mardi 17 avril 2012

L'opposition de la liberté et de l'égalité

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir.
Rousseau Contrat social, livre I, chapitre III

Il est assez courant d'opposer la liberté et l'égalité, comme deux valeurs de tout système politique acceptable, deux exigences à la fois nécessaires, et pourtant très difficile à faire tenir ensemble. On comprend fort bien qu'un régime qui imposerait l'égalité en sacrifiant la liberté serait despotique et insupportable. La moindre innovation, la moindre tentative de se distinguer et de s'améliorer serait immédiatement sanctionnée et l'individu sommé de rentrer dans le rang. A l'inverse, on croit comprendre qu'un régime de parfaite liberté mènerait de manière infaillible à des inégalités énormes, si grandes que les plus faibles ne parviendraient presque plus à vivre, écrasés par les plus forts. En effet, si on laisse les plus forts agir comme ils le veulent, ils vont progressivement battre ceux qui le sont moins, et finir par obtenir une situation de monopole à leur avantage exclusif.
A partir de ce constat, se dégagent deux positions, que l'on place respectivement à gauche et à droite de l'échiquier politique. Pour la première, il faut donner la primauté à la valeur d'égalité. Une société ne peut exister que si les individus sont égaux, et suffisamment semblables. C'est pourquoi il faut développer les services sociaux publics, tels que l'armée, la police, l’hôpital, l'école. En effet, si ces services sont publics, alors tout le monde en bénéficie à égalité, chacun peut avoir accès aux services les plus essentiels pour avoir une vie proprement humaine. Si au contraire ces services étaient privés, nul doute que les plus riches auraient des services très confortables, mais que bon nombre d'individus n'y auraient pas accès, et ne pourraient pas vivre dignement. J'ai volontairement mentionné la police et l'armée dans les services sociaux publics, bien que ces thèmes soient habituellement plutôt classés à droite, car l'exigence que tout citoyen soit en sécurité, quel que soit son statut social est clairement un exigence d'égalité. Si les polices deviennent privés et ne surveillent plus que les quartiers riches qui peuvent les payer, alors l'égalité est perdue.
A l'inverse, la droit donne la primauté à la liberté. Pour elle, nous serions tous perdants à trop développer les services sociaux publics, car d'une part cela entrave la liberté des gens à contribuer et à utiliser les services qu'ils désirent, et non pas les services qu'on leur impose, et d'autre part cela tend à affaiblir l'initiative des individus, qui ont intérêt à tout attendre des services sociaux, plutôt que de travailler pour gagner eux-mêmes de quoi vivre correctement. Ainsi, en forçant tout le monde à être égal, on nivelle vers le bas, et personne n'a intérêt à en faire plus, puisque ce surplus lui serait pris. En forçant à être égal, on rend ainsi très difficile la possibilité de se distinguer. Dans un monde absolument égalitaire, on pourrait peut-être encore choisir la couleur de sa voiture, mais certainement pas de rouler dans des voitures de sport rutilantes ou dans des 4*4 gros comme dans tanks. Bref, toute la diversité qui fait le sel de nos vies disparaîtrait.

Mon but ne sera pas ici de prendre parti pour un camp plutôt que l'autre. Les deux font erreur. Je renverrai plutôt à un autre texte de Rousseau, le Discours sur l'économie politique, dans lequel ce conflit de l'égalité et de la liberté apparaît assez clairement, et la réponse de Rousseau est elle aussi assez tranchée. On voit ainsi que Rousseau, bien qu'il soit censé fournir la matrice idéologique de la gauche d'aujourd'hui, place la liberté avant l'égalité. La valeur politique par excellence est la liberté. Mais Rousseau insiste pour dire que cette liberté ne peut vraiment être obtenue que si les conditions sociales sont très fortement égalitaires. Sans égalité, la liberté est impossible, l'égalité est donc une condition nécessaire de la liberté. C'est donc ici que Rousseau se distingue assez fortement de la pensée de droite, qui considère que la liberté peut exister même en situation d'inégalité, et qui considère même que la liberté produit de l'inégalité. Pour Rousseau au contraire, la liberté ne peut pas produire d'inégalité, puisque les hommes ne sont libres qu'en situation d'égalité. S'ils usaient de leur liberté pour créer de l'inégalité, ils perdraient en même temps cette liberté.
Ainsi, pour Rousseau, un individu n'est libre que s'il n'est pas obligé de se vendre à un autre pour assurer sa subsistance. Le salariat est donc pour Rousseau non pas vraiment un obstacle, mais plutôt un signe que ni l'égalité ni la liberté n'existent. Cette déclaration peut surprendre, pourtant, elle va de soi. Car celui qui travaille pour les autres est forcé de faire ce que les autres lui demandent. Les marchands d'armes peuvent faire travailler les pacifistes, les abattoirs peuvent faire travailler les végétariens, les constructeurs automobiles peuvent faire travailler les écologistes. Ils suffit que ceux-ci aient besoin de manger, sans avoir de terre pour devenir de petits exploitants agricoles autonomes. Ainsi, à partir de simples inégalités de richesse, qui pourraient être anodines si elles avaient pour seule conséquence la beauté des maisons ou la marque des voitures, on aboutit à une situation de domination, dans laquelle une inégalité de richesse permet de supprimer la liberté des défavorisés, en les obligeant à se mettre au service du dominant.
La non domination me paraît donc être la définition de la liberté la plus précise, en même temps que le critère le plus pertinent pour juger les inégalités entre individus. Est libre celui qui n'a pas à subir la contrainte exercée par un autre. Et au lieu de ce célèbre principe rawlsien selon lequel une inégalité est justifiée si elle est à l'avantage du plus défavorisée, principe ridicule, puisqu'il autorise le plus riche à faire main basse sur toutes les richesses s'il accepte en contrepartie de donner une piécette au plus pauvre, on pourrait formuler le principe suivant : une inégalité n'est tolérable que si elle n'aboutit pas à une situation de domination de la part du plus favorisé sur le moins favorisé. Autrement dit, une inégalité n'est tolérable que si la liberté n'est pas entravée. Rien n'interdit de devenir très riche. Mais quand la richesse finit par garantir la domination sur tous les autres, l'inégalité a passé sa borne.
Cette solution rousseauiste accorde donc la primauté à la liberté, et c'est pourquoi elle a un air de loi anti-monopole : la liberté économique ne doit pas mener à s'abolir elle-même. Mais cette solution est aussi, pour cette même raison, très égalitaire. Car les patrons détiennent le monopole du travail, et c'est pourquoi il est exigé que l'on démantèle ce monopole, de façon que tout le monde puisse travailler à peu près où il le veut, dans les conditions qu'ils souhaite. Bref, il me semble que Rousseau défendrait aujourd'hui les coopératives de travailleurs, et autres structures démocratiques. 

Ayant présenté la solution de Rousseau, il me reste à parler de l'erreur que commettent ceux qui opposent liberté et égalité, au lieu de dire que l'égalité est une condition nécessaire de la liberté. Les partisans de gauche, d'abord, font manifestement une erreur de principe en plaçant l'égalité avant la liberté. On n'a que faire d'être inférieur aux autres, si ces autres ne nous entravent nullement dans nos projets personnels. Plus précisément, nous n'aimons guère être considérés comme inférieurs, mais ceci ne justifie aucune revendication politique. L'envie ne fait pas une politique. Donc, bien que chacun aimerait être supérieur aux autres, tant que l'infériorité n'aboutit pas à des situations de servitude et de domination, le politique n'a pas à intervenir.
L'erreur de la droite, qui privilégie la liberté, m'intéresse ici davantage. Elle donnera son sens à la citation en exergue. Pourquoi la droite croit-elle que la liberté aboutit à des situations d'inégalité? C'est parce que nous n'avons jamais vécu dans des régimes de pure liberté, et que même les libertariens, que l'on peut tenir pour des anarchistes de droite, ne défendent pas de tels régimes. En effet, comme le dit Rousseau, le plus fort ne le resterait jamais, il ne pourrait jamais conserver sa situation de domination, si le droit ne venait pas confirmer et maintenir cette situation. Si les hommes étaient toujours libres de faire ce qu'ils veulent, alors ils iraient librement se servir chez ceux qui se constituent des fortunes. Donc il n'y aurait aucune fortune, mais une grande égalité. Par contre, dès lors que la loi arrive, consacre la propriété privée, et qu'un gouvernement mobilise des policiers pour la faire respecter, alors les individus ont la possibilité de se livrer à des stratégies d'accumulation, jusqu'à arriver à des déséquilibres extrêmes. Autrement dit, ce que la droite oublie, c'est que ce n'est pas la liberté qui produit les inégalités, mais la loi. C'est la loi qui autorise l'accumulation du capital et la constitution d'empires financiers, au moment même où elle interdit le vol. Des hommes libres restent égaux. Et je ne parle pas d'un état de nature, mais simplement de cultures dans lesquelles le sens de la propriété n'existe quasiment pas, et où les biens acquis sont immédiatement partagés avec toute la communauté. Dans de telles communautés, règnent à la fois l'égalité et la liberté, pour la raison que la loi ne donne aucune légitimité aux revendications des propriétaires d'objets. 
La droite va donc critiquer ceux qui veulent utiliser la loi pour combattre les défauts que la loi a produits, par exemple ceux qui veulent instaurer des impôts, pour redistribuer les fortunes que la défense de la propriété privée produit nécessairement. La droite critique le caractère liberticide de telles lois. Mais c'est faire un mauvais procès, puisque toute loi vient de toute façon entraver quelque liberté, et que certaines lois donnent davantage de liberté qu'elles n'en suppriment. L'enjeu est donc plutôt de trouver l'ensemble de lois qui garantirait la plus grande liberté possible, donc le moins de domination possible. Car, bien entendu, mon but n'est pas de proposer la suppression de la propriété privée (soyons réaliste!), mais simplement de fixer, de manière générale, ce qu'est un régime politique juste.

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