lundi 18 juillet 2011

Homéostasie et utopie

L'homéostasie est une notion issue de la biologie, et plus précisément de l'idée de milieu intérieur, formulée initialement par Claude Bernard, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Le milieu intérieur est caractéristique du vivant, qui seul est capable de maintenir en lui certains conditions physiques et chimiques distinctes de son environnement, et de les maintenir contre cet environnement, qui tend à homogénéiser ces conditions. En termes contemporains, on dirait ainsi que le milieu intérieur est le lieu d'une lutte contre l'entropie, d'une lutte pour la conservation de la structure du vivant, contre l'effet déstructurant de l'environnement. Le froid, la faim, la fatigue menacent les êtres vivants, mais ceux-ci disposent d'une relative autonomie pour se maintenir en vie, c'est-à-dire pour accomplir les gestes leur permettant de reconstituer cette énergie leur permettant de lutter. Le milieu intérieur, l'homéostasie, garantit que l'être vivant ne meure pas de faim à la seconde même où il cesse de manger, ce qui lui permet, tout simplement, d'avoir le temps de se rendre sur le lieu de son prochain repas. L'être vivant perd de l'énergie, mais une partie de cette dépense d'énergie assure le fonctionnement de ses organes, afin qu'il puisse obtenir de quoi reconstituer ses forces.
Mais cette notion peut et a été étendue à la théorie des systèmes, puisque n'importe quelle structure, dès lors qu'elle est soumise à des effets venant de l'extérieur et qui peuvent la modifier (que ces effets soient de nature matérielle ou informationnelle), peut être décrite en terme d'homéostasie. En effet, cette structure peut rester stable, se conserver malgré cet apport extérieur, ou bien entrer en crise, si l'environnement menace l'équilibre du système, voire même être irrémédiablement détruite, si la structure ne parvient pas à revenir à son état initial. Je me propose ici d'appliquer la notion aux sociétés humaines, et par là j'entends tout groupe humain souhaitant vivre ensemble, quelle que soit la taille de ce groupe. Il peut s'agir d'une famille, d'une communauté de quelques individus, ou bien de groupes de taille importante, comme des villes ou des pays.

Une objection traditionnelle à cette extension de la notion d'homéostasie aux sociétés humaines consiste à relever la dimension fortement normative de cette notion. Pour les vivants, la conservation de sa structure, la stabilité, est une bonne chose, alors que l'entropie subite sous l'influence de l'environnement est une mauvaise chose. Dès lors, la notion semble impliquer une conception très conservatrice de la société. Une bonne société est celle où tout est en ordre, et où rien ne change, parce que les institutions sont si fortes qu'elles sont capables de lutter contre les effets des initiatives individuelles de changement et du temps qui passe. Autrement dit, une bonne société est une société où tout est verrouillé le plus solidement possible.
Cela dit, cette objection touche juste, mais cela ne délégitime pas pour autant l'extension de la notion d'homéostasie au champ des sociétés. Car dire que la stabilité d'une société est une bonne chose, toutes choses étant égales par ailleurs, ne signifie pas que la stabilité d'une société soit toujours une bonne chose. Il y a sans doute des sociétés humaines stables qui reposent sur l'esclavage, et on peut même envisager que les sociétés reposant sur l'esclavage soient plus stables que celles qui l'interdisent. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille choisir les premières plutôt que les dernières. On peut considérer que l'égalité des hommes est préférable à la stabilité de sociétés. Bref, l'homéostasie est un trait d'une société jugé favorablement, mais un trait parmi d'autres, et pas l'unique trait à l'aune duquel il faudrait juger toutes les sociétés. 
Revenons donc à l'homéostasie des sociétés. Comment peut-on la caractériser? Elle signifie qu'une société est capable de résister à l'influence extérieure sur elle, et plus précisément, sur les membres qui la composent (je concède ici un individualisme très faible, qui ne nie pas l'existence des sociétés en tant que telles, mais affirme que tout effet sur une société doit en même temps être un effet sur certains des individus de cette société, autrement dit, toute différence au niveau du tout doit être une différence au niveau des parties). Il faut bien voir que l'influence extérieure, dans ce contexte, est parfois prise dans un sens assez métaphorique. L'influence extérieure intervient déjà lorsqu'un individu change de projet de vie, fait quelque chose de nouveau, et rompt avec les coutumes, les institutions. C'est le cas qui m'intéresse ici, je ne parlerai pas de l'effet des guerres, des maladies et d'autres interventions dont l'extériorité est moins métaphorique. Ici, l'influence extérieure sera donc une nouvelle idée qui germe dans l'esprit d'une membre d'une société, et qui le pousse à rompre avec un engagement précédent, ou du moins à rompre avec ses pratiques habituelles.
Ainsi, une société est d'autant plus stable, son homéostasie est plus grande, qu'elle est capable de se maintenir malgré la survenue de ce type d'événement. Et il convient d'introduire ici la notion d'utopie, parce que celle-ci correspond à un cas bien précis, celui de l'homéostasie nulle, celui dans lequel la défaillance d'un seul membre remet en cause l'existence de toute la société. Je conçois bien que ce n'est pas exactement ce que l'on entend le plus souvent par utopie, qui signifie plutôt une entreprise irréalisable. Pourtant, on trouve chez Popper, dans Misère de l'historicisme, une idée tout à fait semblable, celle selon laquelle l'utopiste est celui qui ne tient pas compte de l'incertitude due à l'élément personnel, ou bien qui cherche à contrôler ce facteur par des dispositifs institutionnels (je laisse pour plus tard cette dernière idée). Autrement dit, une utopie est un système dans lequel la moindre perturbation introduite par le plus petit écart de conduite d'un individu remet en cause l'existence même de l'utopie. C'est en cela que les utopies sont volontiers totalitaires. Néanmoins, elles ne le sont pas toujours, puisqu'elle exigent la coopération sans faille de tous les membres, mais qu'elles ne l'obtiennent pas nécessairement par le mensonge ou la violence, et que, parfois, elles ne l'obtiennent pas du tout. Ou bien, on peut envisager la notion de totalitaire non plus au sens courant d'un régime politique usant de moyens idéologiques et militaires pour régner sur une société entièrement politisée, mais plutôt comme le simple fait de rendre nécessaire la coopération de tous les membres d'une société, afin que cette société puisse fonctionner. 
Les concepts étant définis, trouvent-ils des exemples? Il y a de toute évidence beaucoup de sociétés non utopiques, ou non totalitaires au sens qui vient d'être donné. La société française n'est pas utopique, puisque n'importe quel membre, même le plus puissant, pourrait disparaître ou s'en aller sans remettre en cause la société elle-même. Par contre, y a-t-il de sociétés utopiques, à l'homéostasie nulle? Oui. La première, et la plus répandue, est la famille. Dans une famille composée d'un couple et d'un enfant, et dont un seul des membres travaille et gagne de l'argent, la disparition ou l'abandon de ce membre implique que l'existence de la vie des deux autres membres se trouve menacée. Par contre, une famille dont les deux parents travaillent gagne en stabilité : en cas d'abandon d'un des membres, la famille se maintient. La seconde des sociétés utopiques est l'entreprise, et particulièrement la petite entreprise : une entreprise de livraison de pizzas faîte d'un livreur, d'un cuisinier, et d'un standardiste ne peut pas perdre un membre sans se retrouver en sursis. Heureusement, elle a la possibilité d'embaucher quelqu'un d'autre (de même que le membre restant d'une famille peut reformer un couple), et c'est pourquoi cette structure reste stable si l'embauche est facile. Ainsi, les demandeurs d'emplois servent en quelque sorte de remplaçants, comme dans une équipe sportive où les remplaçants peuvent se substituer à un joueur blessé, fatigué, ou inefficace, afin de sauvegarder l'intégrité de l'équipe. Autrement dit, une entreprise n'est pas vraiment utopique, puisque ces membres peuvent être remplacés, en cas de défaillance, par d'autres membres venant de l'extérieur. Néanmoins, sa dépendance vis-à-vis de l'extérieur la place dans une situation plus fragile qu'une société qui a internalisé son propre système de remplacement, comme une équipe sportive. Car le remplaçant d'une équipe acceptera toujours de remplacer un joueur (sinon, il n'attendrait même pas sur le banc), alors que trouver un nouvel employé est relativement aléatoire. On pourrait parler de crise pour caractériser ce moment dans lequel une structure est affectée, et doit se reconstituer, sous peine de disparaître. L'entreprise de pizza rentre en crise si elle perd un employé, et la crise s'arrête après avoir en avoir recruté un nouveau. Mais pour l'équipe sportive, la crise n'existe pas : ou bien elle peut remplacer ses membres, et elle le fera, ou bien elle ne le peut plus, et devra continuer telle qu'elle est, avec un effectif incomplet, voire cesser la partie. Il n'y a pas de reconstitution possible, puisqu'elle ne peut pas faire appel à des joueurs extérieurs à l'effectif de départ.

De ce petit parcours parmi quelques types de sociétés, on peut comprendre qu'une société est d'autant plus solide qu'elle prévoit un dispositif visant à contrer les effets d'une défaillance d'un de ses membres. C'est ce que savent si bien faire les institutions politiques, les banques ou les équipes sportives. Un régime politique prévoit toujours une procédure en cas de mort prématurée de son président; une banque conserve toujours des fonds propres en cas d'afflux d'individus venant retirer leur argent, une équipe de sport garde sur son banc des joueurs variés pouvant remplacer n'importe quel joueur titulaire. Alors qu'une société utopique compte entièrement sur la fidélité de tous ses membres, et se met à la merci de la première défaillance qui pourrait avoir lieu. Bien sûr, les sociétés ne sont jamais totalement à l'abri d'une destruction : avec trois remplaçants, une équipe sportive ne peut pas se protéger contre quatre blessures. Une banque ne peut pas se protéger contre la demande d'argent simultanée de la moitié de ses clients, et un régime politique ne se remettrait peut-être pas de la disparition brutale d'un grand nombre d'hommes politiques. 
Il est maintenant temps de dire un mot de l'aspect négatif de l'homéostasie. Elle permet la stabilité des sociétés. Mais ce mot n'est que l'envers de l'impuissance individuelle à changer les choses, et de cette formule hélas trop employée "si je ne l'avais pas fait moi-même, quelqu'un d'autres l'aurait fait", phrase employée par tous les bourreaux du monde. Car l'homéostasie garantie qu'une structure continue à fonctionner même si un ou plusieurs membres font défection. Cela signifie donc que ces membres sont rapidement et efficacement remplacés par quelqu'un d'autre, donc que leur démission n'a pas ou peu d'effet nuisible sur cette structure. Dans une structure utopique, chacun ressent l'importance énorme de sa personne. Sans elle, la structure s'écroulerait. Par contre, dans une société solide, chacun ressent le caractère tout à fait substituable de sa personne. Chacun n'est qu'un pion substituable, parce que la société a pris des mesures afin de se protéger de l'abandon de ce pion. 

Par conséquent, il y a une antinomie entre puissance individuelle, et stabilité sociale. Plus un individu est puissant, plus ses décisions ont un impact, plus la société est fragile, et peut changer facilement de forme. Plus au contraire une société est robuste, et plus elle entrave la puissance individuelle, rend les individus faibles, substituables, sans personnalité. Une utopie est difficile à faire exister parce que les individus sont inconstants et versatiles. Les communautés utopiques périclitent parce que quelques individus seulement changent d'avis, et retournent dans la grande société. Alors que la grande société, elle, assure sa stabilité pour des raisons statistiques : il peut bien y avoir des opposants politiques, des meurtres, des migrations, ces petits accidents sont largement compensés par les effets stabilisateurs du comportement de la plupart des autres membres de la société. Deux mille manifestants ne posent aucun problème. Trente millions de manifestant en posent un. Mais il est bien difficile de réunir trente millions de personnes.

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