jeudi 20 octobre 2016

Un salaud peut-il être rationnel?

Le salaud est une personne qui est suffisamment forte pour satisfaire ses désirs aux dépends des autres, et qui ne compte respecter les règles sociales permettant la concorde que si elles sont à son avantage. Chaque fois que cela lui coûte davantage que cela ne lui rapporte, alors le salaud s'en dispense.
Le salaud est ponctuellement un passager clandestin, c'est-à-dire qu'il se permet parfois de violer les lois sans se faire prendre, de façon à garder sa bonne réputation de citoyen intègre, et ne pas payer d'amende ou faire de prison. Mais il n'est pas toujours clandestin, au sens où il se permet aussi d'être publiquement malveillant et dur avec les autres, parce que les bénéfices de cette dureté sont supérieurs aux coûts en termes de réputation que cela engendre. De manière générale, je pense qu'on peut facilement trouver des individus réels, particulièrement chez les personnes admirées et célèbres, qui sont d'authentiques salauds martyrisant leurs proches, mais suffisamment brillants et charismatiques pour susciter de l'admiration de la part des autres. Il est même assez courant que nous soyons tentés de justifier cette méchanceté. On trouve chez Bernard Williams, par exemple, une justification morale de Van Gogh abandonnant sa famille pour aller peindre, le talent exceptionnel du peintre justifiant le fait d'être exécrable, lâche ou même irresponsable (si Van Gogh fait risquer à sa famille la misère voire la mort).
Le salaud est donc un égoïste, si on précise bien que le salaud s'autorise aussi d'être activement malveillant à l'égard des autres, en vue d'en tirer un bénéfice, alors qu'un égoïste pourrait simplement être indifférent aux autres, et ne se soucier que de sa vie personnelle.
Enfin, par hypothèse, j'admets que le salaud est rationnel, c'est-à-dire qu'il ne fait pas d'erreur de calcul, est toujours efficace pour satisfaire ses désirs, et ses désirs sont cohérents.

Pour être rationnel, il faut et il suffit d'agir de sorte que nos actions satisfassent le plus de désirs possibles, et satisfassent les désirs les plus forts. On peut définir l'intensité du plaisir comme étant proportionnel à l'intensité du désir, l'intensité du plaisir causant celle du désir : plus le plaisir pris à la satisfaction du désir est fort, plus le désir sera lui-même fort. Ainsi, la personne rationnelle est celle qui choisit la ligne de conduite qui maximise son niveau de plaisir. On retombe ici sur des affirmations proches de celles de Calliclès : l'homme le plus heureux est celui qui a les désirs les plus forts, car ces désirs correspondent aux plaisir les plus violents. Au contraire, de petits désirs ne rapportent que de petits plaisirs.
Le salaud est quelqu'un dont les désirs les plus intenses sont des désirs de nuire aux autres, de les humilier, de profiter d'eux, etc. Pour cette raison, un salaud rationnel est quelqu'un qui agit de sorte qu'il nuit le plus souvent possible, en faisant en sorte d'être suffisamment habile pour ne pas être mis au ban de la société, ce qui l'empêcherait de nuire à nouveau. Le salaud rationnel trouve donc les bonnes occasions : trop visible, il serait entravé, mais trop timoré, il se priverait d'une grande source de plaisir.

Traditionnellement, la philosophie s'interroge sur la possibilité de convertir à la morale un tel individu. Ainsi, Platon s'interroge en se demandant si une personne possédant l'anneau de Gygès pourrait encore vouloir être juste. Et Gauthier se demande si on peut prouver à un agent rationnel qu'il doit devenir un maximisateur moral plutôt qu'un maximisateur direct. Le problème a toujours cette forme : étant donné le système motivationnel de cet agent, peut-on trouver dans ce système un ensemble de désirs justifiant le fait d'agir moralement? Ou bien, si ces désirs ne suffisent pas à justifier l'action morale, peut-on construire des institutions telles que l'agent serait incité à agir moralement pour maximiser son plaisir?
Cela dépasserait très largement les ambitions de ce post que de prouver que toutes les tentatives de justification échouent. J'admettrai donc par hypothèse qu'il n'est pas possible de prouver à un agent rationnel qu'il est dans son intérêt d'agir moralement. Et pour faire intuitivement comprendre pourquoi, il suffit de relire Platon : si vraiment quelqu'un arrivait à ne jamais se faire prendre, il serait rationnel de s'unir à n'importe qui, d'éliminer ses ennemis par la force, ou se s'enrichir par le vol.
Je voudrais donc prendre une autre voie consistant à montrer qu'il n'est pas rationnel d'être un salaud. Cette manière est moins ambitieuse, mais elle marche.

Le point crucial de la discussion sur le salaud est la thèse selon laquelle ses désirs sont donnés une fois pour toutes. Or, il n'y a jamais de justification de cette thèse qui pourtant ne va pas de soi. La rationalité de l'agent suppose de ne pas désirer des choses contradictoires, et suppose aussi de ne pas se laisser aller aux préférences adaptatives (ajuster ses désirs à la réalité : le cas typique est le pauvre qui essaie de se convaincre que l'argent ne fait pas le bonheur et qu'il ne désire pas du tout être riche). Par contre, rien n'interdit dans l'absolu que l'agent rationnel ait des désirs qui évoluent, pour des raisons variées.
Je ferai donc l'hypothèse que les désirs peuvent varier. Il ne paraît pas raisonnable de postuler que l'on puisse volontairement changer ses désirs. Par contre, il paraît raisonnable de postuler qu'on puisse indirectement, par sa conduite, changer certains de ses désirs, dans une certaine mesure. Par exemple, une personne peut, en se forçant au départ, finir par aimer et donc désirer une boisson ou une nourriture qu'elle n'aimait pas au début. L'exemple typique est la bière : elle paraît souvent amère et désagréable au premier verre, mais les gens finissent souvent par l'aimer. Ainsi, on voit que des gens ont pu indirectement agir sur leur désir de bière en apprenant à prendre plaisir à la boire. On peut aussi très facilement agir sur son désir de travailler et d'apprendre. En faisant au départ un petit effort de se plonger dans un sujet rebutant à première vue, on découvre progressivement l'intérêt de la tâche, et on finit par désirer apprendre et poursuivre l'apprentissage.  
Bien entendu, hors de question de vouloir imposer au salaud des bonnes actions à l'égard des autres, au prétexte qu'il finira par aimer cela. Car ce serait aller contre son désir dominant de nuire aux autres, et cela reviendrait à diminuer le plaisir dont il pourrait jouir. Le salaud ne va pas changer par la contrainte! S'il n'apprécie pas du tout le fait d'aider les autres, alors il ne pourra jamais désirer cela, même par la force.
Il y a pourtant un moyen de convaincre le salaud de changer. En effet, son but est de maximiser son plaisir. Or, par ses propres choix de vie, il peut agir sur le plaisir que lui apporte telle ou telle activité. Et ce faisant, il change en même temps son système de motivation et donc ce qu'il est rationnel pour lui de faire. Mais pourquoi le salaud essaierait-il de prendre davantage de plaisir à aider les autres? Il y a une raison, qui est facile à donner. Admettons qu'il soit plus facile d'aider les autres et d'être plaisant et agréable avec eux, plutôt que d'être manipulateur et méchant. Être bon demande moins d'efforts que d'être méchant. C'est une thèse nietzschéenne, mais elle ne me paraît pas fausse. Donc, si l'agent prend autant de plaisir à aider qu'à nuire, alors il devient rationnel pour lui d'aider plutôt que de nuire, puisque le rapport coût/bénéfice est plus élevé dans le cas de l'aide que dans le cas de la nuisance.
Le salaud rationnel est dans le dilemme suivant : ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour nuire, sachant que nuire lui apporte du plaisir mais que c'est difficile, ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour changer ses sources de plaisir, sachant que par la suite, il sera beaucoup plus facile d'avoir de nouvelles sources de plaisir. Un agent rationnel, ici, a intérêt à choisir son intérêt de long terme : accepter de renoncer temporairement à des sources de plaisir (nuire aux autres) en vue de pouvoir profiter de grands plaisirs par la suite (aider les autres, une fois qu'il aura changé).
Bien entendu, tout ceci ne fonctionne que si le salaud peut finir par prendre plaisir à aider les autres. S'il est définitivement hermétique à cela, il n'est pas rationnel pour lui de tenter de changer.

Ainsi, je pense que la morale n'est pas contraire à la rationalité, tant que l'on ne tient pas les sources de plaisir pour pathologiquement déterminés et pour un donné non modifiable par l'action. S'il y a des agents qui sont définitivement sadiques et prennent plaisir à faire du mal aux autres, alors pour ces individus, la raison prescrira toujours de faire quelque chose que la morale réprouve. Par contre, si quelqu'un a toujours le pouvoir de faire en sorte de prendre plaisir à aider les autres, alors il est toujours possible de réconcilier la raison et la morale. Et même, si on admet que les sources de plaisir peuvent être indirectement choisies, alors il est de notre devoir de nous disposer à aimer notre devoir.
Bien entendu, un agent rationnel n'est pas un idiot : s'il pense que la nature humaine est telle que le plaisir pris à faire son devoir restera toujours plus faible que le désir pris à violer et à piller les autres, alors la morale restera toujours différente des prescriptions rationnelles. Par contre, si l'agent rationnel est un optimiste pensant qu'on peut prendre plus de plaisir à la vertu qu'au vice, alors il est de son devoir de nous disposer à aimer la vertu.
En tout cas, personne n'est rationnel s'il ne cherche pas à se disposer de telle sorte qu'il puisse tirer le plus grand plaisir possible des choses qui vont lui arriver, ou qu'il est capable d'obtenir. Nos désirs ne sont pas gravés dans nos gènes, et il est rationnel de faire en sorte de désirer ce qui pourrait nous donner les plus grandes sources de plaisir.
Suis-je en train de faire la défense des préférences adaptatives? Une préférence adaptative consiste à réviser ses désirs en fonction de ce que nous sommes capables d'obtenir, ce qui est en effet de l'irrationalité. Je propose ici quelque chose d'un peu différent, à savoir que l'agent rationnel doive étudier ce qui peut donner les plus grandes sources de plaisir, et se disposer à apprécier ces choses-là. Il ne s'adapte pas au réel, il cherche plutôt à "s'adapter au plaisir". S'il voit qu'un individu moral tire plus de plaisir que lui n'en tire à nuire, alors il devient rationnel pour lui de devenir moral afin de profiter à son tour du plaisir maximum.  

1 commentaire:

  1. Si les gens peuvent changer de désir volontairement, et même si c'est par une voie indirecte, la rationalité (pratique) n'a plus aucun sens : ni descriptif, ni normatif.

    Mais même dans le cas où les préférences de l'agent se modifieraient par hasard du fait de son activité , la rationalité ne s'applique plus ou plutôt elle ne peut pas enjamber le changement.

    Le point important est le suivant : on ne maximise pas du plaisir ou du désir, des poules ou des ponts, on maximise une fonction numérique, éventuellement réduite à la fonction identité.
    Or dans le monde de la rationalité c'est la fonction à maximiser qui identifie l'agent. Pas le fait qu'il s'appelle Aimé ou Marcel ou qu'il pense et donc qu'il est. Si je change de fonction, je change de problème de maximisation, et il n'y a plus de comparaison possible entre l'avant et l'après, donc pas de transition rationnelle non plus.

    C'est bien joli de donner des définitions sauvages de la rationalité en termes d'intensité de désir, mais dès qu'on parle de maximisation et de calcul il faut savoir qu'on fait appel à un cadre conceptuel précis.

    Si celui qui a des préférences de Tamerlan adopte les préférences de Tintin, ce n'est plus le même agent, et donc il n'y a plus rien à dire.
    Tu as seulement tué le "problème" en postulant un changement d'agent. Bravo !

    (Ou alors tu répètes l'intellectualisme socratique : le méchant n'était pas assez informé sur les "sources de plaisir')

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