mercredi 17 octobre 2012

Sur une expression : "partir dans son délire"

J'aimerais prendre appui sur une expression que l'on trouve le plus souvent dans la bouche de jeunes gens qui manquent de vocabulaire, mais qui, cette fois, me semble pleine d'intérêt. On dit d'une personne qu'elle part dans son délire lorsqu'elle se met à avoir des comportements absurdes, étranges, excessifs, à cause d'une situation de départ qui a provoqué ce "délire". Au commencement, le comportement de la personne est compréhensible, mais peu à peu, elle se met à faire des choses que son entourage ne comprend plus ou ne tolère plus. Untel est passionnée de jeux vidéo, et se met à raconter en long et en large toutes ses parties à son interlocuteur lassé qui voulait juste avoir une brève information. Tel autre se met à crier à tue-tête parce qu'il entend à la radio sa chanson préférée, dérangeant ses voisins, etc.
Or, cette expression ne s'applique pas qu'aux jeunes décérébrés. Je voudrais montrer qu'elle est le propre de toute activité scientifique, et plus généralement, de toute vie intérieure. L'origine de ce post est la lecture des textes de Iris Murdoch, réunis dans La souveraineté du bien. Celle-ci s'oppose à une lecture qu'elle juge caricaturale de Wittgenstein, selon laquelle la vie intérieure n'existerait pas, et que seul existerait ce qui est public, constatable par des personnes extérieures. Il y a en effet une lecture à tendance behavioriste de Wittgenstein, qui nie l'intériorité, ou bien, pour rester plus proche des idées de Wittgenstein, qui voit en elle un jeu de langage comme un autre, donc quelque chose de tout aussi public que le jeu de langage des choses du monde extérieur. Murdoch, elle, prétend que l'on peut accepter les critiques de Wittgenstein relatives à la fausse conception de l'intériorité (qui la voit comme peuplée d'entités individualisées qui circulent dans un esprit représenté comme une scène de théâtre), tout en conservant l'idée d'une vie intérieure. A mon humble avis, elle affirme ceci sans proposer d'argument convaincant. Je voudrais donc prendre le relais et proposer un argument montrant la possibilité d'une vie intérieure, dans un cadre conforme à la pensée de Wittgenstein.

L'argument est le suivant : avec Wittgenstein, j'admets qu'un discours n'a de sens que s'il est publiquement compréhensible, appropriable par autrui, donc qu'il suit des règles qui, si elles ne sont pas explicitement formulées, pourraient l'être. Ce que chacun dit dans un article scientifique doit pouvoir être mis à l'épreuve par n'importe qui des autres scientifiques disposant de l'équipement nécessaire. Si des phrases ou des formules mathématiques ne sont pas compréhensibles par potentiellement n'importe qui, elles n'ont pas de sens. De même, lorsque quelqu'un décrit ses états de conscience, ou la manière dont il voit le monde, il doit le faire en utilisant des concepts que plusieurs autres personnes maîtrisent aussi, et qui peuvent ainsi contrôler leur bon usage. Si quelqu'un se forgeait un concept qu'il est seul à maîtriser, alors il ne possèderait en réalité aucun concept. Je renvoie ici aux Recherches philosophiques : s'il suffit de croire manipuler correctement un concept pour bien le manipuler, alors n'importe quel usage est correct, ce qui revient à dire qu'aucun ne l'est, ou que ce concept n'a aucune règle d'usage. Un concept n'a de règle d'usage que s'il peut être utilisée de manière inappropriée, et ceci ne peut être attesté que par quelque chose d'extérieur à l'agent. Cette chose extérieure à l'agent est nécessairement une autre personne, qui seule pourra dire si, dans la situation donnée, l'usage est conforme.
Par contre, il doit nécessairement exister un certain délai entre l'usage d'un concept, et la confirmation par autrui. En effet, chaque fois que nous utilisons un concept, nous devons innover, au moins un peu. Le nouvel objet que nous voulons décrire n'est pas exactement le même que les précédents; la situation décrite n'est jamais la même que les précédentes, au moins parce que le temps a passé, que les personnes engagées dans la situation ne sont plus les mêmes, etc. Donc, quand nous utilisons un vieux concept pour un nouvel objet, il y a nécessairement un geste créatif, un acte d'imagination. Le plus souvent, cet acte est suffisamment facile pour que nous n'ayons pas l'impression de devenir des artistes ou des philosophes. Pourtant, cet exercice du jugement, du bon sens, est exigé à chaque fois. Nous nous en apercevons surtout lorsque les cas sont inhabituels. Il existe de l'or qui est blanc plutôt que jaune. Nul doute que cela a dû demander un peu d'effort conceptuel pour désigner cet or blanc du nom d'or, à une époque où le concept d'or incluait sa couleur. Or, après l'acte créatif de jugement, il nous faut vérifier qu'autrui adhère à notre choix, qu'il le trouve raisonnable. Seul autrui peut nous confirmer que notre usage n'est pas déviant, et que nous gardons une continuité dans l'usage du concept. Certes, nous pouvons lui communiquer le critère qui nous a guidé (se fier à des propriétés chimiques, et non pas à la couleur apparente, pour l'or), mais ces critères doivent aussi recevoir un sens en fonction de la situation à tester, ce qui nous menace d'une régression à l'infini. Il faut donc, puisque nous ne pouvons pas compter sur notre capacité instinctive à bien juger, vérifier auprès des autres que notre propos a un sens.
Ainsi, partir dans son délire, c'est proposer de nouveaux concepts, ou bien redéfinir les concepts existants, ou bien proposer de nouvelles théories, en se fiant simplement à sa capacité à raisonner juste. Dans de tels moments, les autres ne nous suivent pas immédiatement. Soit ils jugent que ce que nous disons est fou, sans le moindre sens; soit au contraire ils adhèrent à ce que nous disons, et notre discours, de privé, devient public. Le dénommé délire des jeunes correspond en fait exactement à la notion de vie intérieure. Notre vie intérieure est ce que les autres n'ont pas encore, ou bien refusent de rationaliser, de comprendre, de partager. Nous pensons quelque chose, nous sommes seuls à le penser. Nous avons alors une vie intérieure; ou bien nous avons rédigé un article encore non publié. Nous n'arrivons pas vraiment à dire si ce que nous affirmons a un sens, et s'il a une importance. Simplement, nous croyons à ce que nous pensons, nous avons confiance en nous. Mais cette croyance n'est pas une preuve, et demande donc d'être confirmée par les autres. S'ils nous comprennent, alors notre pensée cesse d'être intérieure, et devient publique, partagée, commune. 
Ainsi, Wittgenstein doit admettre l'existence d'une vie intérieure, pour la raison qu'il faut des personnes pour innover dans l'usage des concepts, et que ces innovations partent nécessairement d'initiatives individuelles. Tout part de la vie intérieure, et finit dans la vie extérieure publique. Nier la vie intérieure, ce serait nier les commencements, donc l'existence de toutes choses. Avant d'être confirmé par les autres, il faut être. 

Ainsi, au sens philosophique, le délire est un espace d'essai, un lieu dans lequel on peut imaginer des rapprochements originaux, des comparaisons audacieuses, des métaphores vives. C'est donc à la fois le lieu de la production scientifique, qui consiste avant tout à produire des paradigmes, donc des manières de voir, celui de la production artistique, et celui de la compréhension humaine en général, qui consiste à adopter le regard le plus juste et bienveillant sur les situations. Et en effet, on part dans son délire, puisque ce départ nous éloigne des autres, en espérant bien sûr que cet éloignement soit temporaire, et que les autres finissent par nous rejoindre. La vie intérieure est ce moment de tension dans lequel nous échappons des filets de sécurité rassurants, et où nous osons une avancée sans protection.

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