vendredi 20 avril 2012

Structure de la lutte sociale

Mon propos, ici, s'inscrit dans le fil conducteur de mes quelques remarques sur la solidarité (Moralité et solidarité). J'avais dans ce post montré que la solidarité, qui est la défense des proches parce que ce sont des proches, est une motivation tout à fait légitime pour l'action, même si elle s'oppose fondamentalement aux exigences morales, qui elles, exigent de chacun l'impartialité, c'est-à-dire le fait de traiter les proches exactement comme ceux qui ne le sont pas.
Ma question à l'origine était la suivante : pourquoi les liens de solidarité paraissent-ils si faibles aujourd'hui, alors que les revendications qu'ils impliquent sont tout à fait justifiées? Pourquoi la lutte sociale semble-t-elle avoir largement perdu de sa force, au profit de stratégies individuelles de défense de ses intérêts? Je laisse aux sociologues et historiens la tâche de faire la description exacte de l'évolution des stratégies de mobilisation. Et je vais plutôt ici, chercher à déterminer les conditions structurelles d'apparition ou de disparition des liens sociaux générateurs de solidarité. Dans la famille, dans l'entreprise, dans l'administration, dans l'espace publique politique, il y a des conditions nécessaires à l'apparition de la solidarité. Et c'est probablement leur disparition qui explique que les liens de solidarité, aujourd'hui, tendent à disparaître. Je vais donc présenter ces conditions structurelles.

Tout d'abord, je voudrais distinguer deux types de luttes sociales. Il y a d'une part les luttes concernant deux camps situés à égalité, et qui cherchent à prendre le dessus sur l'autre camp. Parmi ces luttes, on trouve les matchs de sports collectifs, les débats entre factions politiques, les combats entre pays en guerre. Notons bien que ces camps n'ont peut-être pas la même force, et pour cette raison, l'un l'emportera sur l'autre. Néanmoins, les deux camps, au moins au départ, sont égaux, et le restent tant que la bataille a lieu. Seule la fin de la bataille, avec la victoire qui s'ensuit marque la supériorité d'un camp sur l'autre.
Le second type de lutte concerne la lutte entre un supérieur et un inférieur hiérarchique. Ce peut être la lutte des employés contre leur patron, la lutte d'une région contre l'état central, la lutte des enfants contre leurs parents. Dans tous ces cas, la situation initiale est une situation de différence hiérarchique, de sorte que les personnes ne luttent pas contre un groupe distinct et qui leur est égal, ils luttent contre le tout auquel ils appartiennent en tant que parties. J'expliquerai par la suite pourquoi il est important de ne prendre que des structures hiérarchiques à trois niveaux, ou plus. Les hiérarchies ne contenant que deux niveaux n'en sont pas vraiment, et sont simplement des conflits déséquilibrés entre égaux.

Prenons donc la lutte entre égaux. A quelle condition une solidarité au sein des groupes peut-elle apparaître? La réponse est assez simple. Les individus se sentiront appartenir à leur groupe, et avoir un lien de solidarité avec les autres, si, tout d'abord, il ne leur est pas possible de passer très facilement d'un groupe à un autre. Si les individus de pays en guerre peuvent changer de nationalité instantanément, ils se simplifieront l'existence en adoptant la nationalité du pays qui est en train de gagner la guerre. Personne ne veut bien sûr être dans le cas des perdants, donc les gens fuiront aussitôt qu'ils pensent connaître le camp des gagnants. Dans un tel cas, le sentiment d'appartenance à un groupe serait nul. Personne ne se battra pour défendre le sort des membres de son camp, s'il est libre d'en changer facilement. Plus précisément, on ne se bat pour son groupe que s'il est plus facile de faire avancer la cause de son groupe, que de changer de groupe. On dira donc qu'il est relativement difficile de changer de groupe, s'il est plus difficile de changer que de lutter pour son groupe. Un tel groupe est relativement fermé. Un groupe absolument fermé serait un groupe qui, comme une caste, interdirait totalement de changer de camp.
D'ailleurs, il y a de multiples raisons qui peuvent expliquer la difficulté de passer d'un groupe à l'autre. Ce peut être des raisons légales (les lois sur la nationalisation des immigrés), des raisons morales (nous pensons que la cause de notre pays est juste, nous aimons déjà quelqu'un et nous voulons rester avec lui, etc.), des raisons économiques (il faut payer pour changer de camp). 
Première condition : il n'y a solidarité avec les membres d'un groupe que si ce groupe est absolument ou relativement fermé.

Ensuite, la solidarité n'existe que si le destin d'un membre quelconque d'un groupe dépend du sort de tous les autres, et que ce membre ne peut pas améliorer plus facilement sa situation en défendant ses propres intérêts, plutôt qu'en défendant les intérêts de tout son groupe. Dans la lutte contre un autre camp, chacun espère bien sûr en tirer un avantage. Mais cet avantage peut souvent être de deux sortes : un avantage seulement personnel, ou bien un avantage personnel parce que collectif. Si l'avantage personnel est plus facile à obtenir que l'avantage collectif, pour un gain équivalent du point de vue de l'agent, alors l'agent choisira inévitablement l'avantage personnel. Dans ce cas, il va se désolidariser de son groupe, et agir de manière égoïste. Il y a des sportifs dont on dit qu'ils "jouent perso", c'est-à-dire qu'ils nuisent à leur équipe en gardant trop le ballon, mais en tirent un profit personnel parce qu'il est plus agréable de garder le ballon que de ne jamais le toucher, et parce que cela permet de montrer aux autres son talent. Le joueur personnel s'est donc désolidarisé de son équipe, parce qu'il est plus facile pour lui de s'illustrer, que de faire gagner son équipe. Si au contraire son gain personnel est maximal en jouant de manière collective, alors il est inévitable que la solidarité apparaîtra.
Pour rester sur des exemples sportifs, on peut exposer cette idée par la différence de comportement entre l'avant-centre et le milieu de terrain, au football. Un bon avant-centre est quelqu'un qui marque des buts. Donc, pour s'illustrer, il doit garder la balle de façon à marquer lui-même, et n'a pas du tout intérêt à la donner aux autres. L'avant-centre joue donc très souvent de manière personnelle. Par opposition, le milieu de terrain est quelqu'un qui doit être capable de faire circuler le ballon. Donc, on valorisera chez lui le fait qu'il fait marquer les autres, et il serait mal vu qu'il garde la balle pour essayer de marquer lui-même. On voit donc bien, sur cet exemple, comment les critères d'évaluation des joueurs déterminent leur niveau de solidarité. Il y a des joueurs qui ont un intérêt personnel à la solidarité, parce que le gain collectif, et d'autres qui n'en ont aucun.
Deuxième condition : il n'y a solidarité avec les membres d'un groupe que si le gain personnel à défendre le bien collectif est supérieur au gain personnel à défendre ses propres intérêts.

Prenons ensuite la lutte entre groupes de hiérarchie différente. Tout d'abord, il faut signaler que les deux premières conditions sont aussi valables ici. Si un individu peut gravir les échelons ou bien améliorer sa situation plus facilement qu'il n’améliorerait celle de tout son groupe, cet individu tendra à se désolidariser. Il faut donc toujours que les groupes soient relativement fermés et ne favorisent pas les tendance à jouer personnel.
Mais ce n'est pas tout. J'ai déjà précisé qu'il est important que les hiérarchies soient composées d'au moins trois niveaux. Il faut trois termes : la base, le sommet, et le palier intermédiaire. Dans une entreprise, on parlerait d'employés, du président, et des cadres. Mais on pourrait aussi parler des employés, du patron, et des clients, Les clients, ici, sont supérieurs au patron, puisque ce sont eux qui décident du sort de l'entreprise que ce patron dirige. Il y a donc bien un lien de subordination hiérarchique, même si les clients ne représentent pas une entité unifiée, et qu'ils ne donnent pas d'ordre au patron. 
Maintenant que l'on a trois termes, se pose la question des liens de solidarité, non seulement à l'intérieur des termes, mais aussi entre les différents termes. En effet, tant que l'on a deux termes, les deux termes sont nécessairement en conflit. Par contre, avec trois termes, il peut se créer des liens de solidarité entre deux termes, réunis contre le troisième. A quelle condition cette solidarité peut-elle apparaître? Et comment cette solidarité entre termes peut-elle avoir un effet sur la solidarité au sein des termes?
Ici aussi, la question de la convergence ou de la divergence des intérêts est centrale. En effet, ce qui caractérise le supérieur hiérarchique, c'est de pouvoir décider de la vie et de la mort sociale (j'entends par là le fait d'appartenir ou pas à un groupe) de ses subordonnés, et aussi le fait qu'il a un intérêt pour la vie de ses subordonnés. Tout supérieur veut le plus grand nombre d'hommes sous son commandement, et non pas la disparition ou l'amoindrissement de son équipe. Mais aussitôt que ce supérieur est lui-même soumis à des exigences lui venant de son propre supérieur hiérarchique, la situation devient compliquée. En effet, le sommet, à la différence du palier intermédiaire, n'a pas toujours intérêt au développement de la base. La base et le sommet ont souvent des intérêts divergents (je laisse de côté les cas où leurs intérêts sont convergents, car dans ce cas, il n'y aura aucune lutte entre eux). Mais le palier intermédiaire, lui, n'est pas libre de choisir un des deux camps, son supérieur lui demandera systématiquement de défendre ses intérêts, et pas ceux de la base. Le palier intermédiaire est donc dans une situation délicate : son supérieur lui demande d'affaiblir la base, et peut le récompenser pour cela, alors que lui-même aurait plutôt pour intérêt de développer sa base. Tel est le paradoxe du cadre : il veut une grande équipe, mais est récompensé par le directeur pour en avoir réduit la taille.
Si le palier intermédiaire cède aux exigences de son supérieur, il ne devient pas pour autant solidaire de son supérieur, parce que leurs intérêts continuent à être relativement divergents. L'entreprise est toujours ici un bon modèle : on a beau payer les cadres dirigeants avec des stock-option, qui leur permettent de s'enrichir à court terme en procédant à des licenciements, les cadres dirigeants ne voient jamais les licenciements d'un bon œil. Car cela remet toujours en cause leur propre fonction : un dirigeant doit diriger, et non pas supprimer ceux sur qui sa direction s'exerce. Par contre, en cédant aux exigences du sommet, il se désolidarise de sa base, qui sait dorénavant qu'elle ne peut plus compter sur lui pour la défendre. La base doit maintenant se battre contre le sommet et le palier intermédiaire, et ne peut plus compter sur ce palier intermédiaire pour amortir ou bloquer les exigences du sommet. Un cadre dont le salaire dépend essentiellement de la taille de son équipe a un intérêt à la défendre, et à lutter contre un éventuel plan de licenciement venant du sommet. Donc, il y a solidarité entre les employés et le cadre. Par contre, un cadre dont les revenus dépendent de son obéissance au sommet (c'est-à-dire des bénéfices de l'entreprise) n'a plus du tout intérêt à défendre son équipe (sachant que, à court terme, licencier des employés fait mécaniquement augmenter les bénéfices de l'entreprise).
Et que se passe-t-il au sein de la base, selon que le palier intermédiaire la défend ou pas? La base n'est véritablement solidaire entre elle que si le palier intermédiaire est solidaire avec elle. Car tant que le palier intermédiaire défend sa base, il défend toute sa base, prise comme un tout. Il va lutter pour qu'elle s'agrandisse, qu'elle se porte mieux. Bien sûr, il peut quand même tenter de favoriser individuellement certains individus, de façon à la diviser. Mais dès que la menace vient du sommet, le groupe va se souder derrière son palier intermédiaire. Ceci n'a rien de mystérieux. Deux membres d'une famille se disputent, mais font front commun dès qu'ils sont menacés par une famille extérieure ou par un autre groupe. Deux villes se disputent, mais se réunissent dès qu'elles sont attaquées par un groupe extérieur ou par l'Etat central. A chaque fois qu'une menace extérieure survient, le groupe fait taire ses conflits internes, et fait front commun. Mais ceci n'est possible que si l'extérieur ne dispose pas d'un moyen de faire diverger les intérêts au sein du groupe. Si l'Etat central promet une récompense pour avoir dénoncé un criminel, une famille pauvre risque de se diviser, et de dénoncer un de ses membres, au lieu de le protéger, comme on s'attendrait qu'elle le fasse. Donc, dès que la base n'est plus défendue par son sommet, les stratégies égoïstes réapparaissent. Puisque la base sera frappée, chacun tente d'échapper aux dommages qui lui sera infligée, sans se soucier des autre membres de son groupe, puisque personne ne dispose d'un moyen de défense collective.
Troisième condition : il n'y a solidarité avec les membres d'un groupe que si le supérieur hiérarchique de ce groupe a des intérêts convergents avec lui, et divergents d'avec le sommet.

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