vendredi 12 octobre 2012

Que faire des ennemis de la liberté?

Quelle peut être la réponse libérale aux opposants au libéralisme? Celui-ci doit-il se défendre contre ses opposants, par la promotion active de ses valeurs? Ou bien doit-il au contraire entièrement laisser faire les individus et les communautés comme ils l'entendent. Dans des posts précédents, j'ai déjà soutenu le second terme de l'alternative. Ma réponse ne variera pas ici. Mais je voudrais reprendre la question d'un nouveau point de vue.

Les problèmes de départ sont les suivants, dans le désordre, et sans souci d'exhaustivité :
- des jeunes femmes qui se promènent dans la rue en tenue légère mais décente sont l'objet de sollicitations incessantes, qui varient de l'invitation courtoise aux propos franchement vulgaires voire injurieux.
- des personnes homosexuelles sont l'objet de railleries, ou même d'agressions de la part de ceux dont l'orientation sexuelle est plus courante.
- des populations étrangères voulant s'installer sur le territoire (les dits "gens du voyage") sont soumises à des pressions de l’administration et des riverains en vue de les faire partir.
- d'autres types de populations étrangères, présentes de manière plus durable, font l'objet de brimades et de discrimination, soit au nom de leurs coutumes, soit parce qu'ils prendraient la place des travailleurs nationaux.
- certaines personnes voulant exprimer des opinions critiques vis-à-vis des opinions d'autres groupes se retrouvent menacés par ceux-ci.
Le point commun de tous ces exemples réside dans le fait qu'à chaque fois, une liberté formelle ne peut pas être exercée, parce qu'une partie de la société s'oppose à son exercice. On perd la liberté de se déplacer où l'on veut dans la tenue que l'on veut si des hommes traitent de manière injurieuse les femmes qui passent à leur portée. On perd le droit de choisir son orientation sexuelle si les autres nous rendent la vie impossible à cause de ce choix (je n'entre pas dans le débat de savoir s'il s'agit d'un choix à proprement parler). On perd le droit de travailler si la société fait barrage à la recherche d'emploi à cause d'un patronyme ou d'une apparence physique. On perd le droit de s'exprimer si le faire expose à des menaces physiques.

Ces problèmes sont vraiment intéressants, parce que nous n'avons pas l'habitude intellectuelle de les traiter. Généralement, c'est le pouvoir central qui est trop dur, et qui refuse les droits aux individus. Les individus doivent donc se révolter pour faire reconnaître ces droits par le pouvoir. Il y a quantité d'exemples de luttes politiques pour acquérir une nouvelle liberté, que le pouvoir n'accordait pas jusque là. Aujourd'hui, c'est le combat pour le droit des homosexuels à se marier et à adopter qui est mené. Il s'agit bien d'un combat politique : la loi interdit quelque chose, et nous voudrions (ou pas) la changer. 
Mais tout différent est le combat des politiques contre la société. La situation est inversée : la société ne réclame pas des droits contre l’État; c'est au contraire l’État qui veut faire appliquer des droits contre une société qui rechigne à les reconnaître. C'est par exemple ce qui se passe avec les homosexuels, qui ont légalement le droit de l'être, mais que la société a bien de la peine à accepter. Par conséquent, soit l’État ne fait rien, et dans ce cas on l'accusera de ne défendre que des libertés formelles, sans les rendre réelles, praticables, soit l’État intervient pour rendre réelles ces libertés, mais il devra pour cela être prêt à punir certains comportements qui ne sont pas vraiment criminels. Car exprimer sa haine des homosexuels, ou prononcer un mot grossier lorsque l'on voit une fille se promener en mini-jupe sont des propos qui sont à la limite de la liberté d'expression. Le fait de considérer que de tels propos sont délictueux est une véritable décision, et pas quelque chose qui irait de soi. Ainsi, il semble que la plupart des combats aujourd'hui opposent un pouvoir politique libéral, bourgeois, cultivé, et une société populaire, conservatrice.
Je veux dire que l’État reconnaît prétendument à la société la liberté la plus complète au sujet des croyances philosophiques, religieuses, morales, etc. Et pourtant, il y a bien des conceptions morales qui sont en réalité prises en chasse par l’État. Une religion qui soutiendrait l'infériorité et la soumission des femmes serait inquiétée. Une conception morale dans laquelle le fait d'être efféminé, pour un homme, est un grave défaut, serait aussi inquiétée. A la limite, une communauté qui ferait preuve de mépris et insulterait une autre communauté serait elle aussi inquiétée, probablement poursuivie. Il y a donc des convictions délictueuses, dès lors qu'elles empêchent le plein exercice d'un droit reconnu par l’État. L’État reconnaît de multiples droits aux individus, et il leur reconnaît aussi le droit d'avoir des opinions. Pourtant, ce droit d'avoir des opinions est sans cesse contredit par les autres droits que nous avons par ailleurs. Plus les droits deviennent réels, plus la liberté d'opinion devient formelle. Plus la liberté d'opinion est réelle, plus les autres droits deviennent formels. 

Quelle conclusion tirer de tout ceci? Qu'un régime ne peut jamais être libéral au sens usuel (c'est-à-dire pas au mien, cf. mes posts sur la gauche et la droite). S'il accorde des droits, alors il sera en même temps obligé de défendre certaines valeurs contre la société, société qui pourrait faire obstacle à l'usage de ces droits. En proclamant le droit au travail, l’État se retrouve contraint de lutter contre la discrimination à l'embauche, donc contre le racisme. En proclamant le droit à la mini-jupe, l’État s'engage à lutter contre le sexisme, le machisme. Et ce faisant, l’État n'est plus du tout libéral, puisqu'il défend justement des valeurs. 
Et bien évidemment, l’État ne peut pas renoncer à accorder des droits. Comme tout le monde, j'attends de l'Etat qu'il reconnaisse mon droit à la vie et à l'intégrité physique (les autres ont le devoir de ne pas me tuer ni m'agresser), à la liberté de circulation (les autres n'ont pas le droit de m'enfermer), à la propriété (les autres n'ont pas le droit de me voler), etc.
La solution est donc la suivante : l'Etat ne peut accorder que ce que la société est prête à concéder. Autrement dit, un État peut bien être libéral si sa société l'est aussi. Par contre, il ne peut pas être libéral contre sa société. C'est une contradiction dans les termes : s'il doit imposer de nouvelles conceptions à sa société, alors un régime n'est tout simplement pas libéral mais totalitaire.  Le libéralisme véritable ne fait donc pas la chasse aux valeurs conservatrices et populaires. Si elles existent, il ne peut qu'en reconnaître la présence, et ne pas accorder de droits qui s'opposeraient à elles. On retrouve ce que je disais par ailleurs. Un Etat qui promeut des droits est au fond de tendance individualiste, il défend des valeurs substantielles. Alors qu'un Etat vraiment libéral ne fait que donner de la force aux valeurs de sa société, en lui donnant un arsenal administratif et pénal pour les faire respecter, sans chercher à les influencer. 

Si une société est ennemie de la liberté, le vrai libéralisme consiste à lui donner les moyens de l'être. Que l'on souhaite vivre dans une société qui aime la liberté est un autre problème.


4 commentaires:

  1. Mais si une injure, à caractère sexiste ou homophobe est punie par la loi - et pas seulement dans les publications !
    Le problème est (1) la nature de la politique pénale : parmi tous les délits et les crimes, quels sont ceux que le parquet (partant, les forces de police) visent en priorité ? (2) la difficulté de la preuve (c'est matériellement difficile de prouver qu'on a été victime d'injure, il faut des témoins).

    En plus, ta conclusion est fausse : les normes sociales ne dictent pas la nature de la loi. Souvent, l'Etat légifère contre l'opinion publique (par exemple l'IVG, la peine de mort, à un moindre degré la sévérité du code de la route, etc.). On attend justement de la représentation nationale une sagesse que l'on attend pas de son voisin ou de sa classe sociale.

    " ce droit d'avoir des opinions est sans cesse contredit par les autres droits que nous avons par ailleurs." C'est faux : il n'y a pas de droit absolu : par exemple, on est libre de dire ce qu'on veut, sous réserve de respecter les autres droits, notamment la diffamation, l'appel à la haine etc. N'importe quel énoncé du code pénal précise les limites du droit qu'il introduit. Il n'y a pas de concurrence des droits.

    A mon avis, tu traites le problème dans le mauvais sens : je ne sais pas si ça a un sens de dire que "la société" est ennemie de la liberté (certaines, peut-être, et encore, ça reste à prouver). Mais il y a des individus qui sont ennemis de la liberté : que faire à leur égard ? Faut-il appliquer la sentence de Saint Just (je pensais que tu allais ça en lisant ton titre, j'avoue que j'ai été déçu) qui, pour séduisante qu'elle soit, est justement totalitaire (la question est de savoir en quoi elle l'est).

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    1. Merci beaucoup pour ces remarques.

      Je n'ai pas nié que dans notre pays les insultes soient punies par la loi. J'ai juste dit qu'avoir décidé de les punir est un geste tout à fait remarquable.
      Sur l'opposition du droit d'expression et des autres droits, tu te contredis toi-même : tu soutiens que les droits ne sont pas en concurrence, tout en affirmant qu'aucun droit n'est absolu, donc que chaque droit est limité par les autres. La limitation réciproque de droits me semble être justement une concurrence. Moi, je n'ai fait que pointer le fait qu'il y a un droit en particulier, le droit d'expression, qui est tout particulièrement limité par la multiplication des autres droits.

      Maintenant, allons au fond du problème. Tes paragraphes 2 et 4 ne me semblent pas aller dans le même sens. Je rejette absolument le 2. Il n'y a aucune expertise pour la manière de vivre, c'est-à-dire personne qui puisse revendiquer une autorité auprès des autres. Personne ne sait mieux que les autres ce qui est moralement bon. Donc, si certains veulent individuellement se donner des modèles, ils en ont le droit, mais on ne peut jamais les imposer politiquement (ce qui implique de les imposer à la minorité qui ne les veut pas). Note : je n'ai rien contre l'obéissance, mais j'obéis à la loi parce que c'est la loi, pas parce qu'elle s'est attribuée à elle-même des titres de vertu.
      Je suis d'accord avec ton paragraphe 4. Même si l’État n'a pas à s'opposer aux mœurs, mais à les suivre, il doit évidemment isoler au sein de la société des individus qui n'en respectent pas les règles, et les punir. Autrement dit, l’État ne peut sanctionner que ceux qui dévient des mœurs, mais n'a pas à lutter contre les mœurs elles-mêmes.

      Je traite le problème dans le bon sens, et tes exemples le montrent bien. Que se serait-il passé si, après l'autorisation de l'IVG, tous les médecins avaient refusé de pratiquer l'opération? Aurait-il fallu les mettre en prison sous prétexte que la mentalité "pro-life" fait obstacle au droit de chaque femme à l'IVG? Évidemment non. Le législateur aurait tout simplement dû attendre un changement de mentalité avant de voter l'autorisation.
      Oui, je sais, on a toujours envie d'utiliser l’État pour faire passer par la force ses nobles convictions. Cela me semble pourtant inacceptable.

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  2. Mais les médecins peuvent ne pas pratiquer d'IVG : leur droit est reconnu (clause conscience) - en revanche, il arrive qu'on mente aux patientes pour qu'elles fassent pas d'IVG, ce qui est puni par la loi. La loi rend possible l'IVG, il y a un pas à franchir pour la rendre accessible à toutes (ça c'est du ressort des politiques publiques).
    Donc, je maintiens, il n'est pas rare que l'Etat légifère contre l'opinion publique (mes exemples ne sont pas contredits), sans que celle-ci ne s'en émeuve - on peut trouver ça "inacceptable", c'est un fait.

    Il n'y a pas de concurrence des droits parce que chaque droit précise, dans son énoncé, ses propres limites. La concurrence suppose un champ libre qui départage des concurrents isolés, en fonction d'une norme qui s'imposent à eux - ce qui n'est pas le cas en régime pénal : comment est-ce qu'on pourrait départager des droits ?

    Ton problème est que tu prends des cas-limites (qui ne sont même pas des droits), qui n'ont de validité que locale : la mini-jupe n'est pas un danger pour qui la porte sauf dans quelques lieux - et encore : donne des droits justement, il n'y a pas de droit "à porter ce qu'on veut", mais à l'intégrité physique ou des choses de ce genre. Trouve-moi un exemple de droit (un vrai droit) invalide à l'échelle d'un territoire (où la souveraineté, qui réalise le droit, s'incline devant les moeurs). C'est le climat crée par certaines moeurs (et certaines communautés) qui rend l'exercice de certains droits délicats (mais pas du tout impossible, Nasser se moquait en pleine assemblée des islamistes qui prétendaient imposer le voile aux femmes). Fort heureusement, l'Etat moderne se caractère par une pluralité de communautés : si on est homo et qu'on le vit mal, on peut déménager et aller vivre ailleurs (ce qui se fait souvent).

    C'est quand même très abstrait : "la société est ennemie de la liberté" (on peut penser à des sociétés exotiques, mais encore, c'est tellement condescendant), "l’État n'a pas à s'opposer aux mœurs, mais à les suivre" (qu'est-ce que ça veut dire ? D'où vient cette science des moeurs et la prétendue unité qui la définirait ? Comment sait-on si les moeurs ont changé ou non ?).

    Et puis l'Etat se fiche de la morale : tu n'es pas mis en examen pour conduite immorale (c'est fini ça ! maintenant le droit est précis : il dit l'objet du délit). Les comportements "suspects" le sont à l'égard de la loi (donc d'une caractérisation matérielle d'un délit ou d'un crime, ce qui n'est pas le cas de la morale).

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    1. Désolé de la réponse à la Rousseau, mais je me fiche des faits. Mon objet est de formuler un système politique cohérent, pas de faire le relevé empirique de toutes les incohérences du réel.
      Du coup, je serais tenté de rejeter en bloc tous tes propos. Si l'homophobie est tolérée, alors il faut prévoir le cas où tout le territoire l'est; donc on ne résoudra pas le problème en demandant à l'homosexuel de déménager. Même chose pour le droit de rétractation du médecin : s'il a ce droit, il faut prévoir le cas où tous les médecins l'utilisent, ce qui rend caduque le droit à l'avortement.

      Il n'y a rien de condescendant à dire que la société n'aime guère la liberté. Ce n'est qu'une autre manière de dire qu'elle a des moeurs, des règles de vie. Durkheim aussi disait que les phénomènes sociaux se définissent par leur caractère de contrainte.
      Quant à la science des moeurs, ce sont justement les sciences sociales. Elles sont difficiles, c'est pourquoi les politiques ont besoin des sociologues, des économistes, des démographes pour les éclairer un peu.

      Et je vais finir ma réponse comme elle a commencé, avec du Rousseau : qui sépare la politique de la morale ne comprend rien, ni à l'une, ni à l'autre.

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