mercredi 31 octobre 2012

Y a-t-il vraiment des actes gratuits?

On peut établir deux sortes d'actions gratuites, désintéressées. Dans la première catégorie, nous sommes anonymes, et nous savons pertinemment que cette action ne nous rapportera jamais rien. Quand nous donnons une pièce à un mendiant, il est totalement improbable que celui-ci puisse un jour nous rendre la pareille. Quand nous publions sans nom d'auteur un texte qui apporte une contribution importante à la culture, nous savons aussi que nous n'en tirerons aucune gloire de notre vivant, et peut-être pas non plus après notre mort. On peut donc ranger ces actions dans les actes gratuits, mais elles sont rares, et assez peu intéressantes, justement à cause de leur rareté.
Dans la seconde catégorie, on trouve des actions bien plus courantes, dans lesquelles la personne qui bénéficie de notre générosité nous connaît personnellement. Il arrive que nous offrions un cadeau à un ami qui fête son anniversaire, que nous passions un peu de temps à aider un collègue de travail à sa tâche, etc. Ce genre de situations est très fréquent et très varié. De telles actions ne nous rapportent rien, ou bien quelque chose que nous ne cherchons pas du tout. Celui qui offre un cadeau en recevra peut-être un à son tour, mais son intention n'était pas du tout de recevoir quelque chose en retour, et bien souvent, le cadeau est mal choisi et ne lui servira à rien. De même, en aidant un collègue de travail, nous n'en tirons aucun bénéfice si cette personne n'est pas susceptible de nous aider à son tour, et si nous ne pouvons pas faire valoir cette aide pour demander une promotion dans l'entreprise. Donc, c'est la gratuité qui ressort, au moins à première vue, de telles actions. Nous aidons quelqu'un alors que nous n'exigeons rien d'elle en retour. En même temps, les adeptes du soupçon feront remarquer que, puisque nous connaissons personnellement celui que nous aidons, alors nous gagnons une sorte de pouvoir sur lui. Cette personne se sent désormais notre obligée, elle a contracté une dette envers nous. Même si le remboursement de cette dette n'est que morale (sous forme d'un sentiment de reconnaissance, de gratitude), il y a quand même une forme d'échange, le geste n'est pas gratuit. Rendre une personne plus bienveillante à notre égard est quelque chose qui peut toujours être utile.
Telle est donc le problème que je voudrais examiner ici : il y a quantité de gestes, petits ou grands, que nous faisons pour les autres sans attendre d'eux une contrepartie; la gratuité semble donc exister; en même temps, agir gratuitement auprès des autres rapporte toujours quelque chose, que ce soit de l'amour, un sentiment de dette, la reconnaissance du mérite de notre personne. Y a-t-il de véritables actes gratuits, qui n'appellent aucun acte en retour, ou bien sommes-nous toujours dans des relations d'échange, de transaction, de sorte que l'acte le plus généreux n'est qu'une version particulière du commerce des biens, dans laquelle la gratitude et le sentiment de la dette servent à rembourser une personne pour sa générosité? 

On doit cette lecture soupçonneuse du don à Pierre Bourdieu, qui, dans Le sens pratique, explique que donner aux autres est un moyen d'acquérir du pouvoir personnel sur ceux qui acceptent ces dons. Le don est un exemple de conversion du capital économique en capital symbolique, ou en pouvoir politique. Puisque l'on dispose ou bien de temps, ou bien d'argent, on donne ce temps ou cet argent aux autres, en vue d'obtenir d'eux cette gratitude, ce sentiment de reconnaissance, qui permet ensuite de demander ce que l'on veut à ces personnes. Il ne s'agit donc pas d'un don généreux, puisque le don généreux supposerait que l'on n'attende rien en retour, mais bien d'un échange de temps ou d'argent contre du pouvoir personnel. Ce type de transaction a lieu assez couramment. Lorsqu'un riche industriel prête son bateau à un homme politique, ce qui d'ailleurs est à la limite de la corruption, il convertit sa richesse en pouvoir sur une personne, et donc, assez directement, en pouvoir politique. Lorsqu'un mari offre un magnifique bijou à sa femme, il ne le fait pas seulement pour le plaisir de celle-ci mais aussi pour solidifier voire sauver son couple, donc pour empêcher sa femme de partir. Dans ces deux cas, l'argent sert à s'assurer un pouvoir sur autrui, donc le don n'en est pas vraiment un, mais est un échange, puisque l'autre doit en retour donner ce qu'on attend de lui, à savoir du pouvoir politique, ou de l'amour.
Cette lecture cynique du don, qui pense démasquer les véritables intentions du don derrière la fausse conscience des agents (Bourdieu insiste bien sur le fait que les personnes ne sont pas forcément conscientes des ruses qu'elles emploient pour arriver à leurs fins), me paraît insatisfaisante. Je n'ai pas l'intention d'en prendre le contrepied, et de prétendre que les hommes sont altruistes, bienveillants, et capables de donner sans rien attendre en retour. La psychologie humaine n'est pas mon sujet ici. Je dirais seulement que, de La Rochefoucauld à Bourdieu, tous ceux qui ont voulu pointer la noirceur de l'homme et son égoïsme ont dû avoir recours à l'inconscient (sous différentes formes). Je ne prétend pas que cela constitue une objection, mais seulement que l'hypothèse de l'égoïsme universel ne peut être soutenu que si l'on est prêt à admettre des causes occultes. Si l'on s'en tient à ce que croient les agents de bonne foi, les actions gratuites sont possibles, et ont même lieu fréquemment.
Mon objection est plutôt la suivante : en niant l'existence du don, et en montrant que tout transfert est un échange intéressé, qui exige une contrepartie, ou bien matérielle, ou bien morale, on confond des choses qui n'ont fondamentalement rien à voir. Qu'est-ce qu'un échange? C'est un transfert mutuel de biens entre deux personnes, dans lequel chaque transfert est la contrepartie exigible de l'autre. Mais cette définition, quoique formellement correcte, néglige un aspect capital, à savoir l'existence d'un tiers, qui garantit et éventuellement punit les personnes qui ne respectent pas les termes du contrat. Ce tiers est nécessaire pour faire reconnaître la validité du contrat, et pour le faire appliquer. Autrement dit, c'est aussi bien vis-à-vis de l'autre contractant que vis-à-vis du tiers que chacun s'engage. En échangeant, chacun reconnaît en même temps que l'autre contractant est autorisé à faire appel à un tiers pour obtenir l'exécution du contrat. Alors que si ce tiers n'existait pas, l'échange ne pourrait pas avoir lieu. Ayant donné un bien à quelqu'un, celui-ci pourrait aussitôt contester avoir reçu quoi que ce soit, et donc refuser de donner de l'argent en retour. La parole de l'un serait donc opposée à celle de l'autre, sans que la situation puisse se résoudre. Personne n'échangerait, si nous n'avions pas une garantie sociale d'être payé en retour; il y aurait trop de risque de ne jamais l'être, puisque nous dépendrions entièrement de la bienveillance de l'autre contractant. Et à ceux qui envisagent que nous puissions l'attaquer pour prendre notre dû par la force, je dirais simplement ceci : puisque nous avons la puissance pour récupérer notre dû par la force, alors pourquoi ne pas avoir attaqué plus tôt? Bref, tant que le tiers n'existe pas, je conçois bien des rapports de prédation, mais certainement pas des échanges. L'échange suppose une instance extérieure qui en garantit la bonne exécution.
Or, voilà ce qui n'existe pas dans le don : une institution qui reconnaîtrait sa validité. Aucun tiers ne vérifie que notre coup de main à un ami sera converti en estime ou en gratitude. Personne ne s'assure que notre cadeau somptueux à notre époux sera récompensé par un amour éternel. La relation de don, l'acte gratuit, ne se joue qu'entre celui qui donne, et celui qui reçoit. Si celui qui reçoit fait comme si rien ne s'était passé, le donneur n'aura aucun recours, aucune institution ne pourrait faire valoir ses droits. Il est entièrement à la merci de celui à qui il a donné. Un politique cynique pourrait donc profiter du bateau de son ami milliardaire, puis juste après lancer une mesure de taxation des grandes fortunes. Une femme habile et vénale pourrait bien attendre de recevoir un beau bijou, puis juste après abandonner son mari. Dans ces deux cas, les recours sont impossibles, justement parce qu'il n'y a aucun tiers, et que tout se joue entre les deux personnes. La gratitude, l'amour, la reconnaissance sont donc des biens fondamentalement distincts de l'argent, des marchandises, et de tout ce qui peut s'échanger par contrat. Car ces choses-là ne font l'objet d'aucun contrat, ne sont pas susceptibles d'être contrôlées par des tiers. Par conséquent, le don réciproque de gratitude est bien un don, exactement au même titre que le premier acte qui explique cette gratitude. En acceptant de donner son amour ou sa gratitude, on fait un acte qui n'est pas exigé de nous, dont on pourrait très bien s'abstenir, et même, dont nous aurions intérêt à nous abstenir. Car mieux vaut être libre plutôt qu'être l'obligé d'un autre. Ainsi, bien que le don trouve souvent sa contrepartie dans la gratitude, cette contrepartie est elle-même un don, et ne peut pas être contractualisée, contrôlée par une tierce institution.

Ainsi, indépendamment de toute considération psychologique, on peut conclure qu'il existe bien évidemment des actes gratuits. Chaque fois que nous nous engageons dans des relations personnelles avec les autres, et que ces relations ne sont pas garanties par un tiers, alors nous donnons, nous agissons gratuitement. Car tout ce que nous faisons pour l'autre peut l'être en pure perte, puisque cet autre garde la possibilité de ne rien rendre. Nous sommes généreux alors que rien ne nous oblige, à la fois lorsque nous donnons du temps ou des biens, et lorsque nous accordons notre gratitude ou notre amitié en retour. Surtout, la lecture cynique achoppe sur ce dernier point. Car il n'y a définitivement rien à gagner à être reconnaissant (si ce n'est de l'amitié et de l'amour, mais justement, il n'y a rien à gagner à l'amitié et à l'amour!). Il y a donc dans les comportements humains une part irréductible de gratuité.
D'ailleurs, ceci n'exclut pas pas les explications rationnelles de la gratitude. Si personne ne la donnait, ou bien si on la concédait de manière très aléatoire, alors personne n'aurait intérêt à donner. Donc, il n'y aurait pas de don du tout. Et puisque les dons sont globalement bénéfiques (ils rapportent beaucoup à celui qui reçoit, et coûtent peu au donneur), alors tous seraient perdants. Il y a donc une rationalité à la gratitude, puisque son existence produit la meilleur configuration possible, et qu'elle est une condition nécessaire de cette configuration. Mais sa rationalité n'empêche pas son caractère gratuit et altruiste, puisque, individuellement, chacun aurait intérêt à s'exempter d'en donner, tout comme dans le célèbre dilemme du prisonnier, la meilleure stratégie collective n'est pas la meilleure stratégie individuelle.

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