lundi 26 mai 2014

Le cynisme et la critique

Un discours est cynique s'il exprime sans détours, sans masque, sans condamnation morale, les mécanismes de la domination des puissants sur les faibles, ou des méchants sur les bons. Il y a pléthore de propos cyniques, et parmi les plus célèbres, on trouve Le Prince de Machiavel, dans lequel est expliqué comment le prince doit se comporter pour garder son pouvoir, se prémunir contre les complots des puissants, et ne pas se mettre le peuple à dos. Et pour cela, il n'hésite pas à recommander quelques techniques moralement répréhensibles, ou pour le moins douteuses, comme être craint plutôt qu'aimé (chapitre 17), ou bien commettre les "scélératesses" au début de son règne, le plus rapidement possible, et les bonnes actions par la suite, et en les faisant durer (chapitre 8), ou bien encore donner au peuple l'image de la vertu, tout en s'autorisant à ne pas être vertueux si les circonstances l'exigent (chapitre 18).
Pourtant, n'importe quel discours faisant fi de la morale, et se souciant seulement de l'efficacité à atteindre une fin donnée, ne doit pas être compté pour cynique. Car il y a une condition supplémentaire, qui est importante.  Le discours cynique doit être un discours de contestation, de remise en cause. J'ai intitulé cet article "Le cynisme et la critique" car il me semble que tout cynisme se charge de dénoncer quelque chose, qui passe pour normal, évident, ou invisible, et pour ces raison n'est jamais questionné. Machiavel peut, et doit, être lu ainsi : en communiquant au peuple les techniques qu'utilise le prince pour s'assurer la domination, alors le peuple se protège contre ses techniques, il ne peut plus en être dupe. Autrement dit, Machiavel ne rédige pas vraiment un manuel destiné aux princes, il rédige plutôt un contre-manuel destiné au peuple pour le rendre capable de ne pas être victime des techniques de manipulation du prince.
Bien entendu, tout ce qui est écrit dans Le Prince n'est pas cynique. Par exemple, l'affirmation centrale selon laquelle la survie de l'Etat et la conservation du pouvoir doivent passer avant les considérations morales, n'est pas vraiment une affirmation cynique. En effet, le fait de l'énoncer n'a pas d'effet critique, d'effet de contestation. Les sujets du prince pourraient très bien acquiescer. Alors qu'ils ne pourraient pas vouloir être manipulés par le prince pour avoir une opinion de lui que celui-ci ne mérite pas. Pour changer d'exemple, on pourrait mentionner le célèbre essai de Bernays, Propaganda, dans lequel il donne des techniques de manipulation de l'opinion publique. Ce texte est cynique, pour la raison que celui qui le lit ne peut vouloir à son tour subir cette propagande. L'énonciation des grands principes de la manipulation a donc pour effet immédiat la contestation de ces principes.

Le cynisme repose sur l'opération inverse de la prophétie auto-réalisatrice (qui se réalise par le fait d'être dite), à savoir la prophétie auto-destructrice : qui se réfute elle-même par le fait d'être énoncée. Dans le geste cynique consistant à présenter une technique pour dominer injustement, il se passe un phénomène de contradiction, puisque l'on donne à celui qui est manipulé la technique de manipulation, et donc, en même temps, la technique pour y échapper. Pouvant ainsi échapper à la manipulation, la victime n'est pas dominée, et c'est pourquoi la technique en question s'avère au final ne pas marcher. Quand Machiavel explique au peuple comment le prince le manipule, il rend le peuple insensible à la manipulation, ce qui a pour effet de rendre faux le discours de Machiavel. Le fait d'être écouté le rend faux. Il serait vrai (efficace) s'il ne sortait pas du cabinet du prince. Mais, en s'adressant à tous, il sape lui-même ses propres conditions de vérité.
Ceci montre au passage qu'il existe trois types de contradiction :
1) la contradiction logique : le fait que deux énoncés soient littéralement contradictoires. Par exemple, "il pleut" contredit logiquement "il ne pleut pas".
2) la contradiction performative : le fait qu'un acte de parole contredise le contenu de cette parole. Par exemple, "je n'existe pas" contredit le fait qu'il faut bien que je sois, pour dire une telle chose.
3) la prophétie auto-destructrice : le fait que la transmission d'une information à autrui rende faux le contenu de cette affirmation. Par exemple "je vais te tromper en mentant" est faux aussitôt que l'interlocuteur entend cette phrase, puisque, sachant que ce qui suit est un mensonge, il ne sera pas trompé.
C'est Jean-Pierre Dupuy qui explore plus profondément que je ne le fais ici ce mécanisme de la prophétie auto-destructrice, dans Pour un catastrophisme éclairé. Il lui donne aussi davantage de généralité, puisqu'il considère que tous les discours catastrophistes en sont, parce qu'ils nous mettent en action, afin de rendre fausses ces prophéties. Ceci étant dit, lui parle de prophéties contre lesquelles il faut que les hommes déploient d'immenses efforts. Elles ne sont donc pas complètement auto-destructrices, et surtout, il se pourrait que les hommes décident de leur plein gré de laisser le monde aller à sa perte (par paresse, par désespoir, etc.). Alors que je souhaite plutôt parler de discours qu'il suffit d'énoncer pour faire cesser leur pouvoir. Annoncer qu'on va mentir est typiquement un discours auto-destructeur, alors qu'annoncer la fin du monde ne l'est pas toujours.
On peut donc comprendre pourquoi le discours cynique est un discours critique, et jamais un discours complaisant. En dévoilant les mécanismes du mal, le cynique les rend impuissants. Le mal, bien souvent, n'a de pouvoir que parce qu'il est caché. Il tire sa force de l'ignorance dans laquelle sont plongées les victimes. En le mettant au jour, il perd tout le pouvoir qu'il tirait de l'obscurité. L'auto-destruction est justement le fait de se montrer au grand jour. En voulant se manifester, il se détruit. C'est pourquoi tous ceux qui comptent vraiment utiliser la voie du mal cherchent à la maintenir secrète. Que valent encore des techniques de manipulation que tout le monde connaît? Que valent encore les ruses des fins stratèges, si elles sont consignées dans des manuels disponibles partout? Le mal avait besoin de l'ombre pour agir. En étant démasqué et exposé par le cynique, le mal est vaincu.

Ceci implique bien sûr que n'importe quel sujet ne se prête pas au cynisme. Il lui faut pouvoir compter sur le mécanisme de la prophétie auto-destructrice. Il faut donc que le discours implique certaines conséquences pratiques, qui en vienne à modifier quelque chose du monde réel. Or, c'est loin d'être toujours le cas, et bon nombre de nos discours ne sont que des descriptions, sans pouvoir performatif. Si je dénonce chez les hommes politiques un goût pour l'argent et la conquête du pouvoir, et que je m'inclus moi-même dans ces hommes politiques, cela n'aura aucun effet pratique. Les citoyens devront quand même continuer à élire leurs représentants, et le feront comme s'ils n'avaient rien lu du tout. De même, si je dénonce l'arbitraire absolu du pouvoir, je ne produis pas non plus d'effet pratique. Il se pourrait, à la limite, que de tels discours poussent les citoyens à se révolter, à faire une révolution, etc. Mais cela n'est pas la conséquence directe de mon propos. Cela suggère la nécessité d'une révolte, mais ne l'implique pas strictement.
J'ai pris ces exemples, parce qu'ils figurent souvent parmi les sujets sur lesquels s'étendent les cyniques. Mais ici, ils ne sont pas vraiment cyniques, si ce n'est au sens plus ordinaire d'individus qui assument le mal qu'il y a en eux, et qui ne voient pas pourquoi il faudrait y changer quelque chose. Alors que le cynisme, dans un sens plus rigoureux, inclut la dimension critique dont je parle. Cette dimension ne peut exister que lorsqu'il faut critiquer les pouvoirs qui n'existent que parce qu'ils sont cachés, et qu'il suffit de démasquer pour détruire. Le cynique repose sur sa parole seule, sur son "dire-vrai". Le cynique doit détruire des puissances par sa seule parole, et la parole ne peut pas détruire n'importe quoi. Elle ne peut détruire que les puissances qui elles-mêmes, se servent de la parole en vue de manipuler, dominer. Le cynisme dévoile tous les faux discours, la langue de bois, et montre les vrais pensées qui résident derrière eux.


Le cynisme est donc la critique des discours qui mystifient, et qui, pour les dénoncer, les exprime ouvertement. Les faux cyniques dévoilent des pensées qui gardent leur force même une fois dévoilées. Ils tendent même à banaliser ces pensées, à les faire passer pour normales. Les vrais cyniques dévoilent des pensées qui s'effondrent d'elles-mêmes une fois qu'elles sont dévoilées. La cible du vrai cynisme est toujours la manipulation : Galilée qui convainc les aristotéliciens avec un télescope mal fabriqué et des expériences de pensée douteuses, Machiavel qui explique au prince qu'il faut mentir au peuple, Schopenhauer qui explique minutieusement toutes les techniques pour emporter une discussion même quand on a tort, etc.

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