mercredi 11 janvier 2012

Moralité et solidarité

Le plus grand problème de la morale réside, non pas sur la notion de morale, mais sur le "la" qui la précède. Que de multiples obligations s'imposent à nous, venant de multiples sources, que toutes ces obligations se présentent comme aussi impératives que possible, c'est là le grand problème de la morale. Car aucune règle ne concède volontiers de passer après les autres. La loi civile n'accorde pas de droit à ceux dont la morale est différente; la morale ne transige pas avec ceux qui se dédouanent de leurs responsabilités au nom du respect de la légalité; on pourrait ajouter qu'aucune éthique professionnelle ne tolère que les considérations morales et légales interviennent. Bref, trois des principales sources d'obligations sont en conflit, car c'est la logique même de l'action que d'être unique, à chaque instant donné. Puisqu'une personne ne peut agir que d'une manière à la fois, alors seulement une règle peut l'emporter, et le problème de déterminer quelle règle nous devons faire passer en premier est le problème le plus urgent. 

On pourrait encore ajouter d'autres sources d'obligation, notamment toutes les considérations instrumentales, les normes de prudence visant à nous assurer de la sécurité, de l'argent, du plaisir, etc. Mais au lieu de multiplier les sources, ile me semble que l'on peut assez aisément les classer en deux grands domaines, et montrer que la difficulté morale fondamentale réside dans le conflit entre ces deux domaines.
Je propose d'appeler le premier domaine celui de la moralité. Le second domaine est celui de la solidarité.
Par moralité, j'entends l'exigence d'agir de telle sorte que l'humanité entière puisse agir comme nous le faisons. Cette exigence nous demande de traiter tous les autres hommes de manière égale, équitable. Elle consiste donc à se mettre à la place de l'autre, le plus étranger possible, et de se demander s'il pourrait tolérer ce que nous allons lui faire subir. Ou bien, de manière symétrique, cette morale exige que l'on se demande ce que nous penserions, si cet étranger nous infligeait ce que nous nous apprêtons à lui faire subir. En bref, cette morale est essentiellement une morale pour grands États, dans lesquels les rapports humains sont constitués d'un nombre très important de relations impersonnelles, qui doivent se passer correctement malgré l'absence totale de sentiments des personnes les unes envers les autres. Cette morale demande donc que nous traitions les inconnus que nous rencontrons sans cesse exactement comme s'ils étaient des amis proches. Le vice fondamental de la moralité est donc la partialité, le fait d'avantager sans raison ou bien soi-même, ou bien ses proches, au détriment des personnes plus lointaines, des anonymes.
Par solidarité, j'entends le fait de faire corps avec d'autres personnes, au sens où l'on dit que les parties d'un objet sont solidaires entre elles. La solidarité est une force de résistance à l'atomisation, à la désagrégation des parties. Ainsi, la solidarité, comme la gravitation, est inversement proportionnelle à la distance. Plus une personne est éloignée de ce que nous sommes, moins nous serons solidaires avec elle. Au contraire, plus elle est proche de nous, plus les liens de solidarité seront forts. Le premier lien de solidarité est bien sûr la famille, puis viennent les amis, puis les clubs, associations, syndicats, etc. Puis enfin, viennent les liens étatiques, qui sont certes faibles, mais présents, au sens où tous les citoyens d'un État font corps pour se soutenir les uns les autres s'ils sont dans le besoin, et pour se défendre, si jamais advient une agression extérieure. C'est pourquoi la solidarité recommande toujours d'aider le plus proche, de lui accorder la priorité sur le plus lointain, autrement dit, d'être partial. Autant la moralité exige l'impartialité, autant la solidarité exige la partialité. Un père de famille a le choix de sauver deux enfants inconnus de la noyade, ou bien son propre fils. la morale lui demande d'être impartial, et de sauver deux enfants plutôt qu'un. La solidarité lui demande de sauver d'abord ses propres enfants. On peut également rappeler le célèbre exemple de Sartre, dans L'existentialisme est un humanisme, celui du jeune homme qui désire s'engager pour soutenir sa patrie, mais désire aussi rester prendre soin de sa mère. La morale lui imposerait de prendre les armes, la solidarité de s'occuper d'abord de ses proches, avant de s'intéresser au destin du reste du monde.

L'exigence d'impartialité est essentiellement individualiste. Une personne a la même valeur que n'importe quelle autre, et le fait que les hommes soient des personnes est le seul aspect moralement pertinent. Comme le dit Kant, c'est parce que chaque personne a une dignité que l'on est tenu de respecter la loi morale envers elle. Et puisque chaque personne a exactement la même dignité (il n'y a pas de degré de dignité), personne n'est prioritaire sur les autres.
A l'inverse, l'exigence de partialité est plus holiste, ou plus collectiviste, si on entend par là le fait que les individus ne sont pas définis par le fait d'être des personnes, mais sont définies par les relations précises qu'elles entretiennent avec l'agent moral. Si l'agent appartient au même groupe que celui sur qui il s'apprête à agir, alors il doit agir bien ; si par contre il n'appartient pas au même groupe, alors il a des devoirs moins exigeants, voire même aucun devoir du tout.
Or, cette opposition entre une théorie individualiste prônant l'impartialité et une théorie holiste prônant la partialité est loin d'être close:
Quand Jésus dit, d'après Luc 14.26, "Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple", il prend ici très clairement parti contre la partialité. Celui qui veut aimer l'humanité entière et chercher à lui apporter la bonne parole doit nécessairement renoncer aux devoirs qui lui incombent en tant que membre d'une famille, en tant qu'ami à d'autres personnes, etc. Et le fait que cette parole nous paraisse toujours aussi provocatrice montre bien que le fait d'oublier ses devoirs de solidarité nous semble quasiment criminel. Matthieu 10.34 dit quelque chose qui va dans le même sens : "N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère, on aura pour ennemis les gens de sa famille. Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi." Ici encore, l'impartialité exigée par Jésus de ces disciples est vue comme le déclenchement d'une guerre. Jésus apportant le glaive signifie qu'il vient rompre avec tous les liens de solidarité venant s'opposer au message universel du christianisme. Je ne souhaite pas m'aventurer sur le terrain de l'histoire des religions (notamment la question de savoir si ce message était universel ou interne au judaïsme); je veux seulement montrer que la morale de l'impartialité, poussée dans sa radicalité, a quelque chose de proprement terrifiant. S'il faut haïr son père et sa mère afin d'aimer l'humanité entière, alors le sacrifice est énorme.
Mais inversement, la solidarité est loin d'être vue toujours sous un bon œil. Dans nos sociétés, "corporatisme" est devenu une insulte, et "esprit de corps" a cessé depuis longtemps d'être une expression positive. Tout lien de solidarité entre individus, qu'il soit d'ordre familial, confessionnel, idéologique, syndical, est immédiatement soupçonné d'être une entorse à l'égalité, et une défense égoïste d'intérêts. Et on ne peut pas nier que ce soit le cas. Lorsqu'une famille ne dénonce pas un de ses membres qui a commis un crime, elle se rend coupable de complicité, ce qui est légalement et moralement condamnable, même si la solidarité impose de se taire. Lorsqu'un syndicat se bat pour obtenir une augmentation de salaire, elle l'obtient ou bien contre le patron, dans le cas du secteur privé, ou contre l'ensemble des autres citoyens, dans le public. La reproche d'égoïsme est donc justifié, mais c'est une pure critique de principe, car le fait même d'être solidaire implique toujours que cette solidarité se fasse contre ceux qui ne le sont pas. Le groupe se sert les coudes pour affronter l'adversité, qui vient de l'extérieur. On fera donc toujours jouer les considérations morales contre la solidarité, en disant que la défense de l'intérêt général exige de renoncer à ce particularisme. C'est donc l’individu nu que l'on fait jouer contre l'individu caractérisé des liens de solidarité. Une fois que chacun ne sera plus qu'un pur individu, sans la moindre attache, alors la morale de l'impartialité pourra s'imposer sans résistance.

Pour une fois, il n'y aura pas de conclusion péremptoire et définitive. Ou peut-être, la meilleure décision consisterait à ne pas opter unilatéralement pour un des deux camps.  Des individus sans lien de solidarité sont des individus sans intérêt, sans différence, sans force, de simples pions. Des individus qui seraient insensibles à l'exigence d'impartialité ne formeraient rien de plus qu'une de brigands, qui volent et tuent tout le monde sauf les membres de la bande. Peut-être y a-t-il donc un équilibre à trouver entre ces deux pôles : renforcer autant que possible les liens de solidarité, mais veiller sans cesse à ne pas oublier les exigences morales.



1 commentaire:

  1. On m'a fait remarquer une erreur factuelle qui s'est glissée dans ce post : la loi n'oblige pas à dénoncer un membre de sa famille, si l'on sait qu'il a commis un crime. Seule la participation active à l'effacement des preuves serait considérée comme de la complicité. La loi aménage donc un espace pour l'expression des solidarités.
    Cependant, ce compromis est assez boiteux : il admet des exceptions (par exemple en cas de maltraitance d'enfants), et exclut des cas légitimes, mais sur lesquels il serait trop difficile de légiférer (les meilleurs amis du monde doivent se dénoncer comme s'ils étaient de parfaits inconnus).

    RépondreSupprimer