lundi 25 juillet 2011

Grammaire et mathématiques

Les mathématiques ont un statut assez spécial dans le champ scientifique, justement parce que leur scientificité ne va pas du tout de soi. Alors que l'ensemble des sciences, de la physique à la sociologie, observent et expérimentent à même le monde pour obtenir des connaissances dont nous ne disposions pas encore, les mathématiques ne semblent rien faire de tel. Elle ne décrivent rien du tout, et tout ce que l'on y dit semble être plutôt le déploiement de ce qui a été posé au départ, axiomes et hypothèses. La distinction traditionnelle en philosophie entre l' a priori, ce qui peut être connu indépendamment de l'expérience, et l'a posteriori, ce qui ne peut être connu que par une expérience, est donc taillée pour exprimer cette distinction entre les mathématiques et les sciences. En mathématiques, on ne parle de rien, et on n'apprend jamais rien, on ne fait que suivre le fil de sa pensée; en sciences, on parle du monde extérieur à la pensée, et on fait donc sans cesse des découvertes, puisque le monde extérieur n'est pas déjà tout inclus dans notre pensée.
Pourtant, cette distinction étant faite, il faut immédiatement ajouter que les sciences, et plus particulièrement celles que l'on qualifie de dures, font un recours plus ou moins importants aux mathématiques, à la fois pour structurer les théories, et pour prédire de nouveaux évènements. Une théorie physique consiste à formuler un rapport mathématiques entre grandeurs physiques (comme dans la fameuse loi de Newton, pour qui la force de gravitation varie en raison inverse du carré de la distance), ou bien prédire la quantité de la population mondiale à partir d'une fonction du taux actuel de natalité et de mortalité. Ainsi, les mathématiques, ici, ne sont plus un simple jeu de la pensée avec elle-même, mais elles deviennent description du monde, à la fois au moment présent, au passé, et à l'avenir. Les mathématiques permettent d'aller au-delà de l'expérience, de dire ce dont nous n'avons pas encore eu l'expérience, et ce, de manière fiable, puisque les déductions correctement menées, restent vraies tant que les théories sont elles-mêmes vraies. La question suivante se pose alors : comment expliquer cette merveilleuse adéquation? Dieu est-il mathématicien?

La philosophie des mathématiques est un domaine déjà ancien, dans lequel un certain nombre de positions ont déjà été développées, et combattues. Ayant seulement la prétention de défendre une position, et non pas de critiquer toutes les autres, je demande le droit de faire l'impasse sur certaines conceptions qui me paraissent vraiment indéfendable. La première serait un platonisme extrême qui affirmerait que les mathématiques décrivent une réalité d'une autre type, celle des idéalités mathématiques. Pour renoncer à ce genre d'idées, il suffit de lire le début du Parménide de Platon! De plus, il s'agit ici d'expliquer l'adéquation des mathématiques et du monde sensible. La seconde serait un empirisme qui dirait que les mathématiques sont constituées par généralisation des expériences sensibles. Ici, il suffit de lire les Fondements de l'arithmétique de Frege pour abandonner une telle position. 
Reste la position la plus solide, la position pythagoricienne, à bien distinguer de la platonicienne, puisque le pythagorisme affirme que la nature est écrite en langage mathématique, et non pas qu'il y a un monde idéal distinct du monde sensible imparfait. Pour un pythagoricien, les structures de la réalité sont mathématiques, ce qui explique que l'homme puisse décrire la réalité de manière si juste lorsqu'il emploie les mathématiques. A la limite, même les imperfections apparentes dans les résultats obtenus doivent pouvoir être expliqués de manière mathématique. Bref, Dieu est un mathématicien. Et ce pythagorisme ne s'arrête pas à Pythagore et Galilée, puisque Russell, par exemple, soutenait dans une formule célèbre que la logique parle de la réalité au même titre que la zoologie, la seule différence étant que la logique parle de la structure générale de la réalité, au lieu de parler seulement d'un de ses aspects.

Il existe une dernière position, celle que je souhaite défendre, que l'on pourrait nommer conventionnalisme. D'une part, elle relève le fait que, contrairement aux déclarations tonitruantes des pythagoriciens, les mathématiques ne décrivent pas exactement la réalité. Car toutes nos expériences sont inévitalement, par principe même, accompagnés de ce que l'on nomme très incorrectement une marge d'erreur, de l'imprécision. Parler d'imprécision, c'est sous-entendre que l'expérience est une approximation de quelque chose d'autre, à savoir une vérité mathématique. Or, il faut plutôt dire le contraire. Ce sont les mathématiques qui sont toujours une approximation de l'expérience réelle. Les mathématiques voulaient décrire précisément la réalité, et on constate qu'elles n'y parviennent jamais, et qu'elles sont toujours approximatives. Les mathématiques ne donnent toujours que des nombres "exacts", or la réalité n'est justement pas "exacte" en ce sens. Pourtant, c'est bien la réalité qui est exactement ce qu'elle est, et les mathématiques, qui elles, ne sont qu'une approximation.
Ensuite, dire que les mathématiques décrivent la réalité, c'est ne pas voir les efforts considérables que l'on doit faire pour les accommoder à la réalité. Cet effort d'accommodation a un nom : les sciences. On ne plaque jamais des mathématiques pures sur la réalité, on est toujours obligé d'abord de choisir une théorie plutôt qu'une autre (pourquoi utiliser les géométries non-euclidiennes pour la relativité générale? pourquoi utiliser les nombres réels pour faire de la géométrie plane, et pas uniquement les nombres rationnels? etc.), ensuite de proposer un ensemble d'énoncés mettant en rapport des équations mathématiques avec des grandeurs physiques, des concepts scientifiques, etc. Les nombres entiers ne décrivent même pas correctement le moindre triangle rectangle, c'est donc la preuve que les mathématiques ne décrivent pas le réel adéquatement, mais plutôt que nous développons de multiples constructions mathématiques (celles des nombres réels par exemple), puis que nous nous posons ensuite la question de la manière dont nous pourrions utiliser ces constructions pour décrire la réalité. Il ne s'agit donc pas de tomber dans l'empirisme, puisque les mathématiques sont rarement pratiquées directement en vue de formaliser un problème empirique préalable. Il faut plutôt tomber, si je puis dire, dans le conventionnalisme. Nous construisons de multiples objets mathématiques, et nous piochons ensuite librement et plus ou moins arbitrairement dans cette boite à outils mathématique pour résoudre les problèmes empiriques qui se posent à nous. 

Reste alors une question : si nous construisons indépendamment de l'expérience des outils mathématiques (contre ce que soutient l'empirisme), et si le monde n'a pas en soi de structure mathématique (contre ce que soutient le pythagorisme), comment expliquer que ces deux choses indépendantes, le monde et les mathématiques, soient quand même en adéquation, et que nos constructions mathématiques, après avoir été choisies conventionnellement, décrivent quand même correctement la réalité? 
C'est ici le moment d'expliquer le titre de ce post. Les mathématiques décrivent bien la réalité, pour la même raison que la grammaire de nos langues s'adapte si bien à la réalité. Je n'ai encore jamais vu quelqu'un demander pourquoi la structure de nos langues, dont les phrases sont faites d'un sujet et d'un prédicat, s'adaptait si harmonieusement à un monde fait d'objets et d'opérations. La question serait bien naïve, pourtant elle est tout à fait semblable à celle qui concerne les mathématiques. Notre grammaire est parfaitement arbitraire, ne dépend absolument pas du monde. C'est seulement que, une fois posée, le monde ne peut que se présenter en suivant cette grammaire. Et de même que le vocabulaire vient compléter cette grammaire pour lui permettre de parler du monde, les sciences empiriques viennent compléter la grammaire mathématique pour lui permettre de parler du monde. Et lorsque nous disons quelque chose de faux, nous ne remettons pas en cause notre grammaire, mais le choix de notre vocabulaire pour en parler. De même en science, on remet en cause la physique, la biologie ou la sociologie lorsque des résultats sont faux, jamais les mathématiques. La grammaire, qu'elle soit sous forme algébrique ou littérale, est à l'abri de toute réfutation, tout simplement parce qu'elle est une condition de la formulation de toute proposition empirique. Il faut bien utiliser la grammaire pour dire quelque chose, donc la remettre en cause serait ne plus pouvoir dire quelque chose, donc ne plus rien remettre en cause. Par souci de clarté, je n'entre pas dans les longs débats relatifs à la possibilité, malgré tout, de faire évoluer la grammaire, et donc de dépasser le sophisme qui précède. C'est fort rare, mais possible, dans la grammaire ordinaire, et plus courant en mathématiques, qui se soucie moins des problèmes pratiques posés par la manipulation de ses constructions, et qui a donc de plus grands espaces à sa portée. 

Cette subsomption de la mathématique dans la grammaire ne serait-elle pas une analogie fort douteuse? Non, parce que les travaux de mathématiques autant que de philosophie du langage ont montré que de larges pans des mathématiques pouvaient être construites à partir de la théorie des ensembles et de la notion de structure. Bourbaki a ainsi proposé une refondation des mathématiques, qui deviennent même la mathématique, puisque les différents domaines jusque là séparés ne sont plus maintenant que différentes constructions élaborées à partir d'instruments semblables (éléments, fonctions, etc.). Quant à la grammaire ordinaire, de Frege à la théorie de la quantification généralisée, on est assez bien parvenu à la reconstruire en termes d'opérations ensemblistes. Nos langues ne sont pas constituées de sujets et de prédicats, mais plutôt de fonctions et d'arguments, accompagnés de quantificateurs. Les phrases sont faites d'un déterminant, accompagné de deux termes conceptuels, le déterminant permettant de fixer le type de relation entre les deux ensembles désignés par ces ces termes conceptuels ("tous les" désigne l'inclusion d'un ensemble dans un autre, "aucun" désigne la disjonction de deux ensemble, etc.) Autrement dit, la même théorie, la théorie des ensembles, est à la fois capable de rendre compte de notre grammaire ordinaire, et des mathématiques, ce qui signifie que la comparaison est tout à fait fondée. 
Mais cela ne signifie pas que la théorie des ensembles serait la structure ultime de la réalité. Cela signifie seulement que cette théorie nous sert de support sous-jacent pour formuler toutes les autres propositions scientifiques. Je ne veux pas dire, de manière relativiste, qu'un autre peuple aurait pu procéder différemment, et adopter une autre grammaire. Un peuple qui pense de manière illogique n'est pas une peuple qui pense, donc n'est pas un peuple. De même que nous ne pouvons nous passer de notre grammaire, nous ne pouvons nous passer du présupposé que tous les hommes que nous rencontrons utilisent la même grammaire que nous. On accusera les autres hommes d'avoir des croyances scientifiques fausses, pas d'avoir une mauvaise grammaire. Je veux seulement dire que c'est l'ensemble formé de la grammaire et du vocabulaire qui se confronte à l'expérience, jamais la grammaire toute seule. La grammaire seule ne parle de rien, ne dit rien, n'est ni vraie ni fausse.

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