mardi 10 avril 2012

L'argent est-il notre religion?

Étudier l'argent en tant que phénomène religieux présente quelques difficultés. La première consiste à s'en tenir à quelques généralités, de préférence plutôt moralisatrices. Ainsi entend-on que l'on voue aujourd'hui un véritable culte à l'argent, que ce culte est religieux en ce qu'il nous fait aimer l'argent bien au-delà de ce qui serait raisonnable. Ce genre d'idées est assez moralisateur, puisqu'il s'agit de reprocher à une personne d'aimer trop l'argent, d'en faire une fin en soi, alors que l'argent ne devrait être aimé que dans la mesure où il permet d'acheter des bien et des services qui nous sont utiles. Pour tout dire, la critique moralisatrice (que l'on trouve dans les Politiques d'Aristote, que nos contemporains citent régulièrement, cf. La grande transformation de Polanyi, pour ne parler que des plus illustres) ma paraît totalement rater sa cible. Sauf pour ceux qui fréquentent des hommes qui en sont victimes, et je concède qu'il est désagréable de fréquenter des gens qui ne savent parler que d'argent, l'amour excessif de l'argent ne pose aucun problème. 
S'il faut faire une critique de tels hommes, ce devra être une critique économique et sociale. Il faudrait par exemple montrer que la tendance à thésauriser plutôt qu'à consommer crée de grands déséquilibres économiques qui fragilisent la situation de ceux qui, réciproquement, n'ont plus assez d'argent et se retrouvent en situation de dette et de dépendance. Il faudrait également montrer que la volonté de s'enrichir à tout prix, quel que soit le type d'activité choisi, est néfaste pour la société, en la contraignant à développer des activités superflues ou même nuisibles, au lieu d'activités plus importantes. Beaucoup pointent aujourd'hui le fait qu'un grand groupe pharmaceutique privilégiera un médicament de confort rentable à un médicament vital mais peu rentable. Ainsi, dans ces deux exemples, la critique n'est pas morale et individuelle, mais socio-économique et collective. Elle montre ce à quoi correspond ce fameux culte de l'argent. Et ce n'est pas lui en tant que tel qui est condamné, mais seulement ce qu'il induit en termes de comportements économiques : des choix qui baissent le bien-être collectif. Chacun voudrait être en bonne santé et indépendant, et le désir de profit maximum produit de la maladie et de la dépendance.
La seconde difficulté consiste à ne pas d'emblée rejeter le phénomène religieux comme un tas de croyances irrationnelles, de rituels absurdes, et de dévotion humiliante. C'est en effet une tendance de certaines personnes qui, probablement athées, utilisent leur haine des religions de façon à cracher en même temps sur l'argent. Je partirai donc ici d'une présentation qui se veut neutre des religions, et même charitable, cette charité consistant à partir du principe que les religions répondent par des moyens adaptés à un besoin qui est réel. Néanmoins, je mettrai l'accent sur la dimension sociale du fait religieux, ce qui peut faire passer cette lecture pour sceptique voire athée. Je voudrais simplement ne pas soulever du tout la question de la vérité de la religion, ici.

Étudions donc d'abord les traits du phénomène religieux, dans l'optique d'en retirer quelques aspects qui puissent être rapprochés de l'argent.
Un aspect capital du religieux est le fait de la croyance, et plus précisément de la foi. Or, étymologiquement, la foi est la confiance, envers quelque chose ou quelqu'un. Dans la religion, la confiance est bien sûr la confiance en un dieu, qui est censé assurer le bonheur de ceux qui ont confiance en lui, dans cette vie ou dans une autre. Mais cette confiance est nécessairement aussi la confiance dans d'autres hommes, parce que personne n'a sa propre religion, n'a inventé ses propres convictions, et les garde pour lui seul. Même ceux qui prétendent se bricoler leurs croyances (comme le font remarquer nombre de sociologues contemporains) sont obligés de piocher dans l'offre préexistante de croyances, pour retenir tel ou tel point de doctrine, telle ou telle pratique. Et la plupart des hommes croyants se contentent d'adhérer à la religion de leurs parents. Autrement dit, adopter une religion c'est avoir foi, d'une part en ses parents, puisque beaucoup d'hommes croient parce que leurs parents croyaient (c'est le principe de la tradition), et d'autre part en les fondateurs des différentes religions, qui ont posé des dogmes, des rituels, des modes de vie. Il faut bien voir que cet aspect de la religion est le plus important, parce que personne n'a de contact avec Dieu. Nous n'avons de contact qu'avec d'autres hommes, et c'est à eux que nous accordons notre confiance. Croire en Dieu, c'est donc d'abord croire en certains hommes qui nous demandent de croire à ceci ou cela. 
Et le second aspect du religieux découle assez naturellement de la confiance accordée à telle ou telle personne. Dès lors que l'on croit qu'il faut accomplir tel rituel, aller dans tel lieu tel jour pour écouter le sermon de telle personne, des rapports sociaux de pouvoir sont établis. Une église est un pouvoir, peut-être pas politique, mais au moins social, en ce qu'il a le pouvoir de commander aux hommes et d'être obéi. Je dis que ce pouvoir n'est pas politique parce qu'il lui manque souvent (c'est-à-dire dans tout régime non théocratique) le pouvoir d'user de la violence, ce qui est le propre du pouvoir politique. Son pouvoir se limite à celui d'exclure ses membres. Mais c'est parfois un très grand pouvoir. Être excommunié peut très bien être synonyme de quasi-mort sociale, si celui qui est excommunié ne peut plus avoir de rapport avec tous ceux qui restent dans l'église.
La religion est donc un phénomène de confiance envers certains hommes, qui fonde le pouvoir de ces hommes sur une communauté, et qui, en même temps, délimite une certaine communauté selon des rituels, des manières de vivre. La religion est un phénomène de croyance performative, de croyance qui créé une communauté et des chefs par le seul fait que les individus de cette communauté croient en elle et en ses chefs. L'église existe parce que les fidèles croient que l'église existe. S'ils cessent d'y croire, l'église disparaît immédiatement. De ce point de vue, il est capital de distinguer l'église et le pouvoir politique. Si tous les citoyens ou presque contestent le pouvoir politique, il est encore possible d'envoyer l'armée pour les réprimer. L'armée a des armes, envoie des balles réelles, et commet des morts réels.Mais si tous les fidèles contestent l'église, alors l'église ne peut rien faire, car excommunier quelqu'un qui ne croit plus en son église n'a aucune force. On craint la sentence d'une église que si l'on est seul à la contester, ou si on reconnaît la légitimité de son jugement. Mais si ce n'est plus le cas, l'église n'a plus aucun poids. On voit donc bien pourquoi une église, à la différence d'un état, repose sur la confiance : sans croyance en la vie après la mort, l’excommunication ne vaut rien; alors que sans croyance en la légitimité du pouvoir politique en place, les balles de fusil continuent à tuer.

Venons en maintenant à l'argent. Peut-on y retrouver les deux aspects relevés dans les phénomènes religieux, à savoir la confiance, et le pouvoir produit par cette confiance?
On oppose encore les monnaies fiduciaires, celles qui reposeraient sur la confiance des individus, au nombre desquelles il faudrait mettre la quasi-totalité des monnaies nationales, et les monnaies non fiduciaires, celles qui seraient convertibles dans un quelconque métal précieux, ou même qui sont constituées de ce métal précieux, en rapport exact avec leur valeur faciale. Cette distinction est totalement absurde. Tout le monde connaît la fameuse histoire du roi Midas, qui se retrouve dans une situation délicate parce que tout ce qu'il touche se change en or, et ne peut donc plus rien manger. Cette histoire montre bien que l'or ne vaut rien par lui-même, il ne vaut que parce qu'il est une monnaie d'échange pour obtenir de la nourriture, un toit, des biens, etc. Autrement dit, tant que l'on n'a pas confiance en la valeur d'échange de l'or, l'or ne vaut rien. C'est bien pourquoi l'or est une monnaie fiduciaire exactement comme les autres. Ceux qui croient le contraire sont simplement dupes de leur croyance. Ils croient tellement en la valeur de l'or, qu'ils oublient qu'ils croient en cette valeur, et pensent que l'or lui-même a cette valeur. 
Donc je tiens pour acquis que toute monnaie d'échange repose sur la croyance que ceux qui en possèdent pourront l'utiliser auprès d'autres personnes, parce que ces autres personnes vont accepter d'en recevoir, en échange des biens qu'ils ont produit. Dans toute vente, il y a dans la tête du vendeur l'idée qu'il pourra par la suite donner à quelqu'un d'autre la monnaie qu'il vient de recevoir, et c'est pour cela qu'il est prêt à se séparer d'un bien réel et utile, contre un bout de papier ou un bout de métal jaune inutile. Donner un bien contre du papier, c'est croire que ce papier pourra à l'avenir être converti en bien, sans quoi personne n'accepterait de céder ses biens aux autres. J'insiste sur le vendeur, parce que c'est sur lui que repose principalement la croyance. Si l'acheteur ne croit plus en la valeur de sa monnaie, il tentera quand même de l'écouler pour récupérer des biens utilisables. Donc, la monnaie circulera. Par contre, si le vendeur ne croit plus en sa valeur, il n'acceptera plus de céder ses biens pour récupérer de la monnaie, puisqu'il croit, par hypothèse, qu'il ne pourra plus l'utiliser à l'avenir. Dans un tel cas, il aurait cédé un bien pour rien. 
Que l'argent produise des relations de pouvoir est compréhensible. J'avais déjà parlé du fait qu'il permet d'acheter le temps des hommes, ce qui est un pouvoir considérable (cf. Qu'achète-t-on avec de l'argent?). Je veux plutôt insister ici sur le fait que ce pouvoir n'existe que parce que les hommes croient que l'argent donne du pouvoir. Tout comme dans le phénomène religieux le prêtre n'a de pouvoir que parce que les fidèles croient qu'il a du pouvoir, en économie, l'argent ne marche que parce que les hommes croient qu'il marche. Un sceptique dirait que les religions sont fausses, et que pourtant elles produisent leur effet, parce que les gens croient qu'elles sont vraies. De même, en économie, nous savons bien que les monnaies ne sont que du papier ou du métal, et pourtant, le fait que les gens croient qu'elles ont de la valeur fait que ces monnaies fonctionnent. En religion comme pour l'argent, la croyance est auto-réalisatrice, elle fait advenir ce que croient les gens. Dieu n'existe pas mais a du pouvoir sur Terre parce que les gens y croient; l'argent n'est rien mais a du pouvoir parce que les gens y croient. Et de même qu'en religion, être excommunié équivaut à une mort sociale, en économie, être privé d'argent, ou bien même refuser soi-même l'argent équivaut aussi à une mort sociale, voire à une mort tout court. Celui qui n'accepte plus l'argent ni n'en donne ne pourra plus profiter du moindre service social. Quand je vais chez le boulanger chercher mon pain, je ne lui propose pas en échange les carottes que j'ai fait pousser dans mon jardin!

Deux remarques pour conclure.
On pourrait dire que l'argent est une convention, au sens d'une attitude que nous adoptons parce que nous constatons que l'adopter est plus satisfaisant que ne pas l'adopter, pour la raison que les autres l'ont déjà majoritairement adoptée. C'est juste, l'exemple du boulanger le montre bien : il est bien meilleur pour moi de payer mon boulanger avec des euros plutôt qu'avec des carottes ou même de petits morceaux de métaux précieux, pour la raison que tout le monde paie déjà le boulanger avec des euros, qu'il ne veut pas de carottes, et ne veut pas non plus se compliquer l'existence à convertir des métaux en monnaie. Simplement, l'idée de convention va avec celle d'arbitraire, alors que je souhaite plutôt ici insister sur le phénomène de la croyance : on n'utilise pas seulement l'argent parce que l'on a constaté que tout le monde l'utilisait déjà et qu'il est bon de faire comme les autres, on utilise aussi l'argent parce que l'on a confiance dans les autres, que l'on croit que l'on pourra à l'avenir leur donner notre argent en échange de biens. Sans cette confiance portant sur l'avenir, la convention qu'est l'argent s'effondrerait. C'est ce qui fait la différence entre une simple convention, et l'argent. Si du jour au lendemain, tous les conducteurs de France se mettent à rouler à gauche, il faut vite que nous fassions de même, mais cela ne pose pas de problème de principe. Par contre, l'idée que la monnaie d'échange puisse changer du jour au lendemain est absolument insupportable. L'argent ne fonctionne que parce que nous avons foi en l'avenir, c'est-à-dire foi dans le comportement futur des autres personnes. Si mon boulanger doute qu'il puisse encore utiliser demain des euros, il acceptera mes carottes plutôt que cette monnaie. Autrement dit, tout comme dans la religion, l'argent fonctionne sur la croyance, c'est-à-dire la confiance, c'est-à-dire l'espérance. C'est parce que l'on espère pouvoir utiliser l'argent à l'avenir qu'on l'utilise aujourd'hui même. La convention ordinaire repose seulement sur l'adaptation à une situation présente. L'argent repose sur des croyances portant sur l'avenir.
Deuxième et dernière remarque, cette fois pour distinguer un peu religion et argent. La religion elle, doit cacher à ses fidèles le fait qu'elle ne repose que sur leur croyance, un prêtre ne dirait pas à ses ouailles que son pouvoir ne repose que sur leur croyance, et pas sur un prétendu rapport avec Dieu (plus ou moins médiatisé par l'institution ecclésiale). Une religion doit se faire passer pour vraie afin d'exister. Il y a sans doute quelques pratiquants non croyants, mais alors, ils réduisent la religion à une simple tradition, une suite de rituels que l'on fait de manière injustifiée, ou bien pour faire plaisir aux anciens, aux parents, à la famille (ce qui est d'ailleurs tout à fait respectable). Par contre, il semble que, dans une certaine mesure, on puisse avouer aux agents économiques que leur argent n'existe que parce qu'ils veulent bien y croire. C'est justement pour cela que l'on parle de monnaie fiduciaire : les agents savent que leur argent n'est indexé sur aucune chose à laquelle ils attribuent une valeur intrinsèque. On peut donc utiliser l'argent, tout en sachant que l'argent ne vaut rien. Cependant, un travail sociologique serait peut-être ici nécessaire pour savoir si la majorité du peuple sait que l'argent ne vaut rien, et si l'argent tiendrait encore, si tout le monde avait les mêmes compétences que les économistes et les individus s'intéressant un peu à cette discipline. Si la réponse est négative, alors le rapprochement avec la religion serait plus d'autant plus fort.

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