jeudi 5 décembre 2013

Le spectateur impartial et l'égoïsme

Les jugements moraux ne s'adressent pas en priorité à nous-mêmes. Le plus souvent, ils viennent des autres, qui nous rappellent à nos obligations. Pas besoin d'être un adepte de Levinas pour comprendre cette évidence. La forme de la morale est d'abord l'indignation d'autrui devant nos actes, et la prescription d'agir autrement que ce que l'on a fait. C'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut pas suivre Levinas jusqu'au bout, lorsqu'il fait de l'interdit du meurtre le fondement du rapport aux autres. Jamais personne ne nous a rappelé qu'il ne fallait pas tuer, tout simplement parce que nous n'avons jamais tué (ce "nous" exclut les meurtriers, bien évidemment, c'est-à-dire la quasi-totalité d'entre nous). Nous comprenons bien que nous ne devons pas le faire, bien qu'on ne nous l'ait jamais dit explicitement. On ne formule explicitement une règle morale que si elle a été transgressée. Et ce sont les autres qui la formulent, parce qu'un individu seul n'aurait pas naturellement tendance à se reprocher quoi que ce soit. Certes nos sociétés s'appuient sur le sentiment de culpabilité, mais celui-ci doit être cultivé, et n'est pas inné chez les individus (comme le montrent les travaux d'anthropologie, pour qui, si toutes les sociétés cultivent la honte auprès d'autrui, seules certaines sociétés cultivent la culpabilité face à soi-même).

Ce sont donc les autres qui nous jugent pingres, malveillants, impolis, menteurs, envieux, etc. Tous les jugements négatifs peuvent se ramener, si l'on admet que l'on ne fait jamais le mal pour le mal, pour le plaisir gratuit de détruire et de nuire, à de l'égoïsme. Est égoïste celui qui néglige les autres, qui prend plus que ce qui lui est dû, qui tente d'utiliser les autres comme des moyens pour son bien-être personnel, etc. Je prétends donc que, sous une forme ou une autre, toute immoralité réside dans l'égoïsme, et que réciproquement, toute moralité réside dans l'altruisme. 
Ruwen Ogien distingue morale minimale et morale maximale, la seconde contenant des devoirs envers soi-même. Il souhaite limiter la morale à proprement parler à la morale minimale, celle qui concerne le rapport à l'autre, et affirme donc que le rapport à soi-même est moralement neutre. Chacun est parfaitement libre de faire ce qu'il veut de lui, sans qu'un blâme moral puisse lui être fait. Cette conception, qui paraît avoir pour elle le bon sens, n'est en réalité pas si facile à défendre. Il est très difficile de distinguer ce qui relève vraiment du rapport à soi, et ce qui, en réalité, relève aussi du rapport à l'autre. Pour donner un exemple, quand je me laisse aller et que je bâcle les cours que je donne à mes élèves, Ogien dirait que cela ne concerne que moi et ma paresse. Mais il me semble qu'en faisant cela, je nuis aussi à mes élèves, en ne leur donnant pas les cours auxquels ils peuvent prétendre. J'aurais donc tendance à dire que, dès lors que nous sommes en société, et que nous avons en permanence des rapports de dépendance aux autres, il n'est plus possible de distinguer ce qui ne concerne que nous-mêmes, et ce qui concerne les autres. Il n'y a aucune activité qui n'ait pas un effet plus ou moins direct sur les autres et sur l'état de sa société. Pour prendre un exemple typiquement libéral (et le retourner contre les libéraux), je peux très bien m'estimer pénalisé si toutes mes relations passent leur temps à se droguer (pour un libéral, la drogue doit être en vente libre), plutôt qu'à jouer du violon, bricoler des moteurs de voiture, ou aller à des expositions de peinture. Il faut être absolument fou pour dire : "les autres peuvent vivre comme ils veulent, ça ne me regarde pas ; moi, je me livre aux activités qui me plaisent". Car on ne risque pas d'arriver à faire quoi que ce soit, si on ne peut pas compter sur l'aide de professeurs, sur des amis pour faire les choses avec nous, des rivaux pour nous stimuler, etc.
J'en viens donc à ce que je voulais montrer : toute immoralité est une forme d'égoïsme, de négligence de l'autre, que l'on néglige des devoirs qui visent directement les autres (être courtois, honnête, partager ses biens, etc.) ou que l'on néglige des devoirs qui visent plutôt nous-mêmes (être courageux, chercher à apprendre, etc.). On ne peut certes pas régler son existence sur les besoins des autres. Il serait absurde de se forcer à jouer du piano parce que c'est ce que le public veut, alors que l'on rêve de jouer du violon. Il y a donc une certaine autonomie à trouver vis-à-vis des autres. Mais cette autonomie ne doit pas aller jusqu'à l'indifférence complète de notre effet sur eux. Autrui a un certain droit sur nous. Négliger ce droit, c'est cela, être égoïste. Il faut d'ailleurs relever la réciproque : ne pas faire jouer les droits que nous avons sur les autres, c'est aussi une forme d'égoïsme. Nous avons une prétention légitime à demander aux autres de nous aider, de nous donner, de tenir compte de nous. Renoncer à cette prétention, c'est égoïste, car c'est l'attitude exactement réciproque de celui qui refuse de concéder quoi que ce soit aux autres.
J'insiste sur le fait que ce droit que nous avons sur les autres doit être dosé avec soin. Il ne saurait se contenter du fait que l'égalité règne. Un monde dans lequel chacun a des droits considérables sur les autres, mais où réciproquement, les autres ont aussi des droits considérables sur chacun, ce monde serait assez détestable, car il nous obligerait à modifier de manière considérable nos désirs. Inversement, un monde dans lequel personne ne peut quasiment rien demander à personne d'autre serait tout aussi invivable. Nous ne parviendrions jamais à rien.  Il y a donc un équilibre à trouver, l'égalité ne suffit pas. Tout ceci est assez informel mais il ne me semble pas possible de faire mieux (un problème voisin se pose lorsque l'on essaie de faire passer des devoirs héroïques pour des devoirs ordinaires; l'utilitarisme, par exemple, exige que nous donnions aux pauvres tout l'argent dont nous disposons en plus, parce que cet argent sera mieux utilisé, en vertu du principe d'utilité marginale décroissante de l'argent. Dans cet exemple du don, il me semble que la règle du juste milieu, évalué informellement, est bien meilleur. Ne rien donner est égoïste, tout donner est d'un niveau de sainteté inhumain, donner un peu est la meilleure chose)

Après ce très long préliminaire, j'en viens maintenant à l'objet de cet article, à savoir le spectateur impartial. Cette idée appartient à la philosophie morale anglaise du XVIIIème. Elle sert à donner un procédé pour déterminer objectivement, de manière aussi neutre que possible, ce qui est bien ou mal en moral. Est bien ce qu'un spectateur impartial juge bien, car un spectateur ayant des intérêts en jeu risque de mal juger, à cause de son implication. On ne peut être juge et parti, dit-on familièrement. Le spectateur impartial est un juge pur, quelqu'un qui n'a ni à gagner ni à perdre dans un jugement. C'est pourquoi son jugement serait objectif.
Or, comment juge-t-on impartialement de l'égoïsme ou de l'altruisme d'un homme? C'est malheureusement quelque chose qui est conceptuellement impossible. En effet, pour juger un homme, il faut appartenir à sa communauté, partager ses valeurs, sans quoi le jugement ne serait pas informé, pas légitime. Les ethnologues sont un cas particulier. Ils semblent comprendre une société, sans pour autant y appartenir. Mais justement, ils n'ont pas le pouvoir de juger les individus de la société qu'ils étudient. Et s'ils sont capables de prévoir que la société qu'ils étudient aurait jugé un individu ainsi ou ainsi, ils ne montrent même pas par là qu'ils comprennent les valeurs d'une société et les partagent. Ils montrent seulement qu'ils sont capables de décrire des réactions collectives à certains comportements individuels. Ils décrivent, ils ne jugent pas. Du moins, c'est l'interprétation positiviste du travail des ethnologues. On peut en avoir une autre interprétation, plus compréhensive, herméneutique. Dans celle-ci, le travail des ethnologues consiste à se plonger dans une culture jusqu'à en partager les modes de pensée, les comprendre. Et en ce qui concerne les valeurs, toute compréhension est une adhésion. Comprendre la virginité, la chasteté, le courage guerrier, la piété, et autres valeurs qui n'ont plus cours chez nous, c'est parvenir à se décentrer, à quitter sa culture, et à comprendre une culture qui n'est pas la nôtre. Bien entendu, on peut toujours, au final, rejeter cette culture et ses valeurs. Mais tant qu'on l'adopte, on adhère aussi à ses valeurs. La comparaison avec la langue me semble valide. On peut très bien avoir une préférence pour le français plutôt que, disons, pour le globish. Il n'empêche que, si on adopte le globish, le gouvernement des hommes ne se dit pas "gestion", ou "direction", mais "management". De même, si on adopte le perspective des sociétés traditionnelles, on est aussi obligé d'utiliser et de valoriser les concept de virginité, chasteté, etc.
Lorsqu'il est question d'égoïsme, la nécessaire appartenance du juge à la communauté de la personne jugée est problématique. Car alors, traiter quelqu'un d'égoïste revient à dire que cette personne ne fait pas assez d'efforts envers les autres, donc directement ou indirectement, envers nous-mêmes. Nous y gagnons à ce que les autres soient altruistes, parce que cela nous permet de satisfaire notre propre égoïsme. C'est pourquoi l'injonction à être altruiste ne saurait être désintéressée. Et il devient impossible, du juge ou de la personne jugée, de dire laquelle des deux est égoïste. Qui l'est? Celui qui ne pense qu'à lui, ou celui qui reproche aux autres de ne pas assez penser à lui? Si le spectateur impartial existait, ce problème pourrait être tranché. Mais puisqu'il n'existe pas, les reproches d'être égoïste engagent les rapports de force entre personnes. Celui qui est le plus convaincant l'emporte, c'est-à-dire, souvent, celui que la société considère comme en situation plus légitime que l'autre.

Je ne dis pas que les reproches d'égoïsme sont absolument impossibles, mais au moins qu'il nous faut avoir un soupçon généralisé envers eux. Il nous faut nous méfier de nos jugements envers les autres. Parfois, nous sentons que nous avons des revendications envers eux, mais nous avons quand même l'impression d'être objectifs. C'est délicat.
Et plus généralement c'est l'habitude, dont la philosophie abuse, d'adopter des postures surplombantes qui doit être mise en question. Les philosophes se mettent trop souvent dans une posture où l'erreur a été éliminée, ou les cas ambigus n'existent plus, où les auteurs n'ont plus le moindre intérêt humain à la prise de parole.
Les hommes ordinaires se font passer pour des anges, les philosophes pour des purs esprits.

5 commentaires:

  1. Tu te trompes complètement lorsque tu fais du libéralisme une sorte d'état d'esprit indifférent, consistant à ne pas se soucier de ce que peut faire ou penser le voisin. Le libéralisme est une "morale" politique (pour reprendre la description de Dworkin), qui demande au gouvernement (et non aux citoyens !!) d'être neutre par rapport aux conceptions du bien de chacun. Cela suppose l'établissement d'un système de droits individuels, mais n'implique nullement que chacun s'abstienne d'approuver ou de blâmer les autres.

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    1. Tu as tout à fait raison de souligner le fait que, pour le libéralisme, il faut distinguer le politique et le social, ou l'Etat et la société. En société, les individus sont libres de défendre leurs valeurs, d'influencer leurs proches, etc. En politique, par contre, autant l'Etat que les citoyens se doivent de ne pas tenir compte des religions et des options morales de chacun, aussi bien lorsque l'Etat applique des décisions de justice, des mesures politiques, que lorsque les citoyens argumentent et débattent ensemble.

      Par contre, je n'accepte plus ta distinction entre l'Etat et les citoyens, pour la raison que l'on peut deviner ci-dessus. Si les citoyens argumentent en faveur d'une loi en mentionnant leur religion, ou en condamnant des pratiques moralement barbares d'une minorité, ils cessent d'être libéraux, et l'Etat aussi cessera vite de l'être dès lors que ces citoyens sont en majorité. Je reprends donc l'expression de morale, que tu utilises, en affirmant que le libéralisme suppose une certaine morale individuelle.

      J'en viens maintenant à cette morale individuelle. Tu as raison de dire qu'elle n'est pas une indifférence à ce que fait son voisin, car c'est humainement impossible (tant mieux!). Mais elle est une forme de renoncement, ou de tolérance. Elle demande à chacun de ne pas résoudre ses conflits moraux, philosophiques, ou religieux au moyen des institutions publiques. Autrement dit, l'Etat ne peut pas devenir le bras armé d'une communauté ayant en vue de s'imposer sur les autres. Il peut bien y avoir conflits entre sociétés, mais l'Etat ne doit pas intervenir. Je crois que cette morale est extrêmement exigeante, et peut-être même, impossible. Car si l'Etat n'est qu'un instrument au service de la vie bonne, comment ne pas vouloir s'en servir pour imposer ce qui nous semble être la vie bonne? Pourquoi accepter un tel renoncement? Bien sûr, les libéraux avaient raison de vouloir lutter contre la violence et l'arbitraire, mais pourquoi donc la majorité devrait-elle renoncer à imposer ses vues, quel que soit le domaine? La majorité l'emporte bien quand il s'agit de savoir s'il faut une politique économique de droite ou une politique de gauche. Pourquoi ne pourrait-elle pas aussi l'emporter pour savoir s'il faut rétablir les rites catholiques obligatoires, plutôt qu'autoriser et généraliser le travail le dimanche?
      Je veux dire que la plupart des individus n'ont tout simplement pas la moindre idée de ce que signifie cette morale libérale. J'en veux pour preuve les discussions au sujet du mariage des homosexuels. Tous les opposants brandissent la menace d'une mutation anthropologique. Un bon libéral verrait que ce n'est pas un argument autorisé. Car chacun est libre d'avoir sa conception de ce qu'est une famille, dès lors qu'il n'impose pas aux autres son modèle. Mais ces individus n'ont-ils pas au fond raison (d'utiliser des arguments moraux, je ne me prononce au sujet du mariage des homosexuels)? Si le libéralisme se réduisait à autoriser chacun à penser ce qu'il veut dans son for intérieur, ce serait très simple. Sauf que nos croyances impliquent des actes, des manières de vivre, et que celles-ci ont un effet sur les autres. Dès lors, on ne voit pas au nom de quoi les individus devraient accepter de renoncer à agir sur les autres, pour protéger leurs propres manières de vivre, ou pour supprimer celles des autres.

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    2. J'ai dit, en reprenant les termes de Dworkin, que le libéralisme est une morale politique, je n'ai pas dit qu'il s'agit d'une morale individuelle. Y a-t-il seulement un sens à parler d' "individu libéral" ? Ce n'est pas l'individu qui est libéral, mais les politiques menées. L'individu, lui, est tolérant ou non, mais dans tous les cas il est tenu de respecter la loi. L'Etat, dans la conception libérale, n'est pas un instrument en vue de la vie bonne, ou en tout cas d'une conception particulière de la vie bonne : ce serait commettre une discrimination évidente envers ceux qui ne la partagent pas ; et cela n'importe qui peut le comprendre. Pour répondre brièvement, on ne voit pas très bien pourquoi les individus en société renonceraient à l'usage de la violence individuelle pour imposer leurs opinions si c'est pour faire ensuite la même chose au moyen de l'Etat.

      Le libéralisme (du moins de celui de Dworkin) accepte la règle de la majorité comme le meilleur moyen de traiter les citoyens en égaux, mais il n'en fait pas un absolu, et le caractère démocratique d'un régime politique tient bien davantage, de son point de vue, dans la garantie des droits individuels, fût-ce contre la décision majoritaire.
      A vrai dire, le libéralisme ne repose pas exactement sur une distinction entre le gouvernement et l'individu, parce qu'on ne gouverne jamais contre les individus, mais plutôt entre l'homme et le citoyen, qui doit sans doute en effet adopter un certain esprit de tolérance, en tant que citoyen. Le paradoxe est qu'on n'attend rien de l'homme (de la société civile) et tout du citoyen. La distinction est sans doute difficilement soutenable.

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    3. "on ne voit pas très bien pourquoi les individus en société renonceraient à l'usage de la violence individuelle pour imposer leurs opinions si c'est pour faire ensuite la même chose au moyen de l'Etat.". Curieuse remarque. Il suffit de lire quelques lignes de Hobbes pour comprendre pourquoi. Si chacun use de la violence, on tombe dans les guerres civiles interminables, par contre, si l'Etat use de la violence, la dissymétrie des forces est telle qu'il vainc facilement et peut instaurer la paix durablement. Voici donc pourquoi les individus seront toujours tentés d'utiliser l'Etat pour imposer leur conception du bien : il est plus facile d'imposer sa doctrine avec des soldats, des policiers et des juges qu'avec des arguments, des tickets de réduction, ou tout autre moyen autorisé aux individus de la société civile.

      Ce n'est pas exactement le lieu pour poursuivre cette discussion sur le libéralisme. Néanmoins, elle est extrêmement importante à mes yeux. J'essaierai d'y revenir prochainement. Je pense le faire sous un angle très traditionnel, celui du problème théologico-politique.

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    4. Et il suffit de lire quelques lignes de Locke pour comprendre pourquoi cela ne tient pas : éviter les fouines pour s'en remettre au lion...

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