samedi 21 décembre 2013

La culture est-elle inégalitaire?

On trouve chez les sociologues marqués par la pensée de Bourdieu, autant chez ceux, souvent à droite, qui s'y opposent, l'idée que la culture est par essence élitiste, inégalitaire. 
Les sociologues d'inspiration bourdieusienne emploient la notion de capital culturel. Ceci leur permet d'affirmer : 
- que les ressources culturelles ne circulent pas en abondance, mais qu'il y a une certaine rareté qui justifie l'accumulation.
- que les individus disposent de ressources en quantité variable, et que ceux qui ont plus de ressources ont un avantage sur ceux qui en ont moins.
- que ces ressources n'ont pas toutes la même valeur qualitative, de sorte que l'individu ayant le plus grand capital n'est pas nécessairement celui qui a le plus grand nombre de ressources, mais celui qui détient celles qui ont la plus grande valeur.
-que les individus peuvent accroître leur capital par un travail approprié (aller à l'école, fréquenter des personnes cultivées, etc.).
- que les individus peuvent échanger leur capital culturel contre des ressources d'un autre type, telles que des relations sociales (capital social), du prestige et du pouvoir (capital symbolique) ou de l'argent (capital économique).

Les opposants à Bourdieu, plus conservateurs, acceptent les éléments indiqués ci-dessus. Leur principal point de désaccord vient de l'origine de la valeur des biens culturels. Pour un bourdieusien, la valeur des biens vient principalement du statut social de ceux qui les produisent. Un bien ayant une haute valeur est un bien valorisé par les personnes ayant le plus haut capital culturel. D'un point de vue strictement logique, il y a bien évidemment un paradoxe dans une telle conception (cette contradiction logique est celle du baron de Munchausen qui s'extrait des sables mouvants en se tirant lui-même par les cheveux). En effet, la valeur des biens est fixée par ceux qui ont le plus de biens, ou les biens ayant le plus de valeur. Mais pour reconnaître ceux qui en ont le plus, il faut bien être capable d'identifier séparément la valeur des biens. Ici réside la contradiction : pour fixer la valeur des biens, il faut identifier le statut des personnes, mais pour identifier ce statut, il faut fixer la valeur des biens. Néanmoins, cette contradiction se résout comme toutes les autres : par la dimension temporelle, et par le de va-et-vient. Les personnes les plus renommées créent la valeur, mais ces valeurs préexistaient suffisamment pour permettre de reconnaître ces personnes-là.
Au contraire, pour un conservateur, ce sont les biens qui ont une valeur par eux-mêmes, indépendamment des rapports sociaux, des personnes influentes. La culture est donc une succession de géants, qui produisent des œuvres qu'on appelle des sommets, et qu'il convient d'étudier, lire, méditer, avec une piété religieuse (et des nains qui produisent des biens sans valeur). La valeur des personnes dépend donc seulement des ressources culturelles dont elles disposent. Leur valeur est donc objective, et ne dépend pas des jugements sociaux sur eux. 

L'opposition fondamentale réside donc entre ceux qui placent la valeur culturelle dans un aspect extra-culturel, et ceux qui donnent de l'autonomie à la culture, de sorte que la valeur des biens culturels ne dépend que de critères internes au type de biens culturels considérés. Autrement dit, et très grossièrement, pour un bourdieusien, un œuvre d'art contemporain est bonne parce que les galeristes renommés et les commissaires d'exposition sont prêts à payer chers pour la vendre ou l'exposer; pour un conservateur, une œuvre d'art contemporain est bonne parce qu'elle innove au point de vue formel, qu'elle traite son sujet avec finesse, pertinence, etc.
Je voudrais montrer que ces deux conceptions, malgré leurs différences, font une erreur commune, les conservateurs parce qu'ils ne voient pas que l'origine de la valeur culturelle ne vient pas de la culture elle-même, mais bien de la société, et les bourdieusiens parce qu'ils ne voient pas que ce même constat implique que la valeur culturelle n'en est pas vraiment une, mais est seulement une valeur sociale. Autrement dit, il n'y a pas de capital culturel, il y a seulement un capital social (et symbolique). Je voudrais donc montrer que la culture n'est pas inégalitaire, c'est seulement la société qui est inégalitaire, et c'est seulement la confusion du culturel et du social qui explique cette croyance partagée en la dimension inégalitaire de la culture.

Pour bien comprendre la nature de la difficulté, il faut d'abord parler de ce qu'est une société, une communauté et une culture. Une communauté est un groupe lié par une culture commune. Dans celle-ci, les individus se comprennent, parlent ensemble, ont les mêmes coutumes, valorisent les mêmes choses. Au sein d'une communauté, les individus sont égaux. Puisque tous ont les mêmes idées et valeurs, il n'est pas possible de les classer. Et toutes les choses qui sont tenues pour inférieures n'appartiennent pas à cette communauté, mais aux autres. L'inférieur est étranger à la communauté, et non pas au sein d'une communauté. Autrement dit, l'inégalité se définit par le rapport entre deux communautés (ou plus), et pas au sein d'une seule. Quant à la société, elle n'a pas vraiment de culture commune. Elle est seulement le lieu de rencontre entre communautés. Pour que cette rencontre ait lieu, il faut bien entendu que certains éléments culturels soient communs (la langue, en priorité, quelques idées et valeurs communes, etc.). Mais justement, ces points communs sont ceux qui ne font pas l'objet des inégalités culturelles. Car l'inégalité est toujours une inégalité de possession.
Ainsi, ce que l'on appelle inégalité culturelle est d'abord une inégalité entre classes sociales. C'est parce qu'il y a des catégories sociales distinctes, ayant chacune leur culture, qu'il y a aussi des inégalités, parce que ces classes sociales sont inégales, dans leurs rapports de force au sein de la société. Pour qu'une différence entre cultures puisse se traduire en termes d'inégalités, il faut donc déjà que ces classes sociales soient hiérarchisées, sinon, les différences resteraient des différences. Ou bien, chaque communauté classerait les autres comme inférieures, mais nous resterions dans le relativisme absolu, sans possibilité d'établir une commune mesure. Pour que la société soit réellement structurée selon des inégalités, il faut donc qu'une classe domine, et qu'elle impose sa culture comme celle qui doit dominer. Qu'est-ce qui justifie ces propos? Dans une communauté, les biens culturels tenus pour inférieurs ne circulent pas. L'amateur d'opéra n'écoute pas de rap (je me place sur le plan des principes, car évidemment, en réalité, la plupart des individus croisent les influences). Donc cette communauté n'a pas les moyens de hiérarchiser. De même, dans la communauté des amateurs de rap, on n'écoute pas d'opéra, donc, là aussi, la hiérarchie est impossible. De toutes façons, même en tenant compte des individus réels, qui appartiennent à plusieurs communautés et peuvent donc les comparer, cela ne résout pas les conflits de valeur entre ces cultures. Si un amateur de rap écoute de l'opéra, cela ne permet pas de déterminer s'il faut placer l'opéra au-dessus du rap, ou l'inverse.

Les inégalités de force entre communautés ne peuvent donc pas être culturelles, car chaque communauté n'a pas les moyens d'évaluer les ressources culturelles qu'elle tient pour inférieures. Les inégalités ont une autre origine. Celles-ci sont ou bien économiques, ou bien sociales, ou bien symboliques. Les inégalités culturelles ne font que refléter les inégalités sociales. La culture dominante est celle des classes dominantes, parce que les cultures, par elles-mêmes, ne dominent pas. La culture, par définition, est commune, partagée, donc égalitaire. C'est seulement l'existence des classes, et des stratégies individuelles pour se hisser aux classes dominantes, qui explique que les cultures se soient trouvées hiérarchisées. Pour appartenir aux classes supérieures, il faut ressembler aux individus des classes supérieures. Pour cette raison, il faut partager leur culture. Mais leur culture n'est pas supérieure, elle est seulement autre.


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