samedi 2 avril 2011

La sélection contre l'équilibre

Ces deux notions sont les concepts cardinaux de deux disciplines différentes. La sélection est le concept fondamental de la biologie, l'équilibre est celui de l'économie, mais également de la cybernétique (théorie des systèmes auto-organisés). Or, ces deux concepts ont des ressemblances certaines, mais également des différences, dont on ne tient pas toujours compte lorsque l'on mobilise ces concepts pour penser d'autres phénomènes, notamment le comportement humain, l'apprentissage, les comportements sociaux, politiques, etc.

La sélection et l'équilibre sont des concepts servant à décrire l'évolution d'un ensemble de phénomènes au cours du temps. Ils jouent donc le même rôle que les discours téléologiques (qui déterminent un but, une fin, à quelque chose), et pour cette raison tendent à éliminer ce type de discours.
Ceci est bien connu pour la biologie. Alors qu'une conception transformiste comme celle de Lamarck se représente l'évolution biologique comme un progrès des espèces vers un plus haut niveau de complexité, la sélection naturelle de Darwin voit l'évolution comme une apparition aléatoire de petites variations chez les individus, variations qui peuvent donner à l'individu un avantage pour la survie et la reproduction. Le hasard de la rencontre entre un environnement favorable et une petite variation produit l'évolution des espèces. L'individu sélectionné n'est pas donc meilleur qu'un autre, il est seulement plus adapté aux circonstances contingentes de son lieu de vie.
Il en est de même en économie : le jeu de l'offre et de la demande devrait au fil du temps conduire à une situation d'équilibre, en fonction des rapports entre l'offre et la demande. Au commencement, il y a déséquilibre entre l'offre et la demande, et les marchandises s'échangent à un prix qui n'est pas le leur. Mais progressivement, le surplus de marchandises va faire baisser les prix, ou au contraire leur manque va augmenter leur prix, jusqu'à fixer un prix pour lequel la demande soit juste suffisante. Le point d'équilibre atteint est donc le moment terminal de l'évolution des prix, de l'offre et de la demande.

Ces deux concepts servent donc de loi d'évolution des phénomènes. Mais en quoi sont-ils différents? Le modèle de la sélection naturelle est un modèle de concurrence pour la reproduction. Tous les êtres existent en même temps, tous sont sur la même ligne de départ, et tous "courent" dans la même direction, à savoir pour se reproduire autant que possible. Les premiers dans cette "course" sont donc ceux qui ont eu la descendance la plus abondante, alors que les perdants sont éliminés ou bien diminuent en nombre (ils prennent du retard). Et qui décide de l'élimination? C'est justement le point le plus important : c'est la nature, c'est-à-dire quelque chose d'extérieur, qui décide de l'élimination des candidats à la sélection. La gazelle peu rapide est mangée par le lion, une végétation trop rare élimine les herbivores trop voraces, etc. La nature ,c'est-à-dire le milieu minéral, végétal, animal, détermine lesquels des candidats passent l'épreuve de la sélection, et lesquels échouent.
Le modèle de l'équilibre est tout à fait différent, car il se passe de toute intervention extérieure. Aucun être transcendant ne vient décider de l'élimination de tel ou tel candidat. La disparition de quelque chose (un prix de vente par exemple) et son passage à autre chose, se fait de manière purement immanente. Il y a des choses qui ne parviennent pas à se maintenir elles-mêmes. Il en est ainsi d'un acte de vente à un prix abusif : l'acte de vente ne peut pas avoir lieu, et l'acheteur va demander un rabais, mais ne conclut pas immédiatement l'achat. Ici, aucune instance extérieure n'intervient, c'est de manière immanente qu'une situation est considérée comme intenable, et se modifie pour arriver à une situation qui le soit (cette situation étant un prix de vente acceptable pour le vendeur et l'acheteur).

Ainsi, le modèle de la sélection est un modèle transcendant, et qui passe par la mise en concurrence de plusieurs candidats. La nature fait passer une épreuve à de multiples candidats, et n'en retient que certains. Alors que le modèle de l'équilibre ne met en concurrence personne : il ne considère qu'une seule chose à la fois, en situation de déséquilibre, et qui se modifie progressivement d'elle-même jusqu'à atteindre une position durable. Dans cette chose, rien n'est éliminé, rien n'est sélectionné, il n'y a qu'une modification de la structure ou de la pondération de chacun des éléments de cette chose, jusqu'à ce qu'elle parviennent à l'état d'équilibre.
Après, on peut toujours essayer de ramener un modèle à un autre (penser le déséquilibre comme une augmentation de la dureté de la sélection, ou bien l'élimination des candidats comme un progressif retour à l'équilibre), mais cela reste assez superficiel. Car rien ne dit, dans la théorie de la sélection naturelle, que celle-ci se doive de devenir de plus en plus clémente (jusqu'à un état de non-sélection, c'et-à-dire le point d'équilibre), et rien ne dit dans la théorie de l'équilibre, que les éléments en situation de faiblesse soient plus adaptés que ceux qui ont disparu.

2 commentaires:

  1. Frédérique B.2 avril 2011 à 22:39

    Imbrication de la sélection et de l’équilibre

    Pour ma part, j’aimerais faire une variante de ce que tu as qualifié de superficiel dans ce billet.
    Il me semble que pour penser la transcendance ou l’immanence, il faut être en présence d’un référentiel par rapport auquel on situe une entité comme étant extérieure à une autre (=transcendante), ou bien fonctionnant en autonomie par rapport à l’extériorité (= immanente).
    Une fois ce point définitionnel (grossièrement) effectué, on peut se demander dans quelle mesure la nature est à placer en position transcendante relativement aux individus candidats à la survie et l’offre et la demande comme un système autorégulé, immanent, relativement aux autres systèmes de l’offre et de la demande.
    Car il y a, il me semble, des offres « gagnantes », (ou sélectionnées) : celles qui survivent aux concurrents proposant d’autres offres ; ce système d’équilibre de l’offre et de la demande serait ainsi peut-être lui-même à intégrer à un système de sélection plus englobant (un système d’équilibre d’offre et de la demande devant faire face aux offres et aux demandes concurrentes). En biologie, l’individu se régule lui-même dans une certaine mesure (avec les systèmes de rétrocontrôles, par exemple), et il est confronté à des concurrents dans le processus de sélection.
    Ces théories « sélectives et équilibristes » seraient ainsi imbriquées l’une dans l’autre, la sélection englobant l’équilibre et l’équilibre pouvant également englober la sélection selon le niveau auquel on se situe.
    Je crois qu’avec ma remarque nous retombons sur les pieds de Simondon, qui a bien pensé ces processus d’équilibre et de déséquilibre (si l’on consent à rapprocher, pour notre part, dans le cadre de ton propos, déséquilibre et processus de sélection, puisque le déséquilibre revient grosso-modo à l’incertitude vitale d’un individu sur un autre, du moins sur son milieu, et donc à un processus qui peut jouer en sa faveur en le sélectionnant ou bien au processus inverse).

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour ces remarques que j'accepte entièrement. Un acheteur ou un vendeur peuvent toujours faire jouer la concurrence (comme on le dit très justement), donc passer par un processus de sélection avant de conclure la transaction, plutôt que de chercher à trouver un point d'équilibre entre eux (c'est-à-dire au lieu de négocier).
    Et inversement, la biologie peut employer ce concept d'équilibre, lorsqu'elle considère la nature comme un système (ce que fait l'écologie). La dynamique des populations par exemple, décrit l'influence sur chaque espèce de l'augmentation ou de la diminution d'une espèce déterminée (les loups augmentent, donc les chèvres diminuent, donc l'herbe s'étend, etc.). Dans ce modèle, l'évolution est toujours orientée vers des points d'équilibre.

    Pour tout dire, ce post vise en fait à penser des pratiques qui sont soumises à l'équilibre, sans l'être à la sélection. Je pense notamment aux jeux d'enfants, qui se déroulent d'abord sans règle claire, mais dont les règles sont recherchées en tâtonnant, jusqu'à aboutir à des jeux jouables, donc des points d'équilibre. Un jeu équilibré est un jeu auquel on peut jouer longtemps, dans lequel ce n'est pas toujours le même joueur qui gagne, qui ne contient pas de situation bloquante, ou de coups qui permettent de gagner à chaque fois, etc.
    J'essaierai de développer ceci par la suite.

    RépondreSupprimer