jeudi 4 février 2016

Apostille au Contrat social de Rousseau

Je me propose ici de reprendre un argument donné par Rousseau dans le Contrat social, livre II chapitre 3, qui est indiqué sous une forme littéraire, et pour cette raison reste assez polémique. Je voudrais lui donner une forme plus explicite, et en dégager les conditions de validité. Mon intention est de montrer que la critique des corps intermédiaires est tout à fait sensée, et que l'égalité entre citoyens ne peut être réalisée dans une démocratie que s'il n'existe aucun corps intermédiaire. En cela, je pense que Rousseau a raison. Mais il faut le montrer avec plus de détails qu'il ne le fait. 
Dans le chapitre en question, Rousseau essaie d'expliquer les mécanismes de constitution de la volonté générale, qui, dit Rousseau, n'est pas la volonté de tous. Il affirme que la volonté générale s'obtient par élimination de toutes les petites différences entre volontés, le reste étant la volonté générale. Le texte étant très court et très lacunaire, et ayant fait en vain l'objet pendant des décennies d'un travail d’exégèse infructueux, je ne vais pas me lancer dans une nouvelle explication de ce que Rousseau a bien voulu dire. Et ce n'est pas mon objet. Mon objet porte seulement sur la manière dont il faut prendre en compte des corps intermédiaires, qu'ils soient syndicats, partis, grands électeurs, etc. Une démocratie peut-elle en tolérer, ou bien ceci revient-il inévitablement à fausser le résultat des suffrages, et donc à déformer la volonté du peuple? Voici le propos de Rousseau : 

Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépends de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.

Tout d'abord, je précise immédiatement que je n'adhère pas au fanatisme de Rousseau pour qui la moindre communication entre individus est déjà susceptible d'altérer la formation de la volonté générale. Je supposerai, sans le démontrer, que la communication ne change rien à l'opinion des gens, ou bien au contraire que les gens arrivent à une opinion plus précise de leurs intérêts en discutant avec les autres. Donc, je ne vais discuter ici que la question des associations, regroupements, etc.


Commençons maintenant l'exposé : 
- nous sommes dans un système démocratique, dans laquelle chaque individu majeur peut voter. Sa voix compte pour une. Tous les individus forment le peuple. 
- Les individus peuvent voter ou bien pour des représentants, ou bien pour des programmes politiques. La différence n'a pas d'importance.
- Il existe au moins deux niveaux hiérarchiques, ce qui revient à dire qu'il y a au moins un corps intermédiaire. Donc, le peuple ne vote pas directement pour le chef suprême, ou pour la politique qui sera exécutée. Il vote pour de grands électeurs, qui eux, voteront pour le chef suprême ou appliqueront une politique.
- les corps intermédiaires sont strictement tenus de voter ou d'appliquer ce que le peuple a décidé. Il s'agit donc d'un système de mandat impératif.
- les élections fonctionnent au suffrage à la majorité absolue dans le cas où il n'y a que deux candidats ou deux programmes, ou bien à la majorité relative dans le cas où il y a plus de deux candidats ou programmes.

Procédons maintenant au vote. Admettons qu'il n'y ait que deux programmes, un programme socialiste et un programme libéral. Le peuple est, pris dans sa globalité, à 60% pour le socialisme, et à 40% pour le libéralisme. Si le peuple votait directement pour son programme préféré, le socialisme l'emporterait facilement. Pourtant, il pourrait se passer ceci, s'il y a des corps intermédiaires : 
-admettons qu'il y ait 100 grands électeurs à élire. Pour gagner l'élection, le camp libéral doit donc faire élire 51 de ses grands électeurs.
- admettons que le peuple soit constitué de 1 000 000 d'individus. Chaque circonscription contient donc 10 000 individus. 
- pour faire élire 51 grands électeurs libéraux, il faut avoir, dans chaque circonscription, 5001 électeurs votant pour les libéraux.
- l'élection peut donc être gagnée par les libéraux avec exactement 255051 électeurs, c'est-à-dire 5001 électeurs multipliés par 51 circonscriptions. On peut donc gagner une élection avec environ un quart des voix. Réciproquement, on peut perdre une élection en ayant pourtant presque trois quart des voix. 
Le résultat me semble assez impressionnant. Il suffit d'introduire un échelon intermédiaire pour que le besoin en voix, pour gagner une élection, soit approximativement moitié moindre que ce qu'il faudrait s'il n'y avait pas d'échelon intermédiaire. Au lieu de la moitié des voix sans échelon intermédiaire, on passe à un quart avec un échelon intermédiaire. Et à chaque échelon qu'on ajoute, on divise encore par deux (environ) la réserve de voix nécessaire pour gagner l'élection. C'est évidemment une violation flagrante du principe d'égalité des voix, puisque le principe "un homme une voix" se retrouve pris dans une élection intermédiaire, et ne fonctionne plus pour le résultat final. Chaque citoyen compte comme un pour le vote des grands électeurs, mais ne compte plus pour un dans le résultat final. Ce n'est pas forcément inacceptable, mais il faut alors admettre l'idée que le chef suprême n'est plus un représentant du peuple, mais un représentant des grands électeurs. J'imagine qu'aucun régime politique démocratique n'admettrait explicitement l'idée que le pouvoir représente les corps intermédiaires et pas les citoyens. C'est pourquoi ce système de corps intermédiaire viole notre conception habituelle de la démocratie. Evidemment, rien n'impose de supprimer les grands électeurs au lieu de modifier notre conception habituelle de la démocratie. En tout cas, je dis simplement que les deux ne sont pas compatibles.

Je résume l'argument : tout système politique qui repose sur le vote à la majorité + l'élection de corps intermédiaire remet immédiatement en cause le principe démocratique selon lequel chaque homme compte pour une voix, et que le peuple choisit sa politique. Voter pour des corps intermédiaires revient à déplacer le principe démocratique du peuple vers ces corps intermédiaires, qui eux seuls, sont vraiment soumis à ce principe. Rousseau est donc tout à fait justifié de dire que les corps intermédiaires doivent être supprimés. S'il existe des intermédiaires, la volonté n'est pas celle du peuple, mais celle des représentants, qui peuvent ne représenter qu'une très petite minorité du peuple (et d'autant plus petite que la couche de représentants est importante). Un démocrate comme Rousseau pourrait donc accepter les corps intermédiaires s'ils ne votaient pas, ou bien les votes à la majorité s'il n'y a pas de corps intermédiaire, mais le mélange des deux aboutit à renoncer à ce qui fait le socle de la démocratie, l'idée que chacun compte pour un dans les décisions politique.
Suis-je pour autant rousseauiste? Ce n'est pas le lieu d'argumenter en détail. Et d'autres l'ont déjà fait, par exemple Bernard Manin qui insiste sur le fait que nos régimes représentatifs ne sont pas des démocraties, mais que cela ne les rend pas plus mauvais. On peut tout à fait trouver que des systèmes électifs, qui sont en réalité oligarchiques, sont préférables à des systèmes démocratiques. Le peuple garde un rôle politique important, de critique, discussion, surveillance du pouvoir, même s'il ne l'exerce pas directement.

7 commentaires:

  1. En voilà une question politique intéressante, mais laissons-là Rousseau, car le texte que tu cites n'a aucun rapport avec cette question !!!! Par ailleurs, la notion de corps intermédiaire ne renvoie pas du tout à celle de délégué ou de grand électeur.
    Étrange ignorance, étrange myopie vis-à-vis du texte de Rousseau. Ces lacunes sont quand même assez inquiétantes venant d'un professionnel de la philosophie. Passons.

    Un peu de formalisation permet d'obtenir des conclusions plus complètes et solides.

    Soit m le nombre de circonscriptions, comme tu dis, et n le nombre d'électeurs dans chaque circonscription. En supposant qu'il y a un grand électeur par circonscription, il y a évidemment m grand électeurs, et m<n.
    Je note E(x) la fonction partie entière, qui associe à un réel l'entier relatif immédiatement inférieur. On suppose également qu'il n'existe que deux choix possible : voter pour un élu socialiste (S) ou libéral (L).

    Dans chaque circonscription, un grand électeur est élu s'il obtient E(n/2)+1 voix. Au second niveau de la hiérarchie électorale, un président est élu s'il obtient E(m/2)+1 voix.

    On a alors que le nombre minimal de voix permettant à un président d'être élu est(E(m/2)+1)*(E(n/2)+1). En démocratie directe, il faut obtenir E(m*n/2)+1 voix. Pour comprendre si le nombre minimal d'électeur est plus faible dans le système indirect, il faut bien sûr calculer la différence entre les nombres.
    Là c'est un peu délicat parce que les fonctions partie entière ne sont pas très maniables, à moins qu'il existe des astuces que je ne connais pas. On peut écrire du moins que cette différence est égale à :
    E(m/2)*E(n/2)+E(n/2)+E(m/2)-E(n*m/2)

    E(m/2)*E(n/2)est assez largement inférieur à E(n*m/2), mais comme je ne sais pas quantifier cette dernière différence, je vais me contenter de minorer la (valeur absolue de la) première différence par E(n/2)+E(m/2). Comme la partie entière est une fonction croissante, on a donc que l'écart entre le nombre minimal de voix pour être élu en système direct et indirect est une fonction croissante de m, le nombre de grands électeurs, mais aussi de n, le nombre d'électeurs dans chaque circonscription. Plus le pays est grand, ou plus on introduit de grands électeurs et de circonscriptions, et plus cette différence est grande.

    On peut aussi se poser la question de l'ajout de niveaux électoraux. Ton approximation très approximative veut que l'on double la différence en augmentant d'un niveau.
    Soit N(i) le nombre d'électeur associé au degré i dans la hiérarchie des élections (degré allant de 1 à d).
    La formule générale de la différence est :
    (produit pour i allant de 1 jusqu'à d de (E(n(i)/2)+1)) - (E(produit pour i allant de jusqu'à d de n(i)/2)+1)
    Je ne sais pas très bien comment l'apprécier ou l'interpréter numériquement, alors je vais me contenter d'un bête exemple, dont il n'est absolument pas garanti qu'il ait une valeur exemplaire.
    Si on prend i=3, n(1)=3, n(2)=3, n(3)=3, ce qui signifie qu'il y a 27 électeurs de premier niveau, répartis en 9 circonscriptions, 9 électeurs de second niveau répartis en trois circonscriptions, 3 électeurs de 3e niveau.
    La différence est de 14-8=6.
    pour i=2, avec n(1)=3, n(2)=3, la différence est de 5-4=1.

    On voit en tout cas que la différence fait beaucoup plus que doubler !

    PS : il est possible que je me sois trompé dans les calculs ou l'identification des quantités, ça vaut le coup de tout vérifier...

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  2. Tiens c'est plus complexe que je ne l'imaginais.
    Pour mon dernier exemple, i=3, la différence est effectivement 6, mais en supposant un certain ordre dans la répartition des électeurs de second niveau en circonscription. Supposons que le vainqueur (minimal) soit S. Il y a donc 4 électeurs de second niveau qui sont S. Il faut encore qu'il soient répartis de sorte qu'il y en ait deux dans deux circonscriptions différentes sur les trois (de second niveau).

    La façon dont on répartit les électeurs de second niveau compte pour déterminer le nombre minimal de voix nécessaire pour l'emporter. Puisque la façon dont ils sont répartis doit être indépendant de leur couleur politique, il faudrait faire appel aux probabilités.

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  3. Mais si on revient au fond, l'hypothèse que tu fais et que j'ai suivie est que les grands électeurs votent eux-même conformément à leur appartenance politique S ou L.
    En réalité, les systèmes de grands électeurs sont très explicitement anti-démocratie directe, et l'idée est que justement ils sont capables de s'écarter de leur mandat populaire pour suivre la raison ou quelque chose comme cela, en quelque sorte, par exemple d'être L même si on a voté pour eux en tant que S.
    De ce fait, ton argument aurait seulement une portée dans le cas où on aurait un système de grands électeurs avec mandat impératif, comme on l'a envisagé. Mais je ne vois plus pourquoi on introduirait des grands électeurs.

    PS : il est possible que je me sois trompé dans les calculs ou l'identification des quantités, ça vaut le coup de tout vérifier...


    Au sujet de ta conclusion, elle est extrêmement discutable, mais la discussion philosophico-mathématique qu'il faudrait avoir à ce sujet est en fait très complexe et je vais seulement l'engager un tout petit peu.

    Se focaliser sur le nombre minimal pour être élu n'est peut-être pas très pertinent, puisque la probabilité d'être élu avec le nombre de voix minimal est très faible pour de grands effectifs. On pourrait par exemple prendre un autre point de vue, probabiliste, sur les systèmes directs et indirects et considérer la probabilité qu'il y a pour S et L d'être élus dans l'un et l'autre système.

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  4. Non, il s'agit bien du bon texte de Rousseau. Évidemment qu'un grand électeur n'est pas un corps intermédiaire. Mais mon post veut parler de tous les intermédiaires, pas d'un en particulier. Tes accusations sont donc illégitimes. Tu veux voir dans mes propos un problème politique, alors qu'il pourrait aussi s'agir d'un problème lié à la circulation des opinions, ce qui rentre plus dans le cadre du texte de Rousseau.
    Pour tout dire, l'idée m'est venue en étudiant les holdings et tout ce qui est écrit ici s'y applique exactement. En gros, une holding permet de conserver la majorité des droits de vote dans un CA alors même que nous n'avons pas suffisamment de pouvoir pour acheter directement la moitié des actions. La solution est de créer des cascades de sociétés dont nous ne possédons que la moitié.
    Sur les calculs, c'est vrai que mes approximations ne marchent que dans des cas limités. Je ne veux pas régler le problème ici. Il suffit de montrer un seul cas de déformation de la volonté générale pour retrouver l'argument de Rousseau contre les représentants et associations (plutôt ''un des arguments contre les représentants'' car Rousseau y revient après).

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  5. Ah, il ne s'agissait pas d'un problème politique ?
    Trois paragraphes sur six sont consacrés aux systèmes de vote et rien sur la circulation des opinions !

    Pourquoi ne veux-tu pas "régler le problème ici" ? En es-tu seulement capable ???? Chiche !
    A force de dire "je ne veux pas" et "ce n'est pas le lieu" on ne dit rien de substantiel.

    Tu as bel et bien confondu grand électeur et corps intermédiaire dans l'avant dernier paragraphe.
    Je m'interroge vraiment sur le statut de ce blog : j'ai l'impression qu'il s'agit pour toi seulement d'un cahier de brouillon.

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  6. C'est vrai que ça n'allait pas et que le nombre de voix nécessaires ne double pas toujours avec l'ajout d'un niveau.
    Ton exemple ne va pas, car la base électorale doit rester la même, quel que soit le nombre d'échelons intermédiaires. Sinon, les calculs sont faussés.
    Ainsi, pour un peuple de 27 citoyens, il faut 14 voix pour l'emporter en démocratie directe, et 10 voix si on établit 9 circonscriptions de 3 électeurs. Ensuite, en ajoutant 3 super circonscriptions de 3 grands électeurs, il faut 8 voix pour l'emporter.
    Ainsi, il faut dans cet exemple 14/27ème des voix pour gagner avec un suffrage direct, 10/27ème des voix pour gagner avec un niveau, et 8/27ème des voix pour gagner avec deux niveaux.
    Enfin, il faut calculer les ratio d'électeurs nécessaires selon les niveaux. En passant de zéro à un niveau, il faut 1,4 fois moins d'électeurs (14/10). Et en passant d'un à deux niveaux, il faut 1,25 fois moins d'électeurs (10/8). Donc, c'est vrai, même sur un seul exemple pas représentatif, l'idée que la base électorale nécessaire est divisée par 2 chaque fois qu'on ajoute un niveau est fausse. Le calcul est moins systématique.

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    1. Pardon, je voulais dire que le nombre de voix nécessaires n'est pas divisé par deux avec l'ajout d'un niveau (j'ai écrit ''doubler'').

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