vendredi 14 décembre 2012

Un handicapé peut-il être heureux?

Une telle question est pleine de présupposés, qui, nous le verrons, sont loin de se révéler infondés. En effet, une personne handicapée est quelqu'un qui ne parvient pas à accomplir sans une aide extérieure des opérations que les personnes normales arrivent à réaliser « normalement ». Et même, pour certains handicaps, il devient impossible d'accomplir l'action, avec ou sans aide. Ainsi, se demander si un handicapé peut être heureux revient à se demander si l'état de dépendance, ou bien l'état d'incapacité fonctionnelle, peuvent être une entrave au bonheur. Nous verrons que se poser la question dans ces termes est très bien vu, et que celle-ci exclut par là même de fausses conceptions du bonheur.

Afin de clarifier l'enjeu de la question, on peut partir d'une classification assez schématique des handicaps. Il y a d'abord les handicaps physiques, telles que les difformités exceptionnelles, la paralysie de certains membres, l'absence de membres, des membres ou des organes qui fonctionnent de manière anormale, etc. Ces handicaps se voient le plus souvent, ou se devinent lorsqu'une personne accomplit une tâche particulière. Par exemple, une personne n'ayant plus ses jambes peut porter des prothèses; cela lui permet de marcher normalement, et sans se faire remarquer. Par contre, elle devra renoncer à la course à pied, et peut-être aussi renoncer à porter bermudas, shorts, robes ou jupes.
Viennent ensuite les handicaps mentaux, dans lesquels on inclut tous les troubles des fonctions cognitives, et qui empêchent la personne de comprendre son environnement, d'y réagir adéquatement, ou d'effectuer des tâches intellectuelles relativement simples.En très gros, la mesure du quotient intellectuel révèle le handicap mental.
Enfin viennent les handicaps psychiques, davantage liés aux troubles du comportement, et tout particulièrement des troubles dans le rapport aux autres. Une personnalité paranoïaque, un schizophrène, un autiste, etc. sont des cas de handicap psychique, puisque ces troubles n'empêchent pas d'avoir de l'intelligence et d'être physiquement en bonne santé. Cependant, dès qu'il faut interagir avec d'autres personnes, ces handicapés éprouvent d'énormes difficultés.
Je précise que cette classification, pour schématique qu'elle soit, a l'avantage d'être complète, et de couvrir tous les cas possibles. En effet, la conception platonicienne de l'homme me paraît acceptable dans ses grandes lignes, et Platon, justement, affirme dans la République (livre IV) que l'âme de l'homme est faite de trois parties, une partie tournée vers les plaisirs du corps, une tournée vers le courage et la recherche des honneurs, et une vers les choses de l'esprit. Il faut seulement corriger la caractérisation que propose Platon de la seconde partie de l'âme, car celle-ci semble beaucoup trop liée aux particularité de l'Athènes Antique. Il nous paraîtrait étrange d'attribuer à une partie de l'âme le seul désir de vaincre, notamment à la guerre. Il faut donc transformer cette partie en une partie qui se préoccupe des relations sociales en général. C'est donc une partie sentimentale, puisque le propre des rapports aux autres est d'engager des sentiments (si certains sont sceptiques à ce sujet, il leur suffit de percevoir la différence entre programmer une machine et parler à un être humain, ou bien être renversé par une bourrasque de vent et être renversé par un passant; à chaque fois, la présence humaine se traduit par l'apparition de sentiments en jeu dans la relation).
Il y a donc autant de types de handicaps que de parties en l'homme. Celui-ci se caractérise par un corps qui a des besoins et des désirs, un cœur qui a de sentiments, et un esprit qui a des pensées. Chacune de ses parties peut être lésée. Chez les personnes normales, il peut aussi y avoir des faiblesses, mais tant qu'elles n'empêchent pas complètement les fonctions, tant que la personne n'a pas besoin d'aide extérieure, on ne la dira pas handicapée.Il y a donc trois types de handicaps, et deux degrés. Le premier degré étant la simple déficience, et n'est pas un handicap stricto sensu. Le second degré est une incapacité fonctionnelle, et est un véritable handicap. Notez bien que ces degrés sont des différences qualitatives et non quantitatives, les différences quantitatives se situant seulement au premier degré du handicap.

Après ce petit détour classificatoire, on peut revenir à la question du bonheur. Le thème du handicap me semble apporter une idée forte à l'étude du bonheur. La conception psychologique du bonheur, qui le voit comme une sorte de plaisir, mais plus diffus, et plus durable, est fondamentalement erronée. Le bonheur n'a rien à voir avec une euphorie perpétuelle. Si c'était le cas, les handicapés pourraient être heureux exactement comme les autres hommes, ni plus ni moins. Et il suffirait d'ailleurs, si l'on adhérait sincèrement à cette conception, de se bourrer de pilules euphorisantes pour être heureux toute sa vie. Personne ne juge valable la vie d'un drogué, pas simplement parce que la drogue rend dépendant (une drogue sans dépendance est conceptuellement possible), mais parce qu'elle plonge celui qui en prend dans l'illusion, elle le rend euphorique alors que la situation objective ne le justifie pas. Donc, l'état d'esprit de l'homme heureux pourrait bien être assez semblable à de la joie ou du plaisir, mais ce n'est jamais la joie ou le plaisir seuls qui sont recherchés. Conclusion : l'état de joie durable est peut-être une condition nécessaire du bonheur (même de cela, je doute fortement, mais le démontrer demanderait un plus long travail), par contre, il est certain qu'il n'est pas une condition suffisante. Un état de joie provoqué artificiellement n'est pas tenu pour du bonheur. Le bonheur n'est pas (ou n'est pas seulement) un état psychologique.
Et c'est justement pour cette raison que la question du bonheur des handicapés se pose. Car s'il suffisait de les gaver de pilules pour les rendre heureux, nous le ferions, et nous cesserions de nous inquiéter pour eux. On pourrait donc être débile profond, et tétraplégique, tout en étant heureux, parce que l'on prend ses pilules tous les jours. Mais ceci ne marche pas. Il y a des réelles difficultés (en l'occurrence, des difficultés insurmontables) à être heureux lorsque l'on est un débile tétraplégique. Alors qu'il y a assez peu de difficultés pour être heureux lorsque l'on est un adulte intelligent, en bonne santé, et avec une vie sociale assez riche. Cela, l'homme ordinaire le comprend, et je ne prétends nullement le corriger. C'est d'ailleurs très important dans le rapport que peuvent avoir des parents à leur enfant handicapé. Se dire que l'on ne sait jamais à quoi il peut penser, que peut-être il est heureux, n'apporte aucun réconfort. Car nous savons bien que, quelque soit ce qui se passe dans sa tête, ses capacités de vie sont trop affaiblies pour offrir une vie satisfaisante (sans même parler d'une vie pleinement réussie).
Ce que l'homme de la rue comprend peut aussi être déduit des définitions du handicap. Le bonheur est une affaire de capacité d'agir, et d'actions effectivement réalisées, et non pas d'état psychologique. Le bonheur est dans le pouvoir et dans le faire, pas dans le ressentir. C'est pour cela que le handicap, qui est une incapacité fonctionnelle, s'oppose directement à la possibilité du bonheur. Peuvent être heureux seulement ceux qui peuvent accomplir toutes leurs fonctions de manière correcte, sans l'aide des autres. L'homme étant constitué par ses fonctions biologiques, sociales, et intellectuelles, l'homme heureux, ou pouvant l'être, est justement, comme mentionné plus haut, celui qui est en bonne santé, intelligent, et a des amis, une famille, etc. Bien entendu, on peut aider les handicapés, les soutenir dans leurs activités quotidiennes, leur permettre de faire des activités en principe réservées aux valides (comme le sport). Ces activités rendent la vie de ces personnes meilleures, cela ne fait aucun doute. Pourtant, en ne pouvant pas participer par eux-mêmes aux activités normales du monde, les handicapés restent privés de quelque chose de capital pour le bonheur.

On peut donc, à ce stade, formuler une définition relativement précise du bonheur : est heureux l'homme qui peut, et qui participe effectivement aux affaires humaines, qui a une part active dans sa culture. Est malheureux l'homme privé de sa capacité d'action, ou bien dont la seule possibilité d'intervention est médiatisée par d'autres hommes. Or, le handicap est, par définition, l'ensemble des traits humains qui empêchent ceux qui les possèdent d'agir de manière autonome. Par conséquent, handicap et malheur sont synonymes. Être handicapé, c'est être malheureux. 
Je préviens d'avance une objection possible : on pourrait imaginer un petit monde séparé du nôtre, dans lequel vivraient les handicapés, et qui leur serait parfaitement adapté. En effet, puisque notre monde ne leur convient pas, il serait tentant de recréer un autre monde qui leur convienne. Cela vaut surtout pour le handicap mental et psychique, et il existe d'ailleurs de nombreuses institutions qui ont un but voisin (non pas réintégrer, mais offrir un refuge supportable). Là encore, je dois dire ce que chacun devine : la participation à notre monde est une condition du bonheur. En se réfugiant dans un coin à l'abri du monde, on n'obtient rien qui ressemble au bonheur. Ce n'est qu'une fuite. 
Mais pourquoi attacher tant d'importance à notre monde, dont les normes sont si contraignantes qu'elles excluent les handicapés, et qui est plutôt dur, même pour les personnes normales? Pourquoi ne pourrait-on pas être heureux en dehors des normes que la société nous impose? Et pourquoi n'assouplit-on pas un peu ces normes sociales, au lieu de sans cesse les réaffirmer, dans notre comportement explicite ou implicite, ce qui revient à créer des handicapés? La raison est que les hommes sont des êtres sociaux, et que leur bonheur, on l'a vu, passe par la qualité des rapports qu'ils ont avec les autres. Donc, c'est pour eux un véritable souci de savoir qu'ils devront vivre séparément des autres, et se contenter de contacts extrêmement pauvres. Et cela marche dans les deux sens : un enfant handicapé sera malheureux, mais ses parents le seront aussi, parce que la faiblesse du lien ne leur permet pas de réaliser toutes les capacités dont ils disposent. Ils seraient heureux de voir leur enfant grandir, parler intelligemment avec lui, se constituer une famille, etc. Mais ne pouvant pas faire cela, l'enfant handicapé rend malheureux lui-même et ses proches. Le problème des handicapés (surtout les handicapés mentaux) n'a donc pas grand chose à voir avec le temps, l'argent, et l'énergie que les valides doivent passer à s'occuper d'eux. Le problème réside surtout dans ce que chacun retire d'un tel investissement : quelque chose de très pauvre. 
Et pour finir sur ce point, mes propos ayant une teneur profondément aristotélicienne (ma définition du bonheur est celle de l’Éthique à Nicomaque, livre 1), je prendrai aussi un exemple qui aurait pu plaire à Aristote, s'il n'avait pas été anachronique. Un professeur de tennis est le représentant du parent. Il tente d'enseigner à un joueur débutant (qui est le représentant de l'enfant handicapé) les rudiments du tennis, en lui envoyant la balle pour qu'il la renvoie. Mais après des milliers d'heures passées, le joueur n'est toujours pas parvenu à renvoyer une balle correctement. Les deux personnes sont malheureuses : le joueur parce qu'il n'arrive pas à jouer, l'entraîneur parce qu'il voit que ce qu'il fait ne sert à rien, et surtout, parce que lui-même est privé de la chose qui lui plaît le plus, à savoir entretenir une relation d'échange (de balle de tennis) avec quelqu'un d'autre.

En résumé, tout ceci peut paraître très sombre. Le bonheur n'est pas un état psychologique mais une capacité d'agir qui trouve des occasions de s'exprimer. Or, le handicap étant une incapacité fonctionnelle, alors le bonheur du handicapé ne peut jamais être total, il est même inversement proportionnel à la gravité du handicap. Et puisque les hommes sont des êtres sociaux, le handicap pose autant problème à celui qui le vit qu'aux hommes qui y assistent et sont privés d'une relation plus profonde.
Mais tout ceci ne vaut qu'au plan du concept. Dans la vie, personne ne réalise toutes ses possibilités, et chacun se restreint à celles qui lui plaisent le plus, celles où il réussit le mieux. Un handicapé fera de même qu'une personne normale, et sera donc à peu près aussi heureuse qu'elle. La plupart des intellectuels pourraient devenir paraplégiques sans que cela change beaucoup leur vie...
Par contre, autant les handicaps physiques paraissent surmontables, parce qu'il existe de multiples possibilités pour trouver de quoi participer au monde humain, autant les handicaps mentaux et psychiques sont plus graves, car ils privent massivement des activités humaines. Pour de tels handicapés, la possibilité du bonheur semble bien loin. 

3 commentaires:

  1. Un bien curieux article, parce que la réponse de "l'homme ordinaire" à ta question ne pourrait être que positive. On jugerait même coupable le fait d'en douter.

    C'est que ton article prend parti pour la conception grecque de la vie bonne, qui n'a, malgré les habitudes de traduction, pas grand chose à voir avec ce que nous autres appelons bonheur. C'est ce qui t'amène à dire que le bonheur ne réside pas dans le sentiment; pourtant sans lui, on ne voit plus très bien ce que peut signifier le mot.
    Je ne vois pas au nom de quoi on peut contester que le bonheur soit un plaisir diffus, comme tu dis, et je ne crois pas que l'idée qu'on puisse être heureux en se gavant de pilules puisse encore choquer grand monde.
    On pourrait modifier le titre en disant que les handicapés ne peuvent réussir leur vie, mais il faudrait d'abord montrer qu'il existe une norme transcendante du bien. Voilà qui exigerait plus qu'un qu'un article.

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    1. Selon moi, tout se passe comme si la conception explicite du bonheur était en désaccord complet avec les pratiques, chez les hommes ordinaires. Je suis tout à fait d'accord que la conception explicite du bonheur identifie celui-ci à un état psychologique voisin du plaisir. Pourtant, c'est le travail, l'amour et la santé qui intéressent les gens, pas les états psychologiques. Tout se passe donc comme si leur comportement était conforme à l'éthique aristotélicienne : le bonheur est dans la vie professionnelle et affective réussie. Je sais bien qu'il existe quelques personnes qui se droguent, donc qui veulent déconnecter l'état de plaisir de toute activité. Mais cela reste marginal.

      D'autre part, j'en profite pour signaler que le thème de ce post m'a été suggéré par la lecture de Où on va, Papa?, de Jean-Paul Fournier, livre très descriptif et très peu explicatif. On a beaucoup de mal à comprendre pourquoi nous souffrons tant d'avoir des enfants handicapés (en l'occurrence, des handicapés mentaux). Or, n'étant pas dans la tête de ces personnes, il se pourrait bien qu'elles ressentent cet état de plaisir diffus. Mais même si c'était le cas, cela ne nous satisferait pas beaucoup. Nous ressentons le besoin que ces enfants puissent participer aux activités humaines, et entretenir avec nous des rapports riches.

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  2. Carrément à coté de la plaque :')
    Le bonheur c'est plus qu'un schemas et trainer sur internet pour le trouver vous en eloigne. Vivez.

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