mercredi 5 décembre 2012

La métaphysique du Grand Tout

Nombre de philosophes des sciences, Quine en tout premier lieu, ont insisté sur le fait qu'il était possible de construire différentes théories scientifiques qui soient néanmoins toutes compatibles avec l'ensemble des données empiriques disponibles. Autrement dit, deux théories peuvent être différentes mais vraies. Il y a plusieurs manière de décrire la réalité, certaines ont peut-être des avantages pragmatiques sur les autres, mais considérées seulement sous l'angle de l'adéquation empirique, elles sont équivalentes.
Quine a, par ailleurs, une conception assez positiviste du rôle des sciences, puisque celles-ci ont d'abord pour but de formuler les lois des phénomènes visibles, et non pas de proposer des explications plus profondes. Le but des sciences est de prévoir, et non d'expliquer. Cependant, cet aspect est relativement indépendant du premier, et on pourrait très bien donner aux sciences la tâche d'identifier les vraies causes, tout en jugeant qu'une pluralité d'explications est possible. Le pluralisme n'est donc pas une conséquence du positivisme, mais une idée indépendante. Cependant, ces idées sont suffisamment proches pour que je les discute ensemble, même si c'est avant tout le pluralisme qui est l'objet central de ce post. Peu importe donc le fond de la doctrine positiviste, à savoir l'idée que la science n'explique pas par des causes, mais décrive des phénomènes. Je ne garde du positivisme que sa dimension instrumentale : les théories et concepts sont des outils pour décrire, prédire, et agir sur la réalité.

Le pluralisme, que l'on pourrait aussi appeler conventionnalisme, si cette notion n'avait pas déjà un sens en philosophie des sciences (il désigne les philosophies de Duhem, Le Roy, Poincaré dans une certaine mesure), affirme que plusieurs ensembles de concepts peuvent décrire correctement la réalité. Les hommes sont donc libres de choisir conventionnellement le système de concepts qu'ils souhaitent utiliser. Ils le feront en fonction de la commodité de ces systèmes, mais pas en fonction de leur vérité, car tous passent correctement l'épreuve de la confrontation à l'expérience.
La métaphysique du Grand Tout commence ici : nous avons plusieurs modes de description de la réalité. Or, dit-on, la réalité est une. Elle ne peut pas être plusieurs choses différentes à la fois. Donc, nos modèles ne décrivent pas la réalité telle qu'elle est, ils ne sont que le produit de choix arbitraires relatifs à nos intérêts. Sinon, s'ils décrivaient la réalité, qui est une, il faudrait qu'ils disent tous la même chose. Or, ce n'est pas le cas, donc les modèles ne décrivent pas la réalité telle qu'elle est. Nous parlons de quatre forces fondamentales liant la matière, nous parlons de microbes, nous parlons d'espèces végétales, etc. Mais tout ceci n'est que manière de décrire, et pas une réalité existant en soi. Si l'homme n'était pas là pour projeter autour de lui ses concepts, il n'y aurait rien du tout.
Ici, notre métaphysicien d'apparence positiviste est presque arrivé à ses fins : puisque la réalité n'est pas comme la décrivent nos concepts, et puisque les concepts ne peuvent rien faire d'autre que déformer la réalité, alors cela implique que la réalité est une sorte de Grand Tout, indifférencié, indicible, dans lequel n'existe aucune chose, aucune différence entre chose, aucun fait, aucune relation. Ce Grand Tout est un magma muet sur lequel nous pouvons plaquer nos concepts, mais qui n'est rien par lui-même. Cette conception aboutit à une position mystique, une théorie de l'ineffable, dans laquelle la réalité est la condition de possibilité de tous les discours, sans pouvoir jamais être objet de discours. Tout ce que l'on dit sur elle est faux ou dépourvu de sens; elle est au-delà de tout discours.
C'est une prise de position profondément métaphysique, parce qu'elle propose une description de la nature de la réalité ultime. Autant la position positiviste modeste dirait simplement que la réalité peut être décrite de plusieurs manières, ce qui n'est pas une prise de position métaphysique, autant le positivisme dur va plus loin et glisse de la pluralité de systèmes conceptuel acceptables à l'incomparabilité radicale de la réalité et de ces systèmes. Et j'insiste sur le fait qu'il y a quelque chose de paradoxal dans cette métaphysique positiviste. En effet, l'idée même du positivisme était de chasser toute métaphysique, de s'en tenir au simple compte-rendu des phénomènes observables. Mais en glissant vers une forme de conventionnalisme, ce qui est un glissement tout à fait permis, le positivisme se retrouve parfois au-delà de ce qui lui est permis, et se permet alors de décrire la réalité ultime, et sa différence avec ce que nous en percevons.

Nul besoin d'expliquer davantage pourquoi la métaphysique du Grand Tout ne me satisfait pas. Il part d'une idée juste : si l'on essaie de décrire la réalité indépendamment des concepts dont nous disposons, alors nous nous retrouvons muets, incapables de dire quoi que ce soit. Une réalité non conceptualisée serait ineffable. Mais cette idée juste, qui est celle que défend Kant dans La Critique de la raison pure, lorsqu'il parle des noumènes au sens négatif, à savoir des choses abstraction faite des catégories dont nous disposons pour les penser, ne doit pas nous faire glisser vers une idée fausse, qui est celle que décrit Kant en parlant des noumènes au sens positif, à savoir de choses existant en soi, réellement, mais inaccessibles à notre connaissance (parce que nous ne disposerions pas de l’intuition intellectuelle nécessaire à leur perception, notre intuition des choses n'étant que sensible). Bref, il est quasiment trivial de constater que nous ne pourrions rien dire de la réalité, si nous n'avions plus la possibilité d'utiliser les outils qui nous servent à la décrire (les concepts). Mais il est faux d'en conclure que la réalité est radicalement différente de la manière dont on en parle.
Quelle conclusion en tirer? L'opération consistant à séparer le monde de toute conceptualisation est fallacieuse. On peut passer d'un système de concepts à l'autre, on peut ponctuellement rejeter un concept, mais jamais retirer tout concept. Cette dernière opération n'est qu'une vue de l'esprit, une opération abstraite, qui nous plonge dans l'embarras si nous essayons de lui donner une signification. Donc, la réalité ne peut jamais se présenter nue, elle est toujours habillée de concepts. Nous vivons dans un monde d'objets, de faits, de relations, qui sont bien là, et qui sont conformes à ce que nous en disons. Nous pouvons ponctuellement discuter de la pertinence de tel ou tel concept, ou de tel ou tel niveau explicatif (c'est ce que nous faisons lorsque nous nous demandons si une science peut être réduite à une autre). Par contre, le rejet global de tout concept n'a aucun sens. Il n'aboutit qu'au non-sens du Grand Tout, qui en est le corrélat.

Faisons donc le diagnostic lié à cette maladie du Grand Tout :
1) la généralisation abusive : si on peut modifier ou retirer quelques concepts de notre conception du monde, alors on peut aussi retirer tous les concepts. 
2) l'hypostase de la contradiction : puisque l'on aboutit à une contradiction si l'on essaie de parler de la réalité indépendamment de tout concept, alors c'est que la réalité existe elle-même à l'état de pure contradiction, à savoir sous cette forme du Grand Tout dont on ne peut rien dire, ou dont on peut tout dire.

4 commentaires:

  1. Le terme réalité n'a de sens que pour un être pensant. Séparer la réalité de la pensée (par la pensée) est donc impossible.
    Ce qu'est le monde en dehors de toute pensée n'est pas connaissable puisque toute connaissance se fait par la pensée.

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    1. Attention de ne pas confondre les mots et les choses. Certes, il faut un être pensant pour que le mot réalité ait un sens. Par contre, la réalité existe même s'il n'y a aucun être pensant.
      De plus, c'est le propre de toutes les sciences dites naturelles de décrire la réalité en faisant abstraction de tout ce que notre nature d'êtres pensants apporte à la perception du monde. C'est pourquoi le propre d'une science naturelle est d'ailleurs de ne pas pouvoir se prendre en charge, c'est-à-dire de ne pas pouvoir faire la théorie des conditions de sa production. Les sciences naturelles parlent de beaucoup de choses, mais pas du scientifique en train d'en faire.
      Donc, au final, tout dépend ce que l'on entend par "en dehors de toute pensée". Si on imagine un monde dépeuplé, alors le monde existe encore, et est pensable. Par contre, si on retire toutes les pensées à celui qui essaie de penser au monde, alors en effet, il n'y a plus rien du tout.

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  2. La description du monde par les sciences naturelles peut-elle être vraiment indépendante de toute pensée humaine ?

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    1. Il y a bien sûr des projets de naturalisation des notions psychologiques. Mais ces projets sont contradictoires, ils détruisent leur propre condition de possibilité. Un discours scientifique, de quelque nature que ce soit, doit être vrai ou faux. Or, si le discours se réduit à un ensemble de mécanismes causaux physiologiques, alors le discours n'est plus ni vrai ni faux, il n'est plus un discours, mais juste une émission verbale.
      Il faut donc prendre ta question de la façon la plus ordinaire possible, et y répondre positivement : oui, il est possible de décrire les choses indépendamment de ce que Pierre ou Paul pensent de ces choses, car leur pensée n'a aucun impact sur elles. Pour agir dessus, il faut utiliser son corps, mais l'esprit n'a aucun pouvoir d'action sur les choses.

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