mardi 31 janvier 2012

Spinoza avait-il vraiment raison?

La métaphysique de Spinoza soutient que la réalité se présente à nous sous différents aspects, à savoir celui de l'espace, et celui de la pensée. C'est la thèse que l'on nomme souvent paralléliste, en raison de la si célèbre formulation du livre II, proposition 7 de l'Ethique : "l'ordre et la connexion des idées est la même que l'ordre et la connexion des choses". Pour Spinoza, donc, chaque mouvement dans les idées, chaque pensée, aussi bien en l'homme qu'en Dieu (Dieu étant la nature) correspond à un changement dans les objets matériels. Mais cette correspondance se réalise sans aucune interaction, sans aucun contact. Les idées ne déplacent pas les corps, et les corps ne produisent pas d'idées. Chacun suit sa voie propre, sans interférer avec l'autre. C'est en cela qu'il y a parallélisme, puisque deux droites parallèles ne se rencontrent jamais, mais demeurent en chaque point dans un rapport constant par rapport à l'autre.
J'ai tenté de reprendre cette idée et de la défendre dans bon nombre de posts précédents, en m'appuyant sur Socrate disant dans le Phédon que ce ne sont pas ses muscles qui sont la cause du fait qu'il reste en prison, mais une décision mentale, qui lui fait considérer qu'il serait injuste de s'enfuir. Ainsi, pour Socrate et Spinoza, seule une raison, une pensée, peut expliquer une décision et une action; alors qu'un mouvement corporel (à bien distinguer d'une action, qui seule a un sens) ne s'explique que par d'autres mouvements du corps ou des organes, mais pas par des raisons. Bref, le désir de justice, le sentiment de résolution ne causent pas l'immobilisation des muscles ; et les différentes hormones qui ont circulé dans le cerveau de Socrate lorsqu'il a pris sa décision n'expliquent en rien sa décision finale.
Pour être exact, j'ai fait subir une modification importante à la métaphysique de Spinoza : la pensée a été remplacée par le sens, la signification. Je n'oppose pas l'étendue et la pensée, mais plutôt les corps bruts et les choses pourvues de sens. En cela, un geste ne correspond pas à une idée en Dieu ou en l'homme conscient de son geste, il correspond à une action dans la mesure où ce geste a une intention, un but. Et je n'exclus pas que certains gestes n'aient aucun sens, soient donc de purs mouvements corporels. Alors que pour Spinoza, il y a en Dieu toutes les idées de toutes les choses.

C'est justement ici que se pose le problème : Spinoza plaçait en Dieu (ou dans la nature) une idée correspondant à chaque chose, et c'est pourquoi son parallélisme était irréprochable. Néanmoins, cette idée est bien difficile à défendre : dire que la nature se pense elle-même a quelque chose de définitivement trop étrange pour être accepté. Il paraît plus raisonnable de penser que seul l'homme pense, ainsi que, peut-être quelques animaux, voire les vivants en général. Par contre, les pierres, l'eau, le vent, ne pensent pas, et c'est pourquoi leur comportement n'a aucun sens (les lois de causalité n'étant justement pas la même chose que le sens d'une action). Par conséquent, il me semble que l'on est obligé de conclure la chose suivante : au sein du monde, il y a des choses qui ont un sens, qui indiquent une finalité, ou bien qui l'expriment directement. Nous voyons un animal chercher sa nourriture en courant après une proie, nous voyons un comportement signifiant. Nous écoutons un homme parler, nous comprenons que ces paroles ont un sens; par contre, lorsque nous voyons un éboulement de pierres, ces mouvements n'ont aucun sens. Ils n'ont qu'une cause : le vent, par exemple, qui a provoqué la fracture de roches qui en ont entraîné d'autres, jusqu'à mener à l'éboulement.
Pourquoi y a-t-il problème? Parce que le parallélisme modéré ici défendu, qui affirme que les actions signifiantes humaines sont parallèles aux mouvements corporels et organiques, risque de rencontrer quelques trous dans la chaîne causale, trous que l'on ne peut combler qu'en faisant intervenir l'autre chaîne (la chaîne du physique), qui ne serait donc pas parallèle, mais en interaction avec la première.
Prenons un exemple simple : tant que ma déprime est causée par des évènements qui ont eux-mêmes un sens pour moi, les deux chaînes causales sont continues : un évènement terrible survient, j'y assiste, puis j'y réagis par un sentiment de tristesse; parallèlement, une certaine configuration de particules de lumière atteint mes yeux, qui font remonter l'information au cerveau, qui réagit en déclenchant telle hormone correspondant à la tristesse. Par contre, supposons que ma tristesse ne paraisse avoir aucune raison, et que la vie soit bonne avec moi. Ici, on se trouve donc avec un trou dans la causalité, un évènement sans cause. Le parallélisme est donc menacé.

Deux manières de répondre à cette difficulté existent :
1) le rejet du parallélisme : il consiste à dire que ces trous dans la causalité n'ont rien d'exceptionnel, ne sont pas des anomalies, et s'expliquent par les liens causaux entre évènements physiques et évènements mentaux. Pour expliquer la déprime, un interactionniste dira donc que la déprime vient d'un dérèglement hormonal, qui a seulement des causes organiques. Alors que, psychologiquement, tout va bien pour moi, je serais déprimé seulement parce que mon cerveau sécrète de manière anormale certaines hormones.
Cette thèse fait très rapidement pencher vers le physicalisme, parce que l'on dira que, à la différence du mental, le physique n'admet aucun trou dans la causalité. Autant il y a des choses dépourvues de sens, autant rien n'est sans cause au sens physique. La position de chaque particule de l'univers est causée par les autres particules. Il n'y a jamais de particule (mais aussi de substance chimique, d'influx nerveux, de mouvement organique, etc.) sans cause. Donc, puisque la physique peut expliquer sans reste le mental, mais que jamais nous n'avons besoin du mental pour expliquer les trous causaux dans le physique, puisqu'il n'y a pas de trou, alors la physique a une primauté sur la psychologie et les sciences de l'homme en général.
Ainsi, le physicalisme est justifié par les trous causaux : la discipline fondamentale est celle qui n'admet aucun trou dans la causalité. Par contre, dès lors que l'on constate des trous, alors il faut se rapporter à une science plus fondamentale. Il y a des trous entre les actions significatives, mais il n'y a pas de trou entre les mouvements des particules. Donc la physique est plus fondamentale que la psychologie.

2) le sauvetage du parallélisme : on peut sauver le parallélisme en niant l'existence de trous causaux dans le domaine du mental. On peut prétendre que toutes les actions humaines, et même ma fameuse déprime, ont un sens, même si nous ne le percevons pas immédiatement. Pour cela, il faut faire appel à la psychanalyse, ou au moins à l'idée de causes inconscientes, rétablissant la chaîne causale des significations. Un psychanalyste ne s'opposera pas directement à l'explication neurologique de ma déprime, mais il dira qu'elle a aussi une raison mentale, peut-être un traumatisme juvénile, qui revient me tarauder. Ce faisant, il rétablit la causalité mentale, puisqu'il devient incorrect de dire que la tristesse a seulement une cause physique, la tristesse comme évènement mental a bien pour cause un autre évènement mental.
Ainsi, Freud vient au secours de Spinoza. Pour que l'ordre et la connexion des idées reste bien le même que celui de l'ordre et de la connexion des choses, il faut placer quelques idées inconscientes au sein de cet ordre. Nier les pensées inconscientes, dire que le sens n'existe que si on se rend compte qu'il existe, c'est condamner le paralléliste, et faire pencher du côté du réductionnisme physicaliste (les spécialistes de ces questions pourraient ajouter que l'émergence reste une possibilité, mais sa proximité, de ce point de vue, avec le réductionnisme me permet de traiter les deux indifféremment).

Pour apporter une réponse, je soutiendrai le sauvetage du parallélisme. Par provocation, j'ai présenté les pensées inconscientes comme un procédé ad hoc, parachuté pour sauver une théorie qui fait naufrage. Pourtant, ce n'est pas le cas. En effet, j'ai déjà signalé que je préférais parler de signification plutôt que de pensée pour parler du plan parallèle à la matière physique. Or, que des comportements puissent avoir une signification sans être conscients n'a rien d'étrange. Un animal qui se déplace pour se mettre à l'ombre quand le soleil brûle a un comportement sensé, bien que probablement inconscient (peu d'animaux semblant faire preuve de conscience). Un homme qui suit ses habitudes quotidiennes, se lève le matin, prend son déjeuner, va se brosser les dents sans y penser a aussi un comportement sensé. Il n'est donc pas du tout exclu que bon nombre d'actions sensées quoique inconscientes finissent par produire des effets dont nous sommes conscients. Chez les hommes, trop de routine rend triste.
J'ai bien conscience que mon post exigerait une définition plus précise de la conscience, ce que je ne ferai pas ici. Il me suffit de dire qu'avoir conscience correspond à une activité sensée parmi d'autres, mais une activité bien spécifique, qui n'accompagne pas nécessairement toutes les actions sensées. La conscience est l'activité consistant à percevoir ses propres activités, à se percevoir bouger, interférer avec les objets, puis progressivement se voir percevant, pensant, etc.

Ainsi, Spinoza avait raison, parce que la pensée est dissociable de la conscience, et que bon nombre de pensées inconscientes expliquent les pensées qui finissent par devenir conscientes.
Par contre, j'ignore si Freud avait raison. Il fallait expliquer le sens de nos actions et de nos pensées, mais rien en dit que ce sens doive être cherché du côté de la psychologie. Il y a de multiples manières de rendre compte du sens des actions.

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