lundi 25 mars 2013

Rechercher le plaisir, ou rechercher le désir?

Je voudrais exposer deux conceptions assez générales sur l'existence, conceptions opposées presque terme à terme. Puis, je voudrais donner quelques arguments en faveur de l'une plutôt que l'autre.

Dans la première conception, l'individu est vu comme un ensemble de tonneaux, qu'il s'agit de remplir, et de maintenir aussi pleins que possible. C'est l'image que l'on trouve dans le Gorgias, et qui sert à Socrate afin de se moquer de Calliclès. Socrate affirme que Calliclès est un tonneau percé, qui passe son temps à remplir son tonneau de liquides, en vain. Il fait référence à tous les plaisirs de la vie, qui sont insatiables parce qu'ils renaissent sans cesse. Calliclès assume l'image, et affirme que le plaisir consiste justement à renouveler sans cesse l'opération. Ce serait une vie de pierre que de ne pas être en permanence en train de satisfaire de nouveaux désirs. Par opposition, Socrate vante les activités qui nous permettent de remplir des tonneaux qui ne sont pas percés. Ce sont les activités intellectuelles qui le permettent, parce que ce qui est connu l'est définitivement, et n'est pas perdu à mesure que l'on apprend de nouvelles choses (Platon n'avait pas pensé aux trous de mémoire...). 
Cependant, Socrate et Calliclès se rejoignent sur l'essentiel : remplir son tonneau procure du plaisir, et le fait d'avoir un tonneau vide cause le désir de le remplir. Autrement dit, le désir est essentiellement lié au manque, le désir est pénible. Le plaisir au contraire, est le signe d'une satisfaction, d'un comblement, d'une disparition progressive du désir. Plaisir et désir sont donc antagonistes, dans la mesure où ils vont en sens contraire l'un de l'autre. Plus le désir augmente, plus le plaisir s'absente; plus le plaisir augmente, plus le désir s'efface. Le désir efface le plaisir; le plaisir, surtout, efface le désir. On peut ajouter que le plaisir est d'autant plus fort qu'il compense une situation de désir fort. Ainsi, la force du plaisir est proportionnée à la force du désir; par contre le sens du désir est opposé au sens du plaisir.

Il existe une deuxième conception du plaisir et du désir. Dans celle-ci, l'individu est vu comme une entité en devenir, qui va d'autant mieux que son mouvement n'est pas obstrué. Un individu va bien s'il va, justement. Aller signifie se déplacer, continuer son chemin, et c'est le fait de pouvoir aller, donc de ne pas être dans une impasse, ou de toujours avoir la force de continuer d'avancer, qui est le signe de la santé. On peut trouver une idée très proche dans les travaux de François Jullien (voir par exemple son Traité de l'efficacité). Mais Spinoza est également très proche de ceci. Je m'explique.
Spinoza, dans l'Ethique définit le désir non pas comme un manque, mais plutôt comme une puissance. Cela peut surprendre à première vue, même à seconde. C'est parce que l'on adopte un point de vue trop intellectualiste sur le désir. Ce point de vue se fonde sur deux aspects : d'une part le fait que, subjectivement, le désir soit un sentiment d'inquiétude, de malaise, de tension; d'autre part, le fait qu'il soit, objectivement, corrélé à une situation de manque pour l'organisme. Mais ce point de vue est insuffisant. Car, si l'on adopte un point de vue plus pratique (Spinoza n'en parlerait pas ainsi, désolé pour les historiens de la philosophie, mais je me permets cette entorse), le désir se manifeste par une activité, un mouvement de l'individu vers ce qui lui manque. Quand nous voyons un individu redoubler d'effort pour accomplir une tâche, nous disons qu'il est plein de désir. Et plus précisément, plus le désir est fort, plus l'activité est vigoureuse, acharnée, violente, même. C'est pourquoi le désir est une puissance. Il est l'effort que produit l'être pour se maintenir en vie. 
On a souvent dit que cela renouvelait l'approche du désir, en le présentant comme une bonne chose, et non plus une mauvaise (ce qui est le cas chez Platon, à quelques nuances près, à savoir qu'il y a de bons désirs chez Platon, le désir de comprendre, le désir de s'unir aux choses éternelles). Mais ce n'est pas tout. Il faut être plus précis. Le désir est maintenant une bonne chose parce qu'il permet à l'individu d'aller, d'avoir du mouvement, et que c'est justement ce mouvement qui est une bonne chose. En des termes plus familiers pour certains, on pourrait dire que le désir donne du sens à notre vie. Alors qu'une vie qui stagne, qui n'avance pas, est une vie qui n'a pas de sens, donc est une mauvaise vie, une vie qui va quelque part, une vie qui a une direction bien tracée, est une vie remplie de désirs. Désirer donne du sens à nos vies, parce que désirer nous fait avancer dans une direction. 
Que devient le plaisir? Il n'est pas une chose à rechercher. Il est plutôt ce qui nous indique dans quelle direction avancer. Le plaisir est boussole. Mais il est plus que cela. Il est ce qui alimente le désir, ce grâce à quoi nous avons envie de continuer. Le plaisir meut, lui aussi, mais il meut le désir. Si quelque chose ne suscite pas de plaisir, nous nous en lassons, nous cessons de la désirer. Et si nous ne désirons plus rien, nous n'avançons plus, nous déprimons, et mourons. Si par contre, des activités suscitent du plaisir, alors le désir naît, et avec elle l'activité, donc la vie. Le plaisir n'est donc pas une fin, mais bien un moyen, celui qui nous permet de diriger et de déclencher le désir.

Je propose donc de renverser le rapport usuel, qui dirait que le désir nous permet d'atteindre les plaisirs. Je crois bien plutôt que le plaisir est notre moyen d'entretenir le désir, parce que c'est le désir qui est une fin, qui est ce qui nous satisfait réellement. La fin ultime des vivants est de vivre, vivre, c'est ce porter vers des objets, et se porter vers des objets, c'est les désirer. Dans ce schéma, le plaisir n'occupe pas de place nécessaire. Il n'en occupe une que parce que nous ne disposons pas toujours d'autres moyens pour déterminer ce qui est bon ou mauvais pour nous (parfois, nous avons des connaissances scientifiques qui nous en informent). 
Ainsi, nous passons d'une vision statique, dans lequel le désir se dirige vers sa suppression, et où le plaisir est le moyen de cette suppression, le moyen d'arrêter l'organisme, à une vision plus dynamique, dans lequel le plaisir est un excitant, un moyen de maintenir l'organisme en mouvement. Le plaisir nous pousse à désirer, au lieu de supprimer notre désir.
On m'objectera que ma théorie ne marche pas avec les gâteaux. Oui certes, parce qu'il s'agit d'un cas tout à fait particulier (et qui pourtant sert presque toujours de paradigme à ce type de réflexions sur le plaisir et le désir). En effet, en mangeant, notre corps récupère son énergie, et nous ressentons de la satiété lorsque cette énergie est reconstituée. Repu, nous nous arrêtons de bouger, nous sommes satisfaits. Ici, en effet, le plaisir de manger fait disparaître le désir de manger. Mais cela ne marche pas avec la plupart des autres activités, pour lesquelles le désir, loin de cesser avec le plaisir, est au contraire entraîné par lui. Lorsque je me plonge dans ma bibliothèque, et que je prends du plaisir à lire le Gorgias, mon désir de continuer ma lecture, de lire d'autres livres de philosophie, augmente encore. Lorsque je prends plaisir à jouer du piano, mon désir aussi augmente. Et qu'on ne me dise pas que je prends seulement des exemples parmi les plaisirs intellectuels. Car il suffit de prendre n'importe quel plaisir physique qui n'arrive jamais à satiété pour faire le même constat. Les plaisirs charnels, eux aussi, augmentent le désir d'autant plus que l'individu y prend du plaisir. Si son plaisir est faible, son désir de recommencer le sera aussi. Si son plaisir est fort, son désir de recommencer sera fort.




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