant, et risquent à nouveau de vouloir l'inégalité. Voilà donc les personnes à qui il faudrait confier les décisions politiques : des vieux sans enfant. 

Cinquième paramètre : la dimension spécifiquement politique de l'action. La politique consiste à contraindre les individus à suivre les lois. Or, autant les individus ne feront jamais les efforts eux-mêmes pour renoncer à l'égalité, autant ils pourraient être tentés de passer par la loi, de façon à s'assurer que personne ne profite du fait que l'on renonce à se hisser aux postes prestigieux. Les forts, ici aussi, vont systématiquement s'opposer, puisqu'ils ont tout à perdre (sauf les vieux forts, donc). Par contre, les faibles seront des soutiens, de même que les peureux, qui aussi ont tout à gagner à instaurer l'égalité sans prendre le risque d'avoir eux-mêmes à renoncer à tout. Mais comment vont réagir les rêveurs? La réponse n'est pas évidente : ils peuvent choisir entre trois stratégies : l'hypocrisie, la résignation, la trahison. L'hypocrisie consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en continuant à tenter de se hisser aux postes prestigieux. La résignation consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en abandonnant définitivement l'espoir d'accéder aux postes. La trahison consiste à passer dans l'opposition, avec les forts, et à faire la promotion de l'inégalité, alors même que l'on est encore pauvre. Il n'est jamais rationnel de se résigner, et l'hypocrisie est une solution systématiquement meilleure, puisque, que la lutte politique soit gagnée ou pas, l'hypocrite gagne plus que le résigné (l'hypocrite gagne quelque chose si la lutte échoue, alors que le résigné perd tout). Par contre, entre l'hypocrisie et la trahison, la rationalité n'impose aucun choix évident. 
Il faut dire quelques mots à ce sujet. L'hypocrisie a un gros avantage sur la trahison, c'est qu'elle encourage d'autres individus à défendre l'égalité, et ainsi, peut-être, à se résigner à ne plus défendre leurs intérêts. Donc, il est alors plus facile pour les rêveurs d'accéder aux postes prestigieux. Cependant, si les individus sont rationnels, personne ne va renoncer à se défendre, et l'hypocrisie n'aura pas d'effet. Autrement dit, l'hypocrisie n'est utile que pour gagner aux dépends de ceux qui sont dupes. Si personne ne l'est, l'hypocrisie ne sert à rien. Mais l'hypocrisie représente aussi un très lourd danger : si les hypocrites deviennent numériquement importants, ils risquent de faire adopter les mesures d'égalité. Cela va décevoir tous les rêveurs qui voulaient accéder aux postes prestigieux. Donc, les rêveurs voudront plutôt que le projet politique d'égalité n'aboutisse pas, c'est pourquoi ils seront tentés de passer dans l'opposition. Le problème de l'opposition est symétrique : plus on défend l'inégalité, plus les individus seront poussés à se lancer dans la compétition, d'où une plus grande difficulté d'accéder aux postes prestigieux, d'où aussi une plus grande motivation pour défendre en retour l'égalité. Je tire de tout ceci la conclusion suivante : l'hypocrisie comme la trahison sont bonnes tant qu'elles sont minoritaires, mais deviennent dangereuses si elles sont majoritaires. Le rêveur semble donc avoir pour intérêt à ce qu'aucun camp ne soit trop dominant par rapport à l'autre. Il s'agit d'un cas de jeu sans équilibre des stratégies. 
La conclusion est déjà suffisamment lourde : les gens rationnels sont soit hypocrites, soit des traîtres à leur classe sociale. Seuls les forts et les faibles ont une attitude conforme à leur condition de classe : les forts dominent et défendent politiquement leur condition de dominant, les faibles sont dominés et défendent l'égalité. Restent les vieux, qui eux défendent l'égalité, sauf s'ils ont des enfants.

Ma conclusion est donc que l'égalité n'est défendue politiquement que par les faibles, les peureux, et les vieux. L'inégalité est défendue par les forts et les rêveurs traîtres. Quant aux rêveurs hypocrites, ils défendent les politiques d'égalité tout en continuant à faire le jeu de l'inégalité. C'est une question sociologique de déterminer la part respective de chacun. A vue d'oeil, les hypocrites sont majoritaires. Mais ceux qui dirigent politiquement sont plutôt des forts. Je conclus que l'égalité n'adviendra jamais.  

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire