jeudi 17 juillet 2014

La politesse est-elle de l'hypocrisie?

D'abord, il faut toujours se garder des formulations excessives et racoleuses. Il est hors de question de se demander si la politesse n'est que de l'hypocrisie, parce qu'elle ne peut pas être seulement cela. Elle est aussi une convention sociale, permettant de faciliter les échanges entre les personnes, et de ce point de vue, il n'y a rien à lui reprocher. Quand on dit bonjour à quelqu'un, c'est avant tout parce que nous souhaitons nous mettre en rapport avec lui, pour lui demander quelque chose, pour discuter, etc. De même, en disant au revoir, nous signalons la fin d'un échange, et le fait que chacun peut partir vaquer à ses occupations. On pourrait encore expliquer l'usage de "excusez-moi", quand on bouscule quelqu'un, qui sert à lui expliquer que notre intention n'était pas de lui porter un coup, mais que nous avons été maladroit. Ainsi, la plupart de nos formules de politesse servent à faire comprendre aux autres ce que nous voulons ou faisons, la manière dont ils doivent se comporter avec nous, etc.
Cependant, il est certain que les règles de politesse laissent penser que nous sommes souvent hypocrites quand nous les suivons. Nous saluons quelqu'un en lui demandant si il va bien, alors que nous nous fichons un peu de son état. Nous encourageons une personne à continuer d'écrire des poèmes, de peindre, etc. alors que nous trouvons que ses poèmes sont sans intérêt et ses peintures mal dessinées. Nous essayons d'être souriants avec les personnes que nous détestons. Nous félicitons nos amis de leurs réussite, alors que nous les envions au fond terriblement. Bref, la politesse, nous oblige, en effet, à pas mal d'hypocrisie.
Faut-il alors, au nom de la morale, et plus exactement de la sincérité, condamner cela? Faut-il souhaiter une société où les rapports humains soient plus authentiques? Faut-il aller jusqu'à la misanthropie, et regretter de vivre dans ce monde d'apparences où tous les gens sont faux? 


On pourrait penser que la morale nous oblige à être sincère, à ne pas mentir. On connaît bien la position de Kant sur ce sujet, affirmant contre Constant que la véracité n'admet aucune dérogation et qu'il n'est même pas permis de mentir pour protéger un innocent contre ses agresseurs (cf. Sur un prétendu droit de mentir par humanité). Or, il est évident que la politesse exige de nous des mensonges, assez régulièrement. Nous devons parfois cacher nos sentiments (mensonge par omission) ou bien mimer des sentiments que nous ne ressentons pas du tout (mensonge pur et simple). Kant, à première vue, devrait donc affirmer que les règles de politesse ne doivent pas être suivies, si elles nous amènent à mentir aux autres. Cela semble évidemment difficile, puisque les formules les plus anecdotiques risquent de devenir inutilisables (dire "bonjour" à un commerçant alors que nous nous moquons que sa journée soit bonne). La théorie kantienne, lue ainsi, risque de faire de nous des Alceste, qui refusent toutes les conventions sociales mensongères, et se tiennent éloigné des hommes. Je ne crois pas que c'est que nous voulons.
Mais que cette conséquence ne nous plaise pas n'est pas encore un argument philosophique. Il y a un argument plus fort, du moins chez Kant, mais cet argument est assez facile à utiliser dans un cadre non kantien. En effet, pour Kant, la morale a pour but de parvenir à un "règne des fins", une sorte d'état idéal dans lequel chaque personne agirait toujours en conformité avec la loi morale, et ferait toujours en sorte que chacune de ses actions respecte bien la dignité de toutes les autres personnes (autrement dit, chacun fait en sorte de ne pas réduire l'autre à un simple instrument de ses projets personnels). Or, la politesse est une condition nécessaire à la réalisation de cette fin. Car les humains ne sont pas des saints : ils souhaitent parfois humilier les autres, les agresser, les violer; ils ont sans cesse de très méchantes pensées à l'égard des autres; ils souhaitent toujours avoir la meilleure place, etc. Si ces tendances étaient libérées, le monde deviendrait incompatible avec la réalisation d'un tel règne des fins. Dans une terminologie non kantienne, la vie deviendrait à peu près invivable. Nous serions harcelés par des individus agressifs plein de mauvaises intentions à notre égard (essayons d'imaginer ce que pourrait être la vie d'une jeune femme, si aucune règle de politesse ne venait freiner les expressions d'un désir sexuel!). Nous serions sans cesse déprimés par des remarques impitoyables de nos proches (imaginons notre meilleur ami nous avouer qu'il estime que nous avons raté notre vie, qu'il trouve nul notre métier, notre conjoint, notre lieu de vie). Nous serions confrontés à la cruauté sans borne de notre milieu social (imaginons un individu déjà assez timide mais qui souhaite nouer des relations, et qui se verrait signifier par les autochtones qu'il est un indésirable et qu'il devrait aller voir ailleurs).
En résumé, il faut renverser notre point de vue, et Kant l'admet lui-même (dans son Anthrologie d'un point de vue pragmatique) : la politesse n'est pas un encouragement à mentir, c'est au contraire le seul moyen qu'ont les hommes, qui peuvent être incroyablement méchants, de refouler autant que possible cette méchanceté. Et faire ce choix de refouler sa méchanceté est un choix véritablement moral. En mettant tout en œuvre pour que le monde ait l'air aussi moral que possible, nous sommes nous-mêmes des êtres moraux. Il y a donc, même pour Kant, une forme de noble mensonge, celui dont le but est de masquer les forces du mal qui menacent de se déchaîner dans la société. On ne ment pas pour son propre intérêt, ni même pour les intérêts d'une autre personne. On ment pour qu'advienne la moralité.

Mais je ne pense pas qu'on puisse s'arrêter là. Certes, les hommes sont souvent méchants, et être poli, c'est au moins se donner l'apparence de la moralité, à défaut de l'être (moral) en réalité. Et il est vrai que, s'il faut choisir entre l'apparence de la moralité, et le pur et simple déchaînement de l'immoralité, il vaut mieux l'apparence. Mais il faut quand même pouvoir montrer que la politesse ne fonctionne pas comme un masque, permettant de mettre à l'abri les pensées et désirs immoraux, de leur permettre de subsister en contrebande. Car, étalée au grand jour, l'immoralité doit ou bien vaincre ou bien mourir. Soit elle parvient à ses fins et le monde devient mauvais, soit elle est arrêtée par les forces opposées (les blâmes de l'entourage, les sanctions légales). Mais avec la politesse, on rend possible une existence souterraine et permanente. Nul besoin de se rendre bon et aimant, de changer ses pensées et ses intentions à l'égard des autres. Il suffit que nos actes donnent l'apparence de la bienveillance. Les méchants devront alors faire preuve de raffinement pour faire le mal. Au lieu d'être directement agressifs, ils devront exprimer sans grossièreté, sans hausser le ton, tout le mal qu'ils pensent des autres. Beaucoup de films mettent en scène ces milieux bourgeois où aucun des personnages n'a l'air en apparence de sortir de la bienséance, alors même qu'ils s'envoient les vérités les plus cruelles en pleine figure.
Le mal, à cause de la politesse, a donc besoin de se sophistiquer, de se raffiner. Est-il moins violent et méchant? Sans doute pas. On peut faire très mal tout en respectant les règles de politesse. On peut même être d'autant plus pervers et dangereux que l'on nuit aux autres, tout en leur cachant nos intentions. On joue l'amitié devant eux, alors qu'on les trahit dès qu'ils ont le dos tourné. Par conséquent, la politesse n'est pas seulement le premier pas vers la vie morale, c'est aussi le pas concédé qui permet de ne pas renoncer à la méchanceté, et c'est même aussi le procédé qui rend cette méchanceté encore plus dangereuse. Il faut bien distinguer ceci du phénomène habituel du passager clandestin : le passager clandestin profite d'un système auquel il refuse de participer (il ne paie pas son billet mais entre dans un bus qui roule grâce à l'argent de ceux qui paient leur billet; il ment mais est cru seulement parce que tous les autres disent la vérité et que chacun s'attend donc à de la sincérité; etc.). Ici, c'est plutôt que le mal est systématiquement redoublé d'une deuxième immoralité, celle consistant à dissimuler. Au lieu de nuire directement, on nuit tout en déguisant l'attaque qu'on vient de porter. En bref, la politesse est bien de l'hypocrisie, mais au sens le plus fort du mot : non pas seulement ne pas dire ce qu'on pense, mais aussi masquer ses mauvaises actions grâce au vernis de la respectabilité, de la dignité.


Faut-il alors en finir avec la politesse? Certainement pas, puisque nous avons vu que, parfois, mentir empêche notre méchanceté de s'exprimer, et que mimer la vertu est un premier pas vers la vertu elle-même. L'intention des personnes sert donc de critère. On peut être poli par ruse, par dissimulation, par intérêt. C'est la face sombre de la politesse que l'on vient d'évoquer. Mais on peut aussi être poli par effort d'être bienveillant, par souci de rendre les relations sociales aussi pacifiques que possibles. C'est la face plus positive de la moralité, dont nous avons parlé avant cela. La politesse est donc une pratique qui n'a pas en soi de valeur morale, et qui ne la prend que relativement à l'intention des agents.
On peut donc répondre de la manière suivante à notre question de départ : la politesse est un masque; en tant que masque, elle cache quelque chose; ce qu'elle cache, c'est toujours le mal qui est en nous; il y a deux raisons de cacher le mal qui est en nous : une raison vertueuse, qui est de promouvoir le bien dans la société humaine autant que nous en sommes capables, et une raison vicieuse, qui est d'arriver à ses intérêts de manière beaucoup plus rusée et puissante.

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