jeudi 8 mai 2014

Morale et éthique

Les discussions contemporaines sur la morale opposent : 
- les conséquentialistes, selon lequel le bien consiste à maximiser une certaine valeur, telle que le plaisir, ou la satisfaction des préférences individuelles
 - les déontologistes, selon lequel le bien consiste à suivre certaines règles obtenues par une réflexion rationnelle, ou par déduction à partir de la nature humaine
 - les éthiques de la vertu, d'inspiration aristotélicienne, pour qui le bien consiste à posséder et à mettre en pratique les vertus pratiques et intellectuelles dans sa vie.
Et généralement, on insiste sur la grande différence entre les déontologistes et les conséquentialistes d'un côté, qui sont soucieux de la généralité de leur propos, et autant que possible, de fixer des procédures extrêmement précises pour résoudre tous les cas possibles, et les éthiques de la vertu de l'autre, qui affirment que la généralisation est impossible, parce que la première des vertus est une forme de prudence au sens aristotélicien, donc une capacité de comprendre, malgré la singularité de la situation qui se présente, la réaction la plus appropriée. Il est donc inutile ou même impossible de fixer abstraitement une liste de règles, puisque la vertu est justement la capacité de se donner une règle appropriée aux circonstances.Alors que les déontologistes ou les conséquentialistes, eux, souhaiteraient dans l'idéal disposer d'une procédure mécanique pour trancher tous les cas possibles (un peu comme un texte de loi qui ne laisserait plus qu'au juge à être une simple bouche de la loi). 
Je n'insiste pas là dessus, ce sujet a été traité mille fois. Je voudrais plutôt proposer un autre axe de lecture de cette distinction. Cet axe n'est pas du tout en désaccord, il est plutôt complémentaire, et, me semble-t-il plus fondamental, de sorte que cette distinction entre une éthique de l'attention au particulier, et une morale des règles générales s'en trouvera tout à fait évidente.

Puisque j'ai introduit les notions d'éthique et de morale, je souhaite conserver cet usage des notions, et j'appellerai dorénavant "éthique", cette éthique des vertus, dans laquelle il s'agit d'être sensible à la diversité des situations, et de mettre en œuvre les vertus appropriées aux circonstances. Quant à la morale, elle désigne aussi bien le conséquentialisme que le déontologisme, donc toute approche des rapports humains dans laquelle un certain nombre de règles explicitement formulées doivent être suivies. Je précise aussi que vouloir rapprocher ceci de la distinction que fait Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre n'apporterait que de la confusion. En effet, Ricoeur met tout particulièrement dans l'éthique la recherche de la vie bonne, alors que la morale comprend les règles qui sont des frontières délimitant l'espace dans lequel une vie bonne peut se déployer. En gros, chez Ricoeur, l'éthique donne l'énergie, et la morale canalise. Alors que pour moi, autant l'éthique que la morale canalisent, et ce désir de la vie bonne doit être placé sur un tout autre plan (peut-être comme une vertu? Est-ce l'optimisme? La volonté de vivre? peu m'importe pour le moment).
Ainsi, comme je l'ai dit, j'admets cette différence entre l'éthique et la morale. Par contre, je n'accepte pas du tout l'idée que celles-ci puissent être en concurrence. Or, c'est le plus souvent ainsi qu'on les présente aujourd'hui, et tout particulièrement depuis le travail de Gilligan sur l'éthique du care (cf. Une voix différente). En effet, celle-ci prétend qu'il y a deux manières de résoudre les dilemmes moraux, une approche centrée sur la justice et sur d'autres notions abstraites (dignité, propriété, etc.), et une autre centrée sur les personnes, et sur l'attention aux particularités de la circonstances. Si on propose à des enfants le fameux dilemme de Heinz (sa femme est malade, lui est pauvre, et le pharmacien ne veut pas lui donner le médicament), les petits garçons auraient donc tendance à mettre en balance le fait de sauver une vie humaine et le respect de la propriété d'autrui, alors que les petites filles chercheraient plutôt à faire dialoguer Heinz et sa femme, ainsi que Heinz et le pharmacien, afin qu'une solution émerge à partir des échanges. Kohlberg voyait une faiblesse du raisonnement moral, alors que Gilligan voyait au contraire deux types distincts et complémentaires de raisonnement moral. Je crois que ces deux appréciations de ce constat de fait manquent l'essentiel.
Kohlberg pense que les deux approches sont inégales (l'approche morale étant supérieure), alors que Gilligan pense qu'elles sont seulement différentes (l'approche éthique, féminine, étant injustement défavorisée). Mais il y a une troisième possibilité, qui est le fait que l'éthique et la morale n'appartiennent pas au même genre, et donc qu'il soit impossible de parler de différence ou d'inégalité, qui supposent une identité générique. Je voudrais argumenter pour ceci.

Un des aspects centraux de l'éthique aristotélicienne, et qui a pourtant tendance à être oubliée par ceux qui veulent la réactualiser, est la notion de philia, que l'on traduit improprement par amitié. La traduction est malheureuse, car elle désigne tout lien d'attachement fort, que ce soit pour ses amis au sens habituel du mot, que pour son conjoint, ses enfants, etc. La notion d'attachement est donc plus appropriée que celle d'amitié. Aristote précise qu'entre personnes unies par ce lien, tout est commun (Aristote n'a pas inventé ceci, mais le reprend à son compte). Il précise aussi qu'on ne peut pas avoir beaucoup d'amis, parce que la force de ce lien exclut que nous puissions avoir plus d'une poignée d'amis. Ceci dit, lorsqu'il dit cela, il a déjà introduit l'idée d'une amitié véritable fondée sur la vertu, par opposition aux amitiés plus superficielles, fondées sur l'intérêt ou le plaisir. Ainsi, si l'on inclut dans les liens d'attachement l'ensemble des relations de véritable "amitié", et celles fondées sur un intérêt et sur le plaisir, on peut estimer que chacun est capable d'entretenir environ quelques centaines de telles relations. Le nombre exact varie évidemment selon les individus. Un individu relativement désocialisé a peut-être quelques dizaines de liens d'attachement, alors qu'une personne sociable arrivera peut-être à plusieurs centaines.
Il me semble que, pour exprimer cette notion d'attachement, il faut introduire l'idée de relation personnelle, par opposition aux relations impersonnelles. On appelle personnelle une relation dans laquelle l'autre nous reconnaît en tant que personne singulière, avec notre histoire, notre personnalité, nos liens personnels avec d'autres personnes, etc. Alors qu'une relation impersonnelle est une relation dans laquelle chacun n'a de statut qu'en tant qu'il joue un rôle social déterminé, et tout ce qui déborde de ce rôle social n'a pas de place. Ainsi, une relation amicale est évidemment personnelle, mais une relation extrêmement superficielle avec quelqu'un que l'on rencontre lors d'un dîner chez des amis, par exemple, l'est aussi. En effet, même si les personnes se connaissent peu, lorsqu'elles mangent et parlent ensemble, leur relation est déjà personnelle. Par contre, les relations avec les commerçants, les autres citoyens dans une réunion politique, etc. ne sont pas personnelles, puisque chacun n'agit qu'en tant qu'il a une certaine identité sociale. Le cas intermédiaire, me semble-t-il, concerne les relations avec les collègues de travail. En effet, on peut les traiter de deux manières différentes, et le plus souvent, on les traite à la fois comme des relations personnelles, où le caractère de l'autre compte, et des relations impersonnelles, où l'on attend de chacun qu'il mette entre parenthèses ce caractère.

Ceci étant posé, il me semble évident que la morale s'applique aux relations impersonnelles, alors que l'éthique ne vaut que pour les relations personnelles. Quand l'autre est réduit à son rôle social, la fameuse attention à la singularité des autres n'a aucun intérêt. C'est en cela que le dilemme de Heinz, envisagé du point de vue de l'éthique du care, n'est pas résolu correctement. Si le pharmacien ne veut pas donner son médicament gratuitement, c'est profondément ridicule de vouloir s'intéresser à sa biographie personnelle ou de vouloir comprendre ses motifs de refus. Cela le regarde, et dans la relation marchande impersonnelle, personne ne peut se sentir obligé de fouiller au fond de sa psychologie. On peut généraliser à l'ensemble des relations impersonnelles. Dans celles-ci, il faut respecter un certain nombre de droits abstraits (respect de la propriété d'autrui, de son intégrité physique et psychologique, ne pas diffamer, etc.), pas plus.
Alors que dans les relations personnelles, les problèmes éthiques sont sans cesse soulevés. Être vulgaire, méprisant, froid et dur, empathique, tolérant, attentif, égocentrique, avare, impoli, etc. Toutes ces caractérisations (et beaucoup d'autres), qui n'ont aucune importance morale, ont par contre une importance capitale dans les relations personnelles. C'est, en un certain sens du mot devoir, un devoir d'être attentif aux autres, généreux, chaleureux, poli, etc. Parce que dans toutes nos relations personnelles, ces qualités sont mises en jeu, et que nous n'en retirerons rien si nous n'avions pas ces qualités; quant aux autres, ils ne voudraient jamais se lier d'amitié avec nous, si nous n'avions aucune de ces qualités. L'amitié fondée sur la vertu, que présente Aristote, n'a rien de bien mystérieux ni de si rare. Chacun n'apprécie ses amis que s'ils possèdent certaines qualités que l'on doit bien nommer éthiques. Par contre, personne ne peut exiger de ses relations impersonnelles qu'elles fassent preuve de ces qualités. Que mon ami soit avare et égocentrique est un problème pour moi (et pour lui, par là même) alors que mon boucher le soit n'a pas d'importance pour moi. Là encore, à la limite, on peut nouer une relation personnelle avec son boucher; mais tant que ce n'est pas le cas, ses vertus éthiques n'importent pas. C'est aussi pourquoi, dans le dilemme de Heinz, l'éthique du care a raison de rappeler que la discussion entre Heinz et sa femme est un point nécessaire dans la résolution du dilemme. Si Heinz se contentait d'une approche uniquement fondée sur les droits et les devoirs moraux (respect de la propriété contre défense de la vie humaine), il aurait une approche trop réductrice. Il est important que sa femme s'associe à la discussion pour savoirsi elle aussi adhère à l'idée que son mari se transforme en voleur pour la sauver de la mort.


Même si ce post peut paraître assez critique vis-à-vis de l'éthique du care, il me semble que Gilligan a, sur le fond, bien perçu le sens de sa proposition. Les hommes sont en général portés vers les relations impersonnelles, tout particulièrement vers la politique et le milieu professionnel. Et même leurs amitiés sont souvent assez impersonnelles. Aristote dirait qu'elles sont fondées sur l'intérêt. Il est commun, me semble-t-il, de voir chez les hommes des amitiés fondées sur le goût commun pour une activité (un sport, la mécanique, le cinéma, ou que sais-je encore), alors que ces hommes ne se connaissent pas très bien personnellement.
Par contre les femmes sont beaucoup plus portées vers les relations personnelles, les amitiés fondées sur les qualités éthiques. Elles sont bien plus portées vers l'espace familial et amical que vers le champ professionnel ou politique. Par conséquent, chez elles, l'éthique est bien plus importante que la morale. Alors que chez les hommes, la morale est quasiment suffisante, et l'éthique passe pour une bizarrerie, quelque chose qui ne mérite même pas le moindre temps de réflexion.
On me reprochera peut-être de tomber dans des clichés. N'étant pas sociologue, je ne pourrais donc pas formellement réfuter cette objection. Il me semble néanmoins que ce cliché reste toujours plus ou moins conforme à ce que l'on observe empiriquement (je veux dire, de manière non scientifique). Quand on répète comme un mantra que les femmes gagnent 25% de moins que les hommes, est-ce seulement que les hommes protègent leur territoire, ou bien que les femmes mettent tout simplement moins d'énergie à la conquête du pouvoir au sein des entreprises? Comment expliquer aussi que, dans le champ de la philosophie morale, on trouve tant de femmes pour parler d'éthique du care, d'empathie, d'importance de la littérature pour la réflexion morale, alors qu'on ne trouve quasiment que des hommes pour parler de philosophie politique, de théorie de la justice, etc.?

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