mercredi 21 mai 2014

L'art est-il un divertissement?

Les avis les plus opposés circulent sur la valeur de l'art. Certains y voient la chose la plus sérieuse au monde, celle à laquelle nous nous livrerions tous si nous n'étions pas sans cesse ramenés à des tâches plus prosaïques. Ceux là mettent en général les sciences sur un pied d'égalité avec les arts. Ils sont généralement assez sévères avec notre époque, dont ils condamnent le philistinisme. Les autres, au contraire, ont un rapport moins religieux aux œuvres d'art, et y voient avant tout un moyen de se divertir, de passer de bons moments, sans que cette activité ait une valeur humaine plus profonde. Pour eux, un homme qui ne s'intéresse pas aux arts n'est pas inférieur à celui qui s'y intéresse. L'art n'est qu'un passe-temps parmi d'autres, comme peuvent l'être la couture, le sport, le bavardage avec des amis, etc.
Il faut être attentif au fait que, très souvent, notre position sur le sujet résulte davantage d'une position sociale que d'une véritable réflexion sur le sujet. Dans les milieux cultivés, où être cultivé constitue donc par définition un critère de distinction, revendiquer un rapport décontracté aux œuvres d'art est impossible. Ce type de milieu a tendance à valoriser l'art et à exiger du public une attitude ascétique. On doit "relire" Flaubert et ne jamais avoir lu de sa vie Guillaume Musso, et adopter toujours l'attitude studieuse et scolaire, autrement dit, pieuse et religieuse, qui montre que l'art est chose infiniment sérieuse. Inversement, dans un milieu moins cultivé, on évite autant que possible de "se prendre la tête", et on favorise des œuvres d'art plus compatibles avec une forme de plaisir n'exigeant pas, pour être ressentie, un exercice douloureux. Je précise ceci, non pour faire de la sociologie sauvage, mais pour rappeler combien nos jugements esthétiques, et notre rapport à l'art, sont puissamment déterminés par des facteurs sociaux. Une fois qu'on nous a inculqué la discipline scolaire dans la lecture des textes (souci du style, de la construction du récit, du rapport entre le narrateur et les personnages, etc.) apprécier Guillaume Musso est impossible. Inversement, sans cette discipline scolaire, il est à peu près impossible d'apprécier Flaubert. Donc, essayons de laisser ces déterminismes de côté, et prenons la question aussi vierges de préjugés que possible. 

Il me semble à peu près impossible de répondre à la question si massivement, en parlant d'art en général. Une première distinction s'impose, entre d'un côté, les œuvres d'art narratives, et de l'autre toutes celles qui ne le sont pas, ou du moins ne le sont pas de manière évidente. J'opposerai donc le roman, le théâtre, le cinéma, l'opéra, la bande dessinée, qui sont des arts narratifs, et la peinture, la musique, la sculpture, l'architecture, la photographie, qui n'en sont pas. Appelons les des arts sensitifs, parce qu'ils semblent s'adresser davantage à nos sens qu'à notre capacité de se raconter des histoires. 
Pourquoi faire cette distinction? Parce que je souhaite envisager le divertissement de manière pascalienne, à savoir comme une activité qui fait diversion, qui nous permet de nous évader, de penser à autre chose qu'à notre condition. Je ne souhaite pas cependant, comme Pascal le fait dans ses Pensées, considérer que toutes nos activités sans exception sont des formes de divertissement. Car ce serait répondre à peu de frais à la question que nous nous posons. De plus cela reviendrait à nier des différences importantes entre nos activités. Certaines ont vraiment pour effet de nous divertir. C'est leur but reconnu et assumé. Par exemple, l'employé de bureau qui part en vacances au bord d'une plage méditerranéenne le fait dans ce but. Il n'a strictement rien à y gagner. Il n'apprend rien, perd son argent, n'améliore pas vraiment sa santé (les coups de soleil sont mauvais pour la peau), etc. Son seul "gain" (le mot est impropre) est le plaisir que lui apporte ce divertissement. Par contre, d'autres activités ont une fonction qui mérite une discussion sérieuse. Quand une femme lit Madame Bovary, elle le lit peut-être aussi parce qu'elle y trouve quelque chose qui la concerne profondément (son désir d'une vie plus trépidante, pour aller vite).
Il faut donc distinguer ce qui nous concerne, autrement dit ce qui a un rapport avec notre vie, envisagée comme un récit, et ce qui ne s'inscrit pas dans notre récit de vie, et qui vient s'ajouter comme un élément autonome. C'est pour cela que j'ai voulu distinguer les arts narratifs et les arts sensitifs. A première vue, les arts sensitifs sont nécessairement indépendants. Il n'y a aucun sens évident par lequel un tableau de nymphéas par Monet ou de la montagne sainte-Victoire par Cézanne puisse se raccrocher à nos existences. Je n'ignore pas que certains philosophes ont tenté de donner une fonction à de telles œuvres d'art (Bergson, dans Le Rire, par exemple, essaie de donner une fonction cognitive à la peinture : elle nous montre les choses telles qu'elles sont, débarrassées des considérations pratiques qui les obscurcissent). Mais je ne pense pas qu'on puisse y trouver un lien fort avec la biographie d'un individu. Je m'arrête sur ce sujet qui est trop différent pour être traité ici. Alors que les arts narratifs peuvent être en rapport avec notre vie. J'ai déjà mentionné Madame Bovary qui peut questionner une femme qui trouve que son mariage est raté et sa vie trop terne. Mais on pourrait trouver un nombre infini d'exemples d’œuvres d'art dont les personnages nous ressemblent, et qui nous permettent de réfléchir à nos vies par leur intermédiaire. 
On arrive donc à la thèse suivante : chaque fois que l'art nous parle de ce qui nous concerne personnellement, alors il n'est pas un divertissement; par contre, chaque fois qu'il parle de choses qui n'ont qu'un vague rapport avec nous, il devient un divertissement. 

Cette conclusion doit surprendre. Elle implique qu'un élève de terminale qui lirait Madame Bovary ne peut le faire qu'envisagé comme un divertissement. Il me semble qu'il faut pourtant la tenir pour vraie. Elle a trois conséquences :
1) il faut distinguer le plaisir pris à une activité et le divertissement. Les œuvres d'art scolaires se caractérisent souvent par la nécessité d'adopter une attitude ascétique, un certain renoncement au plaisir. Cela n'empêche pas qu'elles puissent nous divertir. En faisant un tout petit effort de mépris, chacun découvrira un bon nombre d’œuvres dont l'intérêt est purement historique, ou relatif à la culture générale attendue de chacun (Germinal de Zola? Oedipe-roi de Sophocle?). 
2) il faut distinguer deux types d'intérêt pour les œuvres d'art. Il y a un intérêt qui résulte du fait que notre vie soulevait déjà les thèmes abordés par une oeuvre narrative. Cet intérêt pourrait être qualifié d'éthique. Et il y a un autre intérêt, celui que nous avons pour découvrir des domaines de la vie que nous n'avons pas expérimenté directement. Cet intérêt est esthétique. La différence entre intérêt éthique et intérêt esthétique est relativement floue, parce qu'il y a beaucoup d’œuvres dont on ne saurait dire si elles nous concernent directement, ou si elles parlent de quelque chose que nous ne vivons pas. Par exemple, le film X-Men met en scène des combats entre des mutants disposant de pouvoirs surnaturels. A première vue, c'est un exemple paradigmatique de divertissement. Pourtant, le film soulève la difficulté de faire admettre sa différence au sein d'une société qui véhicule sans cesse des injonctions à la normalité. En cela, beaucoup d'entre nous peuvent se sentir fortement concernés par ce film. 
3) L'intérêt éthique a deux natures. Il peut porter sur des choses que nous avons déjà vécues, et que nous cherchons à comprendre. C'est une activité à laquelle nous nous livrons sans cesse quand nous rêvons, que nous repensons à ce que nous avons fait. Les arts narratifs permettent d'aller plus loin, et d'offrir un point de vue extérieur qui peut être plus lucide sur notre vie. Mais il peut aussi porter sur l'avenir, que nous nous préparons à voir arriver et que, pour cette raison, nous cherchons dès à présent à expérimenter. Ainsi, même si quelque chose ne nous est pas arrivé, on peut avoir un intérêt éthique et non esthétique, chaque fois que nous pensons que ce qui est raconté va nous arriver, ou le peut selon une forte probabilité. C'est en cela qu'une jeune fille peut avoir un intérêt éthique pour Madame Bovary. Dans les faits, cela me semble à peu près impossible. Mais peu importe. 

Voici donc pourquoi ceci peut choquer : l'école nous apprend à ressentir un intérêt esthétique aux œuvres d'art, et cette attitude, qu'on peut aussi bien dire "désintéressée", comme le fait Kant, est de l'ordre du divertissement. L'école apprend chacun à se détacher de ses propres intérêts, et à voir l'art comme un divertissement. L'école est étymologiquement skholè, détachement, temps libre. Et à la différence des Grecs, rien ne nous autorise à séparer si radicalement la vie animale (zôê) et la vie humaine (bios). Donc rien ne nous permet de mépriser la vie humaine en général, et de valoriser tout ce qui nous permet de vivre et de penser autre chose qu'elle. Il est tout à fait respectable de ne s'intéresser qu'à sa propre vie, tant que cette vie a des horizons suffisamment ouverts (je veux dire par là qu'on mépriserait, à raison, quelqu'un dont la vie se limite à briller socialement, aux résultats de son club de football préféré, à s'acheter des robes, etc.)
Cette ouverture à autre chose qu'à nous-même risque au contraire de rester terriblement abstraite et creuse, si elle se limite aux œuvres d'art. Pascal dit, dans les Pensées : "Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux". Il faut dire la même chose de toutes les œuvres de fiction qui n'ont pas pour effet de nous faire réfléchir à nos propres vies, mais qui n'ont pour effet qu'un certain dépaysement, un goût de l'exotisme. Je ne nie pas que ce goût pour l'exotisme que favorise l'école puisse avoir, dans certains contextes, une utilité morale (nous rendre plus tolérants, ouverts). Mais en lui-même, il ne vaut rien. Une oeuvre tire sa valeur du fait qu'elle parle de nous, et non du fait qu'elle nous divertit.
La littérature, les films, n'ont donc un intérêt que s'ils produisent sur nous des changements, qu'ils nous poussent à reconsidérer certaines attitudes, certains modes de vie. Ils doivent pouvoir nous confirmer dans certains choix, nous montrer qu'ils sont des impasses, ou au contraire nous montrer que nous faisons bien des les assumer. Ils doivent aussi nous rendre moins naïfs sur les mécanismes qui nous dirigent inconsciemment. Ils nous renseignent aussi sur les autres avec qui nous vivons. Mais l'important est de ne jamais tomber dans la pure érudition, autrement dit le goût pour l'exotisme. Ou plutôt : je n'ai rien contre l'idée que certains se livrent à des activités sans intérêt. Il faut seulement être conscient que l'attitude esthétique n'a justement aucun intérêt, sauf un, la vanité dont parle Pascal, que nous appellerions aujourd'hui snobisme.

En conclusion, les arts narratifs ne sont du divertissement que si nous adoptons l'attitude esthétique, désintéressée. Au contraire, l'intérêt éthique que nous pouvons avoir pour ces œuvres en fait des activités sérieuses. Il faut donc rejeter comme contradictoires les jugements méprisants vis-à-vis des classes populaires, qui leur reprochent à la fois de prendre l'art comme un divertissement, et de ne pas être capable d'adopter une attitude esthétique. L'art n'est un divertissement que pour celui qui ne le relie pas à sa propre existence. Et il est inévitable que quelqu'un dont toute l'existence serait de lire et de regarder des films ou du théâtre ne peut qu'adopter une approche esthétique, puisque sa vie est presque vide. Au contraire, quelqu'un dont la vie est riche trouvera dans l'art non pas un motif d'évasion, mais un moyen de comprendre plus profondément ce qui lui arrive. 

2 commentaires:

  1. Merci pour cet article très clair et très intelligent. J'avais juste une question, si l'art n'est art qu'à partir du moment où il renvoie au réel, à la vie, est-ce que vous en concluez que l'art est utile? L'art aurait donc une utilité d'ordre éthique? Il serait même défini par cette utilité ? Cela me choque un peu, mais en soi vis-à-vis de la question du divertissement, cela fait sens.

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    1. Merci de votre retour positif. La notion d'utilité semble dévaloriser l'art parce qu'elle impliquerait que l'art n'est pas une fin en soi mais un moyen en vue d'autre chose que lui. Cependant, l'alternative n'est pas exclusive : nous pouvons très bien accorder une valeur intrinsèque aux expériences esthétiques produites par l'art, et en même temps utiliser l'art comme un moyen de mieux comprendre notre vie et mieux appréhender les choix auxquels nous sommes confrontés. Autant il semblerait absurde de réduire l'art à une fonction éducative ou cognitive, autant réduire l'art à sa dimension d'expérience esthétique ayant une valeur intrinsèque serait, là encore, réducteur (c'est justement pour cela que je parlais de divertissement).

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