vendredi 7 octobre 2016

Désirer fait-il si mal?

Je voudrais aujourd'hui faire partager mon scepticisme à l'égard d'un de nos plus grands penseurs, Schopenhauer. Voici le texte, célèbre, tiré du Monde comme volonté et comme représentation :

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or, sans repos le véritable bonheur est impossible. 

Je ne vais pas faire un commentaire de texte, et ne discuterai pas tous les aspects du texte en détail. Je voudrais plutôt me concentrer sur les principaux concepts mobilisés : la nature des besoins et des désirs, la souffrance et le plaisir.
Avant cela, voici le plan du texte, qui me servira dans la discussion.
Le texte commence par une série d'implications : un besoin implique une privation, et une privation implique une souffrance. La satisfaction du besoin consiste donc en un remplissement qui met fin à la privation, et qui par conséquent met fin à la souffrance. La satisfaction, mettant fin à la souffrance, produit du plaisir.
Deuxième dimension du texte : Schopenhauer fait un constat psychologique et pratique. D'abord, pour satisfaire un désir, il faut en frustrer des dizaines. Ensuite, la satisfaction dure peu, alors que la souffrance qui la précède est bien plus longue. Enfin, la satisfaction est toujours décevante car elle ne met pas fin au désir, qui renaît rapidement.
Troisième dimension du texte : Schopenhauer propose une sorte de sagesse impossible. Le bonheur serait la suppression de tout désir et le calme, mais c'est impossible, car quoi que nous fassions, les désirs renaissent sans cesse. La volonté est infinie et nous condamne au malheur.

Admettons que tout vouloir procède d'un besoin, ce qui, dans une langue plus familière, signifie que toute intention d'agir repose sur un désir. C'est acceptable : on n'agit que s'il y a une motivation à notre action, et c'est le désir qui donne cette motivation. On peut déjà noter que cette motivation a deux dimensions : une dimension psychologique de force qui nous pousse à agir, et une dimension logique de raison justifiant l'action.
Ensuite, il nous faudrait admettre qu'un désir est une privation. Cela va de soi. On désire ou bien ce qu'on n'a pas, ou bien ce qu'on a mais qu'on désire garder (l'avenir n'étant pas certain. Lorsqu'il l'est, désirer est impossible). Cependant, comme chaque fois qu'un propos est évident, cela demande un peu de réflexion, et Schopenhauer va trop vite. Quand on parle de privation, on ne parle pas d'un quelconque état psychologique. Être privé de quelque chose n'est pas un état psychologique. Il y a des gens qui sont dénués d'argent, d'autres dénués de scrupules, d'autres privés de relations humaines agréables, etc. Toutes ces choses sont des privations, et elles ne correspondent à aucun état psychologique particulier. En fait, être privé de quelque chose est une propriété logique, qui s'applique à un objet dans sa relation à un sujet. La privation est un type de relation, et non pas un état subjectif. Bien sûr, on peut dire que le sujet pense à l'objet qui lui manque, mais il n'y pense pas en permanence, et la privation n'est pas exactement cette pensée, car la privation est la relation objective à l'objet qui manque au suejt. De même, la pensée qu'il nous manque quelque chose n'a de signification que parce que la relation objective existe, et est représentable. On parle souvent d'intentionnalité pour désigner le fait qu'une pensée ait un objet, qu'elle porte sur quelque chose. Penser que quelque chose nous manque n'est donc pas seulement un état psychologique, à savoir une souffrance, c'est une pensée intentionnelle, une pensée dont le contenu est l'objet lui-même, et le fait que cet objet manque au sujet. Autant une souffrance psychique n'implique pas de relation à un objet externe, autant une pensée intentionnelle suppose que quelque chose soit visé.
Par conséquent, dire "une privation, c'est-à-dire une souffrance" est faux. Du moins, c'est l'affirmation d'une corrélation entre un état psychologique et une pensée intentionnelle, et cette corrélation doit être vérifiée empiriquement. Rien ne dit qu'elle soit toujours là. On ne peut pas faire passer une telle affirmation pour une certitude indiscutable. Selon moi,on peut trouver plein d'exemples qui montrent que la privation n'implique pas toujours la souffrance. Quand je désire quelque chose que je vais avoir dans très peu de temps, le désir n'est pas souffrance mais joie et excitation. Quand je désire quelque chose sans très bien savoir ce qui m'attend, le désir est curiosité et appréhension. Ramener tout cela sous la catégorie "souffrance" est psychologiquement faux. Surtout, c'est glisser d'une thèse conceptuelle sur la nature du désir (le désir est privation) à une thèse psychologique sur le vécu de la privation (la privation est souffrance). C'est illégitime. La seule thèse uniquement acceptable, c'est qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre la privation, et donc le désir, et le vécu psychologique. Il y a sans doute des milliers de façons de ressentir le désir. Et découvrir toutes ces façons demande une enquête psychologique, pas des déclarations de philosophes.
Bien sûr, s'il s'agit de dire que le désir nous pousse à l'action (dans des conditions déterminables), alors c'est vrai et il s'agit d'une vérité conceptuelle. En effet, si nous reconnaissons que nous sommes privés de quelque chose de bon, alors, dans la mesure de nos capacités, nous allons chercher à récupérer cette chose. Par contre, cela ne dit pas comment nous ressentons cette mise en mouvement. On pourrait me faire l'objection suivante : il est évident que le fait de désirer fait mal, car nous avons envie d'agir pour faire cesser le désir, il faut donc que l'état de désir soit moins agréable que l'état de repos après la satisfaction du désir. Mais c'est juste faux. D'abord, personne n'agit pour faire cesser un désir. Le cas général, c'est qu'on agit pour obtenir quelque chose de bon. Certes, parfois, nous agissons pour faire cesser une douleur ou une gêne (par exemple, la faim). Mais le plus souvent, il n'y a aucune gêne, et il y a juste désir de l'objet. En fait, la plupart de nos raisons d'agir ne relèvent pas du tout de causes psychologiques. Quand je décide d'aider les autres dans un pays pauvre, le désir d'aider n'est pas une souffrance en moi, et l'aide n'apportera pas forcément de plaisir. La raison est que je pense, rationnellement, qu'il est bon de venir en aide aux personnes en difficulté. Quand je désire apprendre à coder des jeux vidéo, le désir est de concevoir un jeu, pas de faire cesser un état psychologique. Ici, la raison d'agir est de tirer parti de mon goût et de mon talent pour programmer, il s'agit donc d'une raison sur la manière dont je dois mener ma vie, qui relève aussi de la raison. Enfin, quand je désire faire mon travail et me tirer de ce canapé où je suis assis, je ne suis pas dans une situation de souffrance qui finira au moment où je vais me mettre au travail. Au contraire, le plaisir est dans le repos sur le canapé, et je suis obligé d'accepter la souffrance parce que j'estime qu'une vie passée à travailler est meilleure qu'une vie à ne rien faire.

J'en viens au deuxième aspect du texte. Schopenhauer nous dit qu'un désir satisfait oblige à sacrifier dix autres désirs. La souffrance serait donc toujours plus forte que la satisfaction. Nous avons déjà expliqué pourquoi c'est absurde : les désirs n'impliquent pas toujours de la souffrance. En fait, ils en causent même assez rarement.
Mais on peut encore ajouter de nouveaux arguments. D'abord, un exemple. Je suis une personne assez peu curieuse, intéressée par très peu de choses. Mon seul intérêt dans la vie est la musique. Ce soir, il y a concert. Je désire donc aller au concert, et je m'y rends. Mon désir est satisfait, et aucun autre désir n'est frustré car je ne désirais rien d'autre. Deuxième exemple : je suis une personne très curieuse et intéressée par tout. Ce soir, il y a concert, mais aussi repas avec des amis, et conférence sur la philosophie. Préférant la philosophie, je décide de sacrifier le concert et les amis. Un désir est satisfait, mais les autres sont frustrés. Peut-on maintenant dire que je suis plus heureux dans le premier cas que dans le second? Ce serait totalement arbitraire de le prétendre. Vu de l'extérieur, le deuxième "moi" est plus attirant que le premier. Les multiples désirs que possèdent le second moi rendent sa vie plus riche, plus stimulante, et ne sont pas des sources de frustration, au contraire. Ils sont plutôt la promesse que ce moi sera capable de prendre plaisir à beaucoup de choses, au lieu de se limiter à des activités stéréotypées. Il n'y a donc pas de raison d'admettre qu'une personne qui désire beaucoup de choses sera plus malheureuse qu'une personne qui en désire peu.
En fait, là encore, Schopenhauer ne comprend rien aux désirs, et pense que les désirs tacites sont des désirs présents dans l'esprit qui nous envoient de la souffrance si on ne les satisfait pas. Mais c'est faux. Il y a en nous un nombre quasiment infini de désirs, auxquels nous ne pensons pas, qui ne nous tourmentent pas, et qui ne surgissent que dans des contextes précis. Les désirs sont plutôt des dispositions que des états : c'est-à-dire non pas des phénomènes psychiques actifs, mais des dispositions à penser et à agir, dans certains contextes. Une disposition non actualisée par le contexte n'est rien du tout, et certainement pas une souffrance. On voit bien ici à quel point Schopenhauer est déjà contaminé par une psychologie "allemande" qui donne à l'inconscient une réalité totalement délirante. Qu'il y ait des désirs inconscients, c'est évident. Mais un désir inconscient est juste une disposition à agir, si le contexte se présente. Ce sens d'inconscient est inoffensif, car non réaliste. Il s'agit juste de dire qu'il y a des choses qu'un sujet admettrait même s'il n'y pense pas actuellement. Un désir inconscient n'est donc rien qu'on sente à chaque instant de sa vie. Si on poussait Schopenhauer jusqu'au bout, il suffirait qu'on lui fasse avouer que le nombre de nos désirs est infini (ce qui est facile à montrer, car les désirs peuvent être construits à volonté), pour lui faire conclure que notre souffrance est infinie. Mais c'est absurde. La souffrance est un état psychologique, et son intensité ne peut pas être infinie. Par ailleurs, une souffrance non infinie mais seulement immense suffirait à rendre notre vie intenable. Or, sauf cas pathologiques ou raisons objectives et compréhensibles, personne n'a le sentiment d'être écrasé sous la souffrance.Donc, la souffrance n'est pas du tout proportionnelle au nombre de désirs, et ne dépend pas du tout de ces désirs.
Je passe à la bêtise suivante : la satisfaction dure peu. Là encore, c'est en un certain sens, évident, mais formulé d'une manière particulièrement désastreuse. Parler de satisfaction d'un désir est une description qui relève d'une sorte de logique narrative. Par logique narrative, je veux parler de toutes les notions qui nous permettent d'élaborer des récits : problème, résolution, obstacle, intention, désir, satisfaction, déception, etc. Or, cette logique narrative est relativement indifférente au temps des horloges. Chaque étape d'un récit apparaît comme immédiatement après la précédente, même si, d'un point de vue chronologique, du temps s'est passé. Ainsi, la satisfaction d'un désir est bien quelque chose d'instantané, puisque son rôle est de mettre un point final à un état durable de tension, chez une personne. La satisfaction est comme le dernier point d'un segment. Mais rien n'empêche pour autant que le plaisir pris à la satisfaction soit durable et fort. La simple notion de satisfaction ne suffit pas à dire ce qu'il en est du plaisir, s'il est fort ou faible, court ou long. Car, de même que la notion de privation, celle de satisfaction n'est pas une notion psychologique. C'est une notion qui relève d'un autre registre, celui de l'action et de la narration des actions. Schopenhauer, au contraire, confond totalement les registres, et pense pouvoir déduire de états psychologiques à partir de considérations narratives, ce qui ne marche pas du tout. Dernier argument : il suffit de constater que la satisfaction de tous les désirs a exactement la même durée : elle est instantanée. Une fois qu'on obtient ce qu'on veut, on est satisfait. Par contre, le plaisir pris est extrêmement variable selon le type d'activité ou de bien. J'ajoute que les désirs organiques, comme la faim, et qui sont des états psychologiques, prennent, eux, du temps à être satisfaits. Mais parce que la faim, à la différence d'un désir plus classique, a une dimension physique que n'ont pas la plupart des autres désirs. En conclusion, la satisfaction d'un désir est instantanée, sauf exception. Et personne ne peut dire en toute généralité si une satisfaction est un long plaisir ou un très court plaisir.

Dernière chose : les désirs qui renaissent sans cesse nous tourmentent. C'est une vision totalement psychologisante de l'action humaine. Ce n'est pas du tout parce qu'un désir a disparu que cela laisse place à un autre.
Je ne nie pas que, parfois, nous nous trompions d'objet, et que, une fois obtenu, nous désirions un autre objet, plus à même de nous satisfaire. Mais cela ne me semble pas être un cas général. Si je puis me permettre d'évoquer ma psychologie personnelle, ce serait plutôt l'inverse : en général, je ne désire rien du tout, et, étant forcé à faire quelque chose ou à acquérir des biens, je m'aperçois que ces choses n'étaient pas si mauvaises qu'elles me semblaient initialement. Ainsi, je ne me sens pas sans cesse déçu, mais au contraire presque toujours agréablement surpris. Alors que Schopenhauer nous parle d'être désirants qui s'égarent sans cesse, j'ai l'impression de ne rien désirer mais de finalement tomber au bon endroit. Bref, peu importe mon cas, l'essentiel étant que les généralités psychologisantes de Schopenhauer ne marchent pas. Mais ce n'est pas le plus grave.
Le plus grave vient du fait que ce sont les circonstances qui activent ou désactivent les désirs, et non pas leur satisfaction qui ferait apparaître d'autres désirs. Un désir est ce qui nous pousse à l'action, si les circonstances s'y prêtent. Mais les désirs eux-mêmes ne varient pas du tout, et pas souvent. On peut se le représenter comme un stock définitivement fixé, et les désirs comme se réveillant seulement si nous avons la croyance que nous pouvons les réaliser. Notre agitation permanente doit donc être vue comme la vie qui est pleine de possibilités, et non pas comme une insatisfaction permanente. Bien sûr, en satisfaisant un désir, l'état du monde change, et cela provoque d'autres désirs. Mais cela ne signifie pas que nous sommes sans cesse frustrés et insatisfaits. Cela signifie que nos désirs réagissent à une situation qui change. Qu'il y ait en permanence de l'action, cela n'implique pas que nous soyons malheureux. Schopenhauer dit que le bonheur est dans le repos. Mais pourquoi? C'est arbitraire.

En conclusion, je crois qu'on peut reprocher à Schopenhauer de constamment mélanger les registres, et de tirer des conclusions injustifiées à cause des ces glissements permanents. Une affirmation psychologique ordinaire devient une vérité logique par un tour de passe-passe. Inversement une vérité logique se transforme en une affirmation empirique qui devrait être critiquée et qui passe pourtant pour irréfutable à cause de la manière dont elle a été obtenue. Le fond du problème porte au fond sur les désirs. En posant l'implication "désir implique souffrance" et "satisfaction implique plaisir", on commet cette confusion conceptuelle qui autorise à dire tout et n'importe quoi. Si Schopenhauer avait été plus rigoureux, il aurait posé l'implication "désir implique privation" et "satisfaction implique comblement", et aurait dû expliquer qu'il ne s'agit que d'un vocabulaire logique permet de concevoir des récits.

5 commentaires:

  1. Je constate que tu commets toi-même à plusieurs reprises la confusion que tu reproches à Schopenhauer. Tu déclares par exemple « le plaisir est dans le repos sur le canapé » ou encore « Quand je désire quelque chose que je vais avoir dans très peu de temps, le désir n'est pas souffrance mais joie et excitation. » Ce sont des phrases clairement psychologique, c'est-à-dire qui selon toi ne relève pas de la philosophie, et doivent absolument être bannies d'un discours philosophique. Elles doivent être étudiées par des expériences dans la psychologie scientifique.
    Tu déclares également « personne ne peut dire en toute généralité si une satisfaction est un long plaisir ou un très court plaisir. » Or si on te suit, il y a tout de même des personnes qui peuvent le dire, à savoir les psychologues qui ont fait des expériences sur le sujet.

    Mais ce reproche n'est pas, bien sûr, le plus important. Je m'oppose totalement comme tu le sais à ta conception des rapports entre le psychologique et le logique. Je reprendrais plutôt la conception de Hegel, selon laquelle le psychologique est un retour à soi de la logique à partir de leur autre, la nature.
    Mais je vais plutôt me contenter de contester ton argumentation. Tu dis par exemple « une souffrance psychique n'implique pas de relation à un objet externe ». Je ne vois absolument pas ce que cela pourrait signifier. Une souffrance physique n'implique en effet aucune relation intentionnelle, par contre toute souffrance psychologique authentique (je veux dire qui n'est pas liée à une souffrance physique) implique une relation à un objet. Par exemple si je suis triste parce que je me suis fait quitté, ou parce que je ne vois plus mon enfant, ou parce qu'un de mes proches est mort, à chaque fois il y a rapport intentionnel. Ta phrase est donc totalement fausse, la souffrance psychologique est intentionnelle.

    Voilà donc comment il faut, à mon sens raisonner. « dire "une privation, c'est-à-dire une souffrance" est faux » en effet. Mais ce n'est pas faux parce que cela mélangerait deux registres sans communication possible. C'est faux au sens où la privation peut impliquer la motivation pour surmonter cette privation. C'est faux au sens où la privation est une souffrance surtout s'il l'on n'a aucune chance d'arriver plus tard à la satisfaction. Bref, il est possible d'accepter que toute privation peut avoir un côté pénible, mais ce côté pénible est parfois ou souvent compensé par plusieurs choses (le sentiment du défi, la quasi-certitude d'arriver à ses fins). En disant tout cela, je fais de la philosophie, car je me sers seulement de l'expérience banale (la mienne et celle des autres), il n'est pas nécessaire de faire des expériences qui sortent de la vie ordinaire.
    C'est la même chose quand tu te permets de dire « Quand je désire quelque chose que je vais avoir dans très peu de temps, le désir n'est pas souffrance mais joie et excitation. » Cela est vrai et philosophique, bien que ce soit une affirmation psychologique qui nécessite d'avoir un peu vécu, d'avoir un peu d'expérience.

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    1. Il y aurait énormément à redire, mais le point général le plus saillant est que tes critiques sont seulement des objections de principes : Schopenhauer dit que le désir, la satisfaction est ceci, or le désir, la satisfaction, c'est cela.
      Pourquoi cela plutôt que ceci ? On n'en saura guère plus.
      Tout cela laisse ouverte la possibilité que ta critique soit un simple malentendu : Schopenhauher ne parlait que des désirs "physiques" ou "psychologiques", pas de l'ensemble des choses que toi tu entends par "désir". Chacun est libre de ses définitions, et rien ne dit que Schopenhauer n'ait pas fait précédemment des spécifications (ou n'en fait pas implicitement).

      Tu remarqueras ainsi que si par exemple on ne fait entrer dans la catégorie du désir que le désir de nourritures ou de boissons, le texte de Schopenhauer ne fait qu'énoncer des choses trivialement vraies.

      Le commentaire précédent n'a pas l'air de prendre au sérieux l'angoisse heideggerienne. C'était un contre-exemple assez évident à sa thèse, mais il n'en dit mot.

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    2. Il y a une ambiguïté malheureuse dans le commentaire précédent : "tu" désignes l'auteur du billet.

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    3. Gauthier:
      Je n'interdis pas qu'on puisse indiquer l'effet psychologique de tel ou tel événement biographique, je nie seulement la connexion nécessaire entre un fait psychologique (plaisir, douleur) et un fait biographique (satisfaction, victoire, attente, désir). Bien sûr que parfois, désirer fait souffrir, mais c'est une relation contingente, et non pas nécessaire comme essaie de le faire croire Schopenhauer.

      La souffrance psychologique est-elle toujours intentionnelle? Si tu ajoutes par postulation "authentique", c'est-à-dire non lié à un trouble organique, ta thèse devient vraie mais triviale. Car de fait, nous pouvons avoir de la tristesse, sans être capable de dire si elle est "hormonale" ou liée à un événement particulier de nos vies. Du coup, cela suffit à casser la connexion nécessaire entre la souffrance et un objet intentionnel. Par ailleurs, si on rend la catégorie de "physique" si vaste qu'on inclut à la fois un état de fatigue normal et une lésion cérébrale, alors la catégorie de psychologique sera vidée de tout contenu empirique, et va être identifiée à la catégorie de logique, alors que c'est ce que tu veux éviter. Si tu es sceptique, je te conseille Deuil et mélancolie de Freud : on y lit que les mélancoliques s'accusent de maux totalement imaginaires, de sorte que la représentation n'est pas la cause de la tristesse, mais est plutôt un symptôme de celle-ci. Être triste, c'est penser que personne ne nous aime et qu'on n'est bon à rien. Mais c'est une illusion de croire qu'on est triste parce qu'on est bon à rien.

      Les mille et une facettes de l'expérience du désir n'ont rien de philosophique. Cela relève d'une sorte de psychologie ordinaire, pour laquelle le romancier a infiniment plus de talent que le philosophe. Proust n'est pas un philosophe, et Bergson oublie parfois de l'être.
      Enfin, qu'un désir donne de l'énergie, ce n'est pas nécessairement vrai (c'est la discussion dont j'avais déjà parlé sur l'externalisme ou l'internalisme de la motivation). Je peux désirer réussir mes études et pourtant passer toute ma jeunesse à m'amuser avec mes copains. Donc, je crois qu'il n'y a aucun comportement ou pensée nécessairement attaché à un désir, même s'il y a, de manière contingente, un certain nombre de pensées ou de comportements typiques.

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    4. Anonyme :
      C'est vrai que si Schopenhauer ne parlait que des désirs physiques, sa thèse deviendrait trivialement vraie. Mais il prétend bien parler de tous les désirs, et l'extinction du vouloir-vire en nous suppose de supprimer tous les désirs, et pas seulement de faire un bon repas.
      D'ailleurs, il n'est même pas évident que les désirs physiques soient tous associés à de la douleur. Cela marche pour la faim et la soif, et pour le besoin de rester dans un endroit suffisamment chauffé. Mais pour le désir sexuel, il paraît difficile de parler de souffrance. Rester abstinent ne fait pas mal. Ou bien, il nous faudrait adopter une conception beaucoup plus ouverte de la souffrance, mais alors, cette conception risque de tomber sous le coup des critiques que je fais : qu'on la transforme en une notion narrative et non plus psychologique. Si souffrance devient synonyme d'insatisfaction, le texte de Schopenhauer devient trivial : "tant que nos désirs ne sont pas satisfaits, nous sommes insatisfaits". Brillant!

      Quant à l'idée qu'on soit libre de ses définitions, cela me paraît une manière de faire extrêmement dangereuse, source de confusions permanentes. Elle permet d'enchaîner des trivialités tout en ayant l'air de dire des choses extrêmement profondes.

      Enfin, les idées présentées ici sont peu justifiées, mais ce n'est pas trop grave, dans ce contexte. Mon but est de montrer que les propos de Schopenhauer ne marchent pas. Il me suffit donc de présenter une conception des désirs et de la satisfaction qui soit acceptable et qui pourtant rende faux les propos de Schopenhauer. La charge de la preuve revient donc à Schopenhauer (si on peut dire...), c'est à lui de montrer ou bien que ma conception est indéfendable car incohérente, ou bien que ma conception peut s'adapter à ses propres idées.

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