dimanche 15 janvier 2012

La société, la pensée, la vie, la chimie et la physique

J'aurais aussi bien pu appeler ce post : le grand problème du réductionnisme.
Le réductionnisme est cette approche philosophique consistant à affirmer que tout niveau descriptif de la réalité peut être réduit sans reste à un niveau descriptif plus fondamental. Alors que les approches non réductionnistes soutiennent à l'inverse que les niveaux de description ou bien sont indépendants (thèse paralléliste) ou bien sont reliées par une dépendance asymétrique, de sorte que l'on peut connaître les niveaux fondamentaux si l'on connaît les niveaux plus avancés, mais que l'on ne peut pas déduire à partir des niveaux fondamentaux ce qu'il se passe dans les niveaux les plus avancés (ou le contraire, selon le sens de l'asymétrie). 
Je voudrais donc ici donner quelques indications pour faire son choix ontologique : faut-il être réductionniste, ou pas? Y a-t-il des propriétés du monde qui sont irréductibles à des propriétés plus élémentaires?

Le réductionnisme prend souvent la forme d'un physicalisme : seules existent les particules de matière élémentaire, et le reste de la réalité n'est fait que des divers arrangements dont sont susceptibles ces particules. Les réactions chimiques sont constituées de mouvements d'atomes, de perte ou de gain d'électrons, etc. La vie est faite d'un ensemble de réactions chimiques permettant aux cellules de se reproduire. La pensée n'est qu'un phénomène biologique, liée à l'activation du cerveau. La société n'est que la somme des comportements et pensées individuels. Bref, même les structures les plus complexes, comme l'organisation des sociétés humaines, dérivent et sont réductibles aux mouvements élémentaires des particules.
Je ne cacherai pas longtemps ma croyance que le réductionnisme est manifestement faux. Mais s'il a pu et continue d'être défendu de bonne foi, c'est parce qu'il contient une idée juste, sur laquelle il faut insister. Ce que le réductionnisme refuse, à raison, c'est l'idée que les niveaux de description supérieurs contiendraient de nouvelles entités, qui n'ont aucun correspondant à l'échelle inférieure. L'exemple historiquement le plus important a été celui de la force vitale. Si l'on veut dire par là une force propre aux vivants, et qui n'a aucune traduction en termes chimiques et en termes physiques, alors on commet là une erreur. De même, si l'on entend par pensées de nouvelles entités, qui pourraient se produire indépendamment de toute activité cérébrale, on commettrait une erreur semblable. Autrement dit, le réductionnisme a raison dans son refus d'admettre de nouvelles entités qui ne pourraient pas avoir de correspondant du point de vue des entités de niveau inférieur. La force vitale doit être un ensemble de réactions physico-chimiques, la pensée doit être un ensemble d'activations de neurones, la société doit être un ensemble d'actes et de pensées individuels. Aucun vivant n'existe sans matière physique, aucune pensée sans cerveau, aucune société sans individu.
Néanmoins, c'est une chose de dire que la force vitale est un ensemble de réactions chimiques, ou que la pensée est un ensemble de processus organiques, c'en est une autre de dire qu'il ne sont que cela, qu'ils ne sont rien de plus que cela. Or, le réductionnisme est justement la thèse selon laquelle ils ne sont rien de plus que cela. Encore une fois, c'est vrai si l'on veut dire que les niveaux supérieurs contiendraient des entités sans correspondant dans les niveaux inférieurs. 
Mais c'est totalement faux si l'on imagine que les propriétés des niveaux supérieurs pourraient être compris à partir des propriétés des niveaux inférieurs. Partons d'un exemple simple. Prenons un physicien qui n'étudie les particules qu'à échelle atomique. Pourrait-il déduire les propriétés chimiques, telles que l'électrolyse, l'oxydation, la formation de précipités de couleur, etc.? Non, ce qu'il pourrait prédire, ce sont seulement les arrangements que vont former les atomes, mais les propriétés produites par ces arrangements d'atomes lui sont inconnus. C'est seulement parce qu'il connaît déjà les phénomènes chimiques qu'il peut retrouver leur correspondant en termes physiques. 
Prenons un autre exemple, plus spectaculaire selon moi. Je suis d'accord pour dire qu'aucune fonction intellectuelle ne se produirait si elle n'était pas accompagnée de l'activation de certaines zones du cerveau. Aucune fonction mentale n'est sans implémentation cérébrale. Mais pourrait-on vraiment retrouver les fonctions mentales à partir de l'activation cérébrale, à supposer que nous ne connaissions pas déjà ces fonctions? Autrement dit, pourrait-on découvrir de nouvelles fonctions mentales, simplement à partir des observations sur le cerveau? Je crois bien que non, que l'étude sur le cerveau ne peut que retrouver les fonctions que l'on connaît déjà par ailleurs (par introspection, pourrait-on dire). Mais qu'il ne nous fera pas découvrir de nouvelles fonctions, pour la raison que l'étude neurologique ne dispose d'aucun critère pour distinguer les activations cérébrales pertinentes pour une fonction, et celles qui ne traduisent aucune fonction. Seule la connaissance de notre propre pensée par intériorité peut nous permettre d'établir une liste des fonctions mentales. Mais jamais la neurologie ne pourra ajouter une nouvelle fonction à la liste des fonctions déjà existantes. Car je le répète, quel serait son critère pour l'identification d'une fonction? Elle ne peut pas en avoir, parce que ceci déborde entièrement de son champ de recherche. Son seul domaine de recherche est limité aux activations électriques ou chimiques des parties du cerveau, et en étudiant ceci, on ne dispose d'aucune règle pour distinguer les activations psychologiquement pertinentes, et celles qui ne le sont pas. Bref, le neurologue serait complètement aveugle, s'il ne pouvait pas demander au patient ce qu'il a pensé pendant qu'il subissait une radiographie du cerveau.

Il me semble que l'on peut maintenant mieux comprendre pourquoi le réductionnisme est faux. Il est faux parce que le fait que nous puissions retrouver les fondements matériels d'une opération n'implique pas du tout que nous puissions deviner à partir des fondements matériels l'existence d'une opération. De même que le physicien ne pourrait pas deviner à partir des mouvements d'atomes lesquels de ces mouvements correspondent à des réactions chimiques, le neurologue ne devine pas quelles activations cérébrales correspondent à des pensées, et le psychologue ne devine pas à partir des pensées et des comportements  lesquelles correspondent à des faits sociaux. Car à chaque niveau d'observation, les éléments pertinents pour le niveau supérieur se mélangent avec des éléments qui ne sont pas pertinents. Et même si tous les éléments d'un niveau donné étaient pertinents (ce que soutient le parallélisme), on ne pourrait pas savoir ce qu'il se passe aux autres niveaux, tant que l'on n'a pas de contact direct avec ces niveaux. Ce n'est pas en voyant des atomes que l'on devine l'oxydo-réduction, ce n'est pas en voyant de l'adrénaline que l'on comprend ce qu'est le stress, ce n'est pas en voyant des gens aller faire leurs courses que l'on comprend la société de consommation. Mais on pourrait ajouter que l'impossibilité de la réduction marche dans les deux sens. Ce n'est pas en sachant ce qu'est la société de consommation que l'on devine quel jour M. Dupont fera ses courses, ce n'est pas en sachant ce qu'est la pensée que l'on comprend ce qui se passe dans le cerveau, ce n'est pas en sachant ce qu'est l'oxydation que l'on comprendra quoi que ce soit aux atomes.
Ainsi, le non réductionnisme doit de toute évidence s'imposer, et s'il suscite encore des discussions, c'est parce que les théoriciens oublient leur propre condition, ils oublient qu'ils ont un accès direct à plusieurs niveaux de réalité, et que seul cet accès direct leur permet de mettre en correspondance différents niveaux. Alors que s'il leur manquait l'accès direct à un niveau, jamais ils ne pourraient réaliser cette opération de mise en correspondance. Certes, sans cet accès direct, rien n'interdit de se livrer à des entreprises théoriques. Mais elles restent hypothétiques, et surtout, restent dépendantes de nos facultés d'imagination. En chimie, on a eu l'idée d'échanges atomiques bien avant que des systèmes d'observation des atomes soient mis en place. Mais on l'a pu parce que le modèle atomique était déjà présent dans nos esprits. En sociologie, nous avons imaginé le niveau des faits sociaux, alors que nous ne disposons d'aucune procédure d'observation directe (personne n' jamais rencontré la société, comme le disent les individualistes). Mais il se pourrait bien qu'il y ait certains niveaux de réalité, que nous n'avons pas encore imaginés, ou même que nous n'imaginerons jamais.
Le défi du réductionnisme serait donc le suivant : si vraiment le réductionnisme est vrai, alors il devrait pouvoir, à partir de l'étude des propriétés d'un niveau de la réalité, pouvoir déduire l'existence d'un autre niveau, auquel nous n'avions pas pensé. La méthode scientifique, et la méthode de toute discipline formalisée, interdit que cela puisse arriver. Une science ne peut pas posséder de critère pour identifier des objets qui n'appartiennent pas au domaine de ses objets d'étude. Donc, si le domaine n'est pas déjà défini par ailleurs, jamais une science ne pourrait prouver l'existence d'un autre domaine, ni même trouver une entité dans cet autre domaine.

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