mercredi 20 mars 2013

La prime au pessimisme

Une fois n'est pas coutume, l'objectif de ce post sera plutôt pratique que théorique. Je souhaite pousser les lecteurs d'essais, de journaux, de chroniques, etc. que nous sommes à davantage de méfiance vis-à-vis de certains discours. Ces discours sont ceux qui essaient de capter l'air du temps, de décrire notre société, de deviner quelle direction elle prend. Ils se divisent très simplement en deux catégories : ceux qui sont optimistes, ou bien parce qu'ils apprécient notre monde, ou bien parce qu'ils pensent que les choses vont s'améliorer, et ceux qui sont pessimistes, ou bien parce qu'ils pensent que nous vivons dans un monde affreux, ou bien parce qu'ils pensent que les choses vont s'aggraver.
Puisque ces discours se divisent en deux catégories, on pourrait s'attendre à ce que l'on trouve en gros autant de discours pessimistes que de discours optimistes parmi les essais, articles, etc. Une brève revue de ce qui s'écrit suffit à faire comprendre que les discours pessimistes sont beaucoup plus nombreux. Il y a une raison évidente : lorsque tout va bien, on se contente de vivre, au lieu d'écrire des livres ou des articles à destination du public. Inversement, si quelque chose va mal, il est très important d'en informer le public pour que les choses évoluent. Il faut donc en partie expliquer la prévalence des discours pessimistes par cette fonction pratique des discours. Un discours qui n'a pas d'effet pratique n'est pas prononcé, or, un discours heureux est un discours qui n'a pas d'effet pratique (ou dont l'effet pratique se limite à conserver ce qui existe), donc les discours heureux ont tendance à ne pas être prononcés. 
Mais il y a une autre raison, qui touche à la psychologie cognitive. En effet, il existe ce que j'appelle une prime au pessimisme, concernant le niveau de confiance que l'on accorde à l'auteur d'un discours. Autrement dit, nous avons davantage foi en quelqu'un qui voit les choses de manière pessimiste qu'en quelqu'un qui les voit de manière optimiste. Le pessimiste, dans un débat, va donc l'emporter assez souvent sur l'optimiste, même si leurs arguments se valent. Pour quelle raison? Il semble que le pessimiste soit capable de voir les choses de manière plus profonde, qu'il soit capable de supporter la noirceur du monde, qu'il ait abandonné son innocence enfantine. Et mécaniquement, plus il voit les choses de manière sombre, plus on a l'impression qu'il a atteint le summum de la vérité. C'est si dur et horrible que cela doit être vrai, pense-t-on spontanément. Quand Hobbes dit que les hommes sont querelleurs, sans cesse à vouloir battre les autres, que la peur serait permanente s'il n'existait pas un État fort et contraignant, il noircit le trait, et cela nous paraît réaliste, crédible. Alors que de toute évidence, les hommes sont le plus souvent pacifiques, capables d'être polis et respectueux des autres, même quand ni l'État central ni la société n'inflige de sanction. Quand Freud dit que les enfants ont des pulsions sexuelles pour leurs parents, que nous avons souvent des désirs de viol, de meurtre, d'exploitation, il noircit là encore le trait. Mais, on pense encore qu'une telle noirceur doit forcément exister, si quelqu'un prend la peine de le dire, malgré la souffrance que cela coûte. On pourrait ajouter bien d'autres exemples, mais ça suffit pour ici : puisque dire des choses pessimistes est douloureux, alors on accorde à celui qui les exprime une plus grande confiance, parce qu'on pense qu'il est prêt à subir cette douleur seulement s'il nous apprend quelque chose de profond sur la psychologie humaine, sur notre société, etc.
A l'inverse, quelqu'un qui verrait les choses de manière optimiste serait vu comme un naïf, quelqu'un qui n'arrive pas à percevoir les choses, qui manque d'acuité. En disant que tout va bien, il est vu comme obscène par ceux qui souffrent (s'il y en a), et par ridicule par ceux qui ne souffrent pas, mais croient que d'autres qu'eux souffrent. Pourtant, il y a évidemment de bonnes choses dans notre monde, mais les discours optimistes souffrent de leur apparence d'innocence : on croit entendre des discours d'enfants qui ne sont pas informés des réalités. Bref, ces discours, même s'ils sont vrais, n'arrivent pas à emporter l'adhésion. C'est d'ailleurs pour cela que les discours d'indignation, qui décrivent une situation inacceptable, l'emportent toujours d'un point de vue rhétorique sur les discours conservateurs, qui décrivent une situation acceptable. Les indignés sont toujours plus puissants, d'un point de vue rhétorique, que les conservateurs. 
On rejoint ici un propos que j'avais développé il y a quelques temps maintenant, celui de la primauté de l'échec sur la réussite (Eloge de l'échec). Il s'agit du même phénomène. L'homme innocent est un homme heureux, qui ne perçoit rien autour de lui parce que rien ne lui résiste, rien ne provoque de frottement. Par contre, dès lors qu'une résistance apparaît, la conscience surgit. C'est pourquoi il y a corrélation entre niveau de conscience et niveau de douleur, et c'est encore pourquoi les discours pessimistes paraissent plus lucides que les discours optimistes. Le discours optimiste semble être celui de quelqu'un qui ne perçoit rien, vit dans sa petite bulle protégée. Le discours pessimiste semble être celui de quelqu'un qui a souffert, qui a expérimenté, qui sait de quoi il parle. Or, autant j'admets qu'il y a corrélation entre la douleur et la conscience, autant je refuse de mettre en corrélation discours pessimiste et niveau de conscience. On peut fabriquer des discours pessimistes à volonté, quel que soit le niveau réel de notre conscience du monde. Il est très facile de forcer le trait, même si cela ne correspond à rien, ou presque. Quiconque a déjà vu Funny games de Haneke, film qui met en scène deux adolescents qui torturent puis tuent une famille entière, devrait comprendre que ce film ne capte pas la noirceur des cœurs humains, il l'invente de toute pièce, en faisant passer ce geste pour un acte lucide, courageux, désintéressé. Il n'en est rien. Il ne s'agit que d'un petit "truc" rhétorique pour faire passer en force ses idées.
Par conséquent, méfiez vous. Les discours pessimistes et indignés ont presque toujours l'air vrai, alors que, statistiquement, ils sont faux une fois sur deux. Au fond, notre vie est plutôt agréable, la situation économique acceptable, nos libertés grandes.

2 commentaires:

  1. je ne résiste pas au plaisir de taper sur la psychologie :

    "Une brève revue de ce qui s'écrit suffit à faire comprendre que les discours pessimistes sont beaucoup plus nombreux. " C'est quoi cette preuve ? Pas très sérieux.

    Si l'optimisme n'est pas en vogue, ce peut être 1/ l'objet pessimiste est davantage partagé qu'un bonheur (individualisé) 2/ parce que la réalité l'est aussi et justifie cette idée ("crise", "guerre", etc.).

    "Un discours qui n'a pas d'effet pratique n'est pas prononcé, or, un discours heureux est un discours qui n'a pas d'effet pratique, donc..."
    C'est évidemment faux : discours de mariage, avis de naissance, bonne nouvelle publique ou privée (annonce de ventes, bonne nouvelle professionnelle ou sentimentale).
    Tu englobes tout au même titre : parles-tu des essais publiés (une statistique eût été possible) ? des discours du commun (en quel nom ?) des deux indifféremment (qu'est-ce qui t'y autorise ?). Qui embrasse, etc.

    "Il semble que le pessimiste soit capable de voir les choses de manière plus profonde, qu'il soit capable de supporter la noirceur du monde, qu'il ait abandonné son innocence enfantine." Bof, encore de la psychologie (aucun appel à la nécessité ou à une quantification). Or, les genres littéraires ne sont pas indifférents à l'optimisme : il n'est pas sûr que la comédie plaise autant et surtout soit aussi renommée que le drame. Autre raison : la capacité au sens propre dramatique (pas sens précédent) est peut-être prévalente dans les registres pessimistes (je dirais plutôt fatalistes). Bref, l'explication me semble plus convaincante en mobilisant la rhétorique.

    Dire X/Y/Z "il noircit là encore le trait" est ridicule parce que gratuit.

    "dire des choses pessimistes est douloureux". Je pense le contraire.

    "on croit entendre des discours d'enfants qui ne sont pas informés des réalités. " Je n'y crois guère, la naïveté n'est pas infantile, et prêter aux enfants une tendance à l'optimisme doit être justifiée (ou plutôt, c'est cédant à quelque chose qui est peut-être faux). Si on adhère pas par optimisme, ce peut être parce que les individus ne le sont pas majoritairement ou moins que le contraire(tu fais comme si le public était indifférent et que le discours faisait tout).

    " discours d'indignation" n'est pas du tout semblable à "pessimiste", c'est même un contre sens.

    "L'homme innocent est un homme heureux". Rousseau réfute cette opinion, tu ferais bien de publier ta réfutation du grand auteur pour te faire un nom !

    "dès lors qu'une résistance apparaît, la conscience surgit. C'est pourquoi il y a corrélation entre niveau de conscience et niveau de douleur" moi pas comprendre.

    "ce film ne capte pas la noirceur des cœurs humains, il l'invente de toute pièce" pas clair : ou il postule la noirceur ou tu penses que de tels individus ne sont pas "noirs" (alors que sont-ils ? des êtres inconcevables ? des illusions). On aimerait savoir quand même pourquoi ce scénario (j'ai pas vu le film) ne serait pas crédible, et a contrario que serait un scénario qui rendrait compte de la noirceur.

    "Par conséquent, méfiez vous." J'espère m'être méfié autant que possible !

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  2. Pour être précis, mon post n'est pas consacré à la psychologie, mais à la rhétorique. Ceci a plusieurs conséquences :
    1) il n'est pas très important pour mon propos de savoir si les discours pessimistes sont plus nombreux que les optimistes. Cela me paraît évident, mais si ça ne l'est pas pour toi, tant pis. Je peux seulement t'inciter à t'ouvrir au monde extérieur. Je ne ferai pas de statistiques là dessus.
    2) il est absolument inessentiel à mon propos de savoir si la réalité est objectivement pénible ou plaisante. La puissance d'un discours, ce qui est mon objet d'étude, est totalement indépendant de sa vérité. Les individus sont séduits par un discours parce qu'ils croient qu'il est vrai, et non pas parce qu'il est vrai. Si les individus sont éclairés, informés, et n'ont que des opinions droites, alors cette distinction est inutile. Mais je ne vois aucune raison sérieuse de supposer que le public est parfaitement éclairé sur les sujets dont il s'informe. Et même, si c'était le cas, il ne lirait pas les essais grands publics et négligerait aussi les médias.
    3) dans les matières qui touchent la psychologie, la bonne foi du lecteur est une nécessité vitale. En logique et en mathématique, il est à propos de contester tout ce qui est contestable, la mauvaise foi est donc un instrument utile. Par contre, si quelqu'un conteste l'effet psychologique d'un discours, alors en effet, je ne pourrai rien lui objecter. A chacun d'être sincère et ne pas contester par plaisir de le faire.

    Il reste d'autres points pour ma défense : un discours optimiste est un discours qui dit que tout va bien, ou que tout s'améliore. Je me fiche des discours de mariage. C'est toi qui étend mon propos exagérément, pas moi. Or, les discours optimistes, j'insiste, sont dépourvus d'effet pratique, à part celui de dire qu'il faut continuer à faire ce que l'on a fait jusqu'à présent. Seuls les discours pessimistes impliquent un changement d'action.
    Un discours d'indignation pointe une réalité inacceptable, ce qui suppose que quelque chose de mauvais existe dans le monde, et que cette chose mauvaise soit importante. Donc, il ne peut pas s'agir d'un discours optimiste, même si ce discours d'indignation porte aussi en lui l'espoir que cela ira mieux à l'avenir.

    Sur le fond, je ne me suis pas trop expliqué ici, je l'ai fait ailleurs, mais il me semble que celui qui est naïf a un niveau de conscience moins élevé, il voit moins les choses, pénètre moins loin en elles. C'est parce qu'il n'a jamais eu affaire à elles, qu'elles ne lui ont jamais résisté, qu'il ne les connaît pas. Or, ressentir de la résistance, cela signifie avoir mal. C'est pourquoi celui qui a mal voit son niveau de conscience se développer, il se met à s'intéresser aux choses extérieures. Cette idée s'oppose à l'idée que nous pourrions apprendre de manière totalement désintéressé, devenir plus conscient des choses par simple goût pour le savoir.
    Or, j'ai l'impression que cette conception joue beaucoup dans les esprits, parce que nous accordons davantage de confiance à un critique qu'à une personne qui voit les choses de manière positive. Et c'est justement ce biais que je voudrais pointer : les conditions de connaissances déteignent sur les connaissances elles-mêmes, jusqu'à les fausser. Car il n'y a rien d'impossible à ce que les optimistes soient plus lucides.

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