lundi 24 décembre 2012

Pourquoi la philosophie devrait toujours être révolutionnaire.

Je voudrais ici limiter mon interrogation au domaine de la pratique, et ne pas envisager les questions seulement théoriques (à supposer qu'une question puisse vraiment être "seulement théorique"). En effet, en matière théorique, la manière dont les théories évoluent est une question spécifique, particulièrement étudiée par les philosophes des sciences (cf. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, et toutes les discussions qui ont suivi). Par domaine pratique, j'entends tout ce qui concerne la morale, l'action technique, et la politique, à savoir les disciplines qui étudient les bons choix en matière individuelle et collective. Ma question est la suivante : quel peut être l'effet de la philosophie sur la morale, la technique, et la politique, à supposer qu'elle en ait un?

Cet effet peut être compris à partir de la manière dont on mène une discussion pratique. Une discussion pratique est une situation dans laquelle différentes personnes ont un doute sur la manière dont ils doivent agir, et se concertent donc avec les autres en vue d'écouter leusr avis, ou bien de les persuader d'agir tel qu'ils l'entendent. Dans nos démocraties, la discussion est ritualisée de sorte que, avant toute élection, chaque homme politique présente son projet général pour une ville, une région ou un pays, en cherchant à persuader les électeur de voter pour lui, parce que ses solutions sont censées être les meilleures. En matière morale, la discussion existe, mais pas toujours où on l'attend. La plupart du temps, c'est l'individu lui-même qui doit mener une discussion avec lui-même, en envisageant lui-même les différentes possibilités, et en les évaluant selon ce qu'il a appris auprès de multiples sources (le milieu familial, le milieu social, l’Église, la fiction, etc.). Il est assez rare qu'une discussion morale soit publique, et quand c'est le cas, elle est plus souvent l'occasion de déchaîner les basses passions plutôt que de faire avancer la question posée. Ceci arrive souvent pour la vie des célébrités, dont on commente les frasques de manière assez vulgaire. 
Pour mener à bien une discussion pratique, il y a deux manières différentes, l'une que l'on dira conservatrice, l'autre révolutionnaire. La méthode conservatrice consiste à ne pas soulever de problèmes théoriques importants, et à proposer un ajustement à la situation aussi direct que possible. Autrement dit, la méthode conservatrice vise à minimiser la dépense d'énergie intellectuelle, et à proposer une solution qui soit le plus proche possible de la conduite que l'on tenait jusque là, et qui présente des limites. Un conservateur, typiquement, réagira à un problème qui se pose à lui sans changer de type de comportement, mais en changeant l'intensité de l'effort. Un élève qui réussit mal à l'école ne va pas changer ses méthodes de travail, mais il va redoubler d'effort. Une politique qui ne produit pas de résultat ne sera pas abandonnée, mais on lui donnera davantage d'argent en vue de lui permettre de réussir. On pourrait multiplier les exemples de cette attitude. Je trace ici un portrait extrême. Bien entendu, assez peu de personnes s'obstinent jusqu'à la mort dans une voie qui ne marche pas. Mais il s'agit pourtant d'un type de comportement bien identifié, qui ne cherche pas à réviser des comportements, sauf si cela semble absolument nécessaire. Et surtout, ce ressenti de la nécessité du changement est presque davantage d'ordre affectif que théorique.Un élève sent bien qu'il s'y prend mal pour apprendre par cœur sa leçon. Un politique sent bien que ce n'est pas en augmentant les aides aux chômeurs que l'on va donner envie aux gens de trouver un travail. Ces raisonnements ne sont pas théoriques, ils ne sont jamais appuyés sur des travaux scientifiques, ils ne sont d'ailleurs même pas toujours vrais, mais, parce qu'ils sont liés de manière affective au problème qui se pose, alors ils sont les premiers affectés en cas de volonté de changement.
Il existe ensuite une deuxième méthode de changement. C'est la méthode révolutionnaire. Elle consiste à changer les choses de manière massive, radicale. Or, sauf à agir de manière absurde et dangereuse, une telle méthode implique un niveau de réflexivité élevé. On ne peut pas tout détruire et reconstruire à partir de rien, sans s'être assuré que les nouvelles choses seront meilleures que les anciennes. Pour cela, il faut donc avoir parfaitement conscience de sa situation actuelle, et aussi être capable d'imaginer parfaitement une situation possible, qu'il faudra ensuite réaliser. En effet, les changements effectués étant moins directement liés aux problèmes qui se posent, il faut avoir pensé à tous les points intermédiaires, qui relient les changements fondamentaux effectués aux problèmes en question, et avoir conclu que l'on peut vraiment agir sur ceux-ci à partir de lointains changements. Une telle méthode ne peut plus être affective. Car les méthodes affectives, y compris les heuristiques (des raisonnements intuitifs qui sont utilisés alors qu'ils sont formellement incorrects, parce qu'ils fonctionnent bien dans la pratique), ne peuvent pas nous aider sur des problèmes subtils et originaux. Ils ne sont des guides fiables que sur les petits problèmes pratiques, qui se présentent de manière régulière, ou qui du moins ne s'éloignent pas trop des cas usuels. Cette méthode est nécessairement intellectuelle, parce que l'intelligence a beaucoup plus de plasticité que nos autres facultés. Je voudrais montrer que cette méthode est philosophique, mais aussi que toute philosophie tend à être révolutionnaire.

Que fait la philosophie face à un problème? Elle cherche à en analyser les données. L'analyse consiste à séparer ce qui doit l'être, mais aussi rapprocher (identifier) ce qui doit aussi l'être.  Ces données prennent la forme de concepts, articulés les uns aux autres, selon des relations qui sont elles aussi saisies par des concepts. Ainsi, résoudre un problème de plomberie suppose souvent d'arriver à des notions de circonférence, de vitesse, de débit, de pression, de résistance des matériaux, de température, etc. C'est la clarification conceptuelle de toutes ces notions qui permet de résoudre convenablement un problème. Cette méthode est intellectuelle, puisqu'il est rarement possible d'avoir une "intuition" suffisamment puissante pour résoudre des problèmes compliqués. Et, bien que toutes ces notions aient à voir avec la plomberie et la physique, le travail sur les notions elles-mêmes est proprement philosophique. Car, avant d'établir les relations quantitatives entre elles, il faut avoir compris quelle type de relation elles entretiennent, au moins de manière informelle.
On pourrait en dire de même d'un problème politique. Lorsque l'on réfléchit à la fonction d'une institution, ou à sa légitimité (par exemple, si les prisons devraient être fermées, si les écoles maternelles sont plutôt des garderies ou des lieux où l'éducation proprement dite commence), on la remet radicalement en cause, et par conséquent, on rend possible un changement radical, ou bien son existence même. Cela oblige d'emblée à se placer d'un point de vue différent de celui qui chercher à en corriger les problèmes superficiels. Entre vouloir rendre les prisons plus humaines, et vouloir les fermer, il n'y a pas qu'une simple différence d'opinion, des réponses différentes apportées à la même question, comme on l'entend souvent. Celui qui veut améliorer les conditions des détenus considère que la nature même de la prison, la légitimité de son existence, n'est pas en question. Il se repose donc entièrement sur les conceptions préalables (ou bien sur l'absence de conceptions explicites) de ses congénères. Par contre, en voulant supprimer la prison, on est obligé de donner un argument de nature conceptuelle, montrant que la fonction de la prison n'est pas conforme à la nature de la démocratie, ou bien que la prison réelle ne parvient pas à accomplir sa véritable fonction. Constater la différence entre le réel et l'idéal conceptuel est d'un autre ordre que la réponse instinctive, ou affective, qui pousse à réagir à une situation déplaisante.

Qu'est-ce qui en résulte pour la philosophie? Que le philosophe est nécessairement révolutionnaire, car il va vouloir, autant que nécessaire (je n'ai pas dit "autant que possible", la différence est très importante : le but n'est pas de parvenir au fondement ultime, je m'explique ci-après), retourner aux notions elles-mêmes pour en vérifier la solidité. Il ne se contentera pas d'un ajustement des notions superficielles, qui laisserait tout l'édifice en l'état. Pour cette raison, le philosophe est intrinsèquement provocateur et contestataire. Son travail consiste à toujours faire un pas supplémentaire, une nouvelle distinction, qui rend indifférentes les multiples opinions que l'on avait encore sur un problème donné.
L'exemple de la prison le montre bien. Si deux politiques se disputent pour savoir s'il vaut mieux construire de nouvelles cellules ou bien d'alléger les peines, afin de diminuer la promiscuité en prison, ils verraient tous les deux le philosophe qui demanderait l'abolition des prisons comme un contestataire. De même, dans une discussion sur l'école, par exemple pour savoir s'il faut enseigner l'histoire en classe terminale scientifique, le philosophe ne se contentera pas de se demander si cela ne va pas trop charger les programmes de première (quoique cette question ait aussi de l'importance), il va plutôt se demander si cela a une importance d'enseigner les humanités à des élèves qui sont destinés à devenir des ingénieurs ou des techniciens spécialisés. A chaque fois, le travail philosophique consiste à retarder la réponse, à montrer qu'une réponse solide demande de faire un détour, de retourner en direction des fondements (là encore, aller en direction n'es pas atteindre, l'important est d'arriver à un point où chacun des intervenants de la discussion est d'accord, pas d'arriver à un fondement ultime).

On me dira qu'il existe des philosophes conservateurs. Je répondrais qu'ils sont conservateurs, tout en prenant le risque de la révolution. En effet, en remettant en cause les institution, les comportements, les traditions, ils prennent le risque d'en montrer l'injustice, le caractère illégitime. Simplement, ils sont conservateurs parce qu'ils pensent que, tout bien considéré, les choses ont leur raison d'être, et qu'il n'y a pas de bonnes raisons de changer. Autrement dit, un pur conservateur serait quelqu'un qui ne pense même pas. Un philosophe conservateur est quelqu'un qui pense, donc qui prend le risque de la révolution, mais qui pense que la révolution ne se justifie pas. Pour les véritables ennemis de la révolution, c'est déjà beaucoup, et c'est pourquoi un théoricien, même allié d'un tyran, reste un personnage dangereux, que la prudence exige de supprimer (du point de vue du tyran, bien sûr).

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