samedi 16 mars 2013

Le sujet et l'objet

Les notions de sujet et d'objet sont les notions épistémologiques fondamentales de la modernité philosophique. Celles-ci ont pour fonction de caractériser notre rapport au monde, et particulièrement notre connaissance de ce monde. Et pour ce faire, la modernité a donc fait passer une dichotomie entre le sujet de la connaissance, ou le sujet de l'action (j'entends par sujet de la connaissance ou de l'action celui qui connaît ou agit) et l'objet de la connaissance ou de l'action (j'entends par objet de la connaissance ou de l'action ce que l'on connaît, ou ce sur quoi on agit). J'insiste sur la notion de dichotomie, parce qu'elle dit bien que jamais un objet ne peut devenir sujet, et jamais un sujet ne peut devenir objet. Il se peut que les humains, qui sont souvent considérés comme des sujets, puissent devenir objets de sciences. Une science humaine consiste à traiter les faits humains comme des choses, dit Durkheim. Mais justement, les sciences humaines laissent de côté la dimension connaissante et agissante de l'homme, pour le traiter comme une chose parmi d'autres, soumise à des mécanismes causaux de toute nature (la causalité symbolique n'étant pas de la moindre importance). Inversement, lorsque l'on s'intéresse à la dimension subjective des hommes, ce qui est fait uniquement en philosophie, sa dimension d'objet disparaît. Une connaissance n'est pas une chose dans une chose, mais c'est le rapport d'un sujet au monde, une action n'est pas un mouvement physique enchaîné dans une série causale aveugle, c'est le point de départ libre de nouveaux évènements.
En des termes plus familiers, on pourrait opposer les choses aux personnes. Ici aussi, il s'agit d'une dichotomie, mais celle-ci a en plus une teneur fortement morale. Une personne ne peut jamais être une chose, et une personne ne doit jamais être traitée comme une chose, sous peine d'être immoral. Traiter une personne comme une chose revient à s'en servir comme d'un instrument, sans la respecter. Inversement, une chose ne peut jamais être une personne. Par exhaustivité, on peut mentionner le fait de vouloir traiter les choses comme des personnes, ce qui ne paraît pas immoral mais plutôt ridicule, superstitieux. Je n'en parlerai pas, c'est peut-être la tâche de l'anthropologue de le faire. Mais s'il le fait avec ces catégories de personnes et de choses, il risque de prêter à la société qu'il étudie des croyances bien étranges. 
Pour dire une dernière chose au sujet de l'épistémologie moderne, il convient de parler de la représentation. Ce n'est pas d'une folle originalité (cf. Foucault, Les mots et les choses), mais c'est néanmoins indispensable. En effet, dès lors que l'on distingue sujet et objet, il convient d'expliquer la manière dont les deux peuvent être mis en contact. Et on comprend bien que la dichotomie n'en serait pas une s'il existait quelque chose d'intermédiaire entre le sujet et l'objet. D'où ce problème radical : il faut que le sujet et l'objet puissent avoir des points de contact, mais il n'existe rien qui soit à la fois sujet et objet. La solution à ce problème est justement la notion de représentation. La représentation est donc une duplication de l'objet à l'intérieur du sujet. Grâce à elle, le sujet a un double de la réalité, mais sous une forme mentale, qui peut donc être considérée, jugée, modifiée, etc. Toutes les interactions entre le monde environnant et les corps humaines sont l'objet de la physique et de la biologie, mais au-delà, plus rien, si ce n'est des corrélations neurologiques assez informelles entre des états neuronaux et des déclarations verbales de personnes exprimant leurs pensées. La représentation n'est pas une objet, elle n'est pas scientifiquement descriptible, elle se situe dans un au-delà. Elle explique d'ailleurs la connaissance du monde et l'action sur le monde, mais toujours en faisant fi de la coupure radicale entre sujet et objet. Nous pensons à l'Amphi Descartes de la Sorbonne, et par un phénomène mystérieux, notre corps se met en branle et se déplace jusqu'à cette salle.

Maintenant que j'ai brièvement présenté cette épistémologie moderne (que l'on peut d'ailleurs tenir pour une ontologie), je voudrais proposer un petit argument visant à la déstabiliser. C'est un raisonnement par l'absurde. Je voudrais montrer que les conséquences nécessaires de cette théorie sont des propositions indéfendables, ou plutôt discutées de manière si récurrente et stérile par la philosophie qu'il convient vraiment de les abandonner. Et puisque les conséquences d'une théorie sont fausses, alors toute la théorie est fausse.
Je partirai donc de la distinction entre le sujet et l'objet. Le sujet n'a pas accès direct aux objets, mais seulement à la représentation de ces objets. Ceci implique nécessairement l'impossibilité de comparer la représentation de ces objets avec les objets eux-mêmes, puisque pour les comparer, il faudrait avoir un rapport direct avec eux, et le rapport direct aux objets est impossible. Donc, dans cette épistémologie, il est absolument impossible de dire si nos représentations sont fondées ou si elles sont des illusions complètes. Il se pourrait que celles-ci soient conformes aux objets, comme il se pourrait qu'elles ne le soient pas du tout, voire même qu'il n'y ait aucun objet, mais seulement des représentations. La distinction du sujet et de l'objet aboutit donc nécessairement à l'idéalisme, voire au solipsisme. 
Alors certes, on peut essayer d'adopter un mode de défense kantien, en distinguant la réalité empirique et les choses en soi, pour dire que l'homme ne connaît que la réalité empirique, et que cela est bien suffisant. Mais cela ne résout pas le problème. Car cette réalité empirique a toujours une origine subjective : ce sont les formes de l'intuition (espace et temps) et les catégories de l'entendement (quantité, qualité, relation, modalité) qui lui donnent sa forme. Sans toute la subjectivité transcendantale, rien n'apparaîtrait. Le sujet ne reçoit pas de donné brut du réel, mais donne une forme à une matière qui lui vient du dehors; et seule cette matière mise en forme lui parvient à l'esprit. Ce sont des connaissances. Je précise que ce mode de défense kantien se retrouve quasiment à l'identique chez la plupart des philosophes analytiques (Quine et Putnam, Davidson étant un cas plus délicat que je ne souhaite pas aborder ici). En effet, chez ces philosophes aussi, on trouve l'idée d'une réalité inaccessible indépendamment d'un schème conceptuel que l'on plaquerait sur elle. Cela créé à chaque fois la même inquiétude épistémologique : nos schèmes conceptuels ne déformeraient-ils pas le réel en soi? Comment nous apparaîtrait le réel en soi si nous retirions tout concept? Malgré les techniques psychologiques visant à rassurer le lecteur, je n'ai rien trouve chez ces auteurs de quoi vraiment calmer cette inquiétude. 
Je crois que c'est tout à fait normal, parce que, le point de départ étant absurde, la conclusion aussi l'est. Tant que l'on cherche à décrire le rapport au monde en terme de représentation, ou de plaquage de concepts sur de la réalité brute, il est inévitable que nous produisions ces questionnements insolubles sur la correspondance entre la réalité nue et nos représentations. La question de savoir si une réalité non conceptualisée peut être adéquatement décrite au moyen des concepts que nous avons choisis est un problème insoluble. Putnam n'arrête pas de dire cela (dès Raison, vérité et histoire). Pourtant, il n'en tire pas une conclusion suffisamment radicale. L'idée de concepts que le sujet viendrait poser sur du donné brut venant des objets est incompréhensible. Il n'y a pas de sujet parce que personne ne vient plaquer quoi que ce soit sur le réel. Et il n'y a pas d'objets, au sens d'une réalité attendant de recevoir les concepts adéquats en vue de leur connaissance par le sujet. 
En d'autres termes, on pourrait dire que l'idée que j'attaque est celle de la notion ordinaire de concept, comme d'une entité mentale que le sujet pourrait plaquer sur certains pans de son expérience,  et que, dans cette opération, le sujet serait capable de constituer un monde, dont la correspondance avec le monde réel serait en question. Je rejette trois choses en même temps :
1) la distinction du sujet et de l'objet.
2) la conception des concepts comme schème d'organisation du donné brut.
3) la question de la correspondance entre réalité en soi et représentation du monde.
Ainsi, la supposition de 1 oblige à adopter 2, c'est-à-dire l'idée que le sujet projette quelque chose sur ce qui lui apparaît, proposition qui mène au problème 3, à savoir celui de l'adéquation de la projection. L'absurdité de 3 nous fait donc rejeter 2, ainsi que 1.

Ce post étant négatif, je ne souhaite pas développer une conception de substitution à cette épistémologie défaillante. Mais je tiens quand même à donner quelques indications rapides, parce qu'il est assez facile de deviner quelle direction emprunter. Il faut retrouver un concept de réalité qui inclut de manière indifférenciée les choses qui connaissent et les choses qui sont connues. L'homme est réel au même titre que les pierres, et ses capacités de connaissance sont des actions dans le monde au même titre que la chute des pierres est un évènement dans ce monde. La connaissance du monde n'est pas quelque chose qui est au-delà du monde, et qui ne pourrait jamais être mise en correspondance. On peut faire correspondre notre connaissance du monde avec le réel de la manière la plus ordinaire qu soit, en ouvrant les yeux, en utilisant des instruments de mesure, en réalisant des enquêtes ou des sondages, etc. La correspondance de la connaissance et du réel est une propriété empirique, et pas quelque chose d'au-delà du monde. 


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