lundi 7 juillet 2014

La vie a-t-elle un sens?

La question étant claire par elle-même, je ne vais pas m'encombre de préliminaires. Je voudrais proposer une réponse assez proche de celle de Wittgenstein, dans le Tractatus logico-philosophicus. Pour rappel, celui-ci affirme : 
6.52 : Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. A vrai dire, il ne reste plus alors aucune question, et cela est la réponse. 
6.521 : La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. 
(N'est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n'ont pu dire en quoi ce sens consistait?)
6.522 : Il y a assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le Mystique. 
Ce qu'affirme Wittgenstein ici, c'est que certaines questions n'en sont pas réellement, parce qu'elles ne se laissent pas exprimer par des concepts. Et puisqu'elles ne peuvent pas être exprimées, il est évident qu'il n'est pas non plus possible de leur apporter une réponse, qui supposerait aussi une formulation verbale. Pourtant, cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien du tout. Car la vie nous pose bel et bien un problème, celui de son sens, de sa valeur, du pourquoi? Mais ce problème, pour Wittgenstein, ne peut pas être formulé, faire l'objet d'une étude puis d'une réponse. Ce problème doit être ressenti, vu, sans pouvoir être dit. Et il se dissout sans que l'on puisse encore dire pourquoi il est dissout. C'est pourquoi Wittgenstein parle du mystique : ce qui est là, ce qui peut faire l'objet d'une expérience, et qui pourtant échappe à toute formulation. 
Il me semble que la réponse de Wittgenstein est assez mystérieuse, et qu'elle joue d'ailleurs de ce côté lacunaire et obscur pour exercer une fascination qu'un traité logique et philosophique ne devrait pas se permettre. Je voudrais donc exprimer sous une forme un peu différente, mais plutôt orthodoxe, les idées qui sont exprimées ici, et répondre aux objections possibles.

La thèse fondamentale de Wittgenstein, dans ces lignes, est que la question du sens de la vie n'est pas un problème d'ordre cognitif. Il n'y a aucune information qui manquerait à celui qui cherche à répondre à cette question. Personne ne serait empêché de répondre parce qu'il n'aurait pas encore lu tel ou tel livre de tel gourou. Bref, toute enquête, toute recherche est inutile. Tout est déjà là. J'adhère totalement à ce point, et je crois qu'il faut se rendre compte à quel point il est difficile à admettre. Car tout le monde a envie de chercher, tout le monde pense, s'interroge, demande aux autres, aux psys, aux religieux quel est le sens de la vie. Et Wittgenstein nous dit plutôt qu'il est inutile de demander ou de s'interroger. Et non seulement la recherche est impossible, mais apporter une réponse aussi. Dire que la vie n'a pas de sens ne signifie rien, dire que la vie a un sens ne signifie rien. Il n'y a rien à dire au sujet du sens de la vie.
Arrivé à ce point, je souhaite apporter une nuance à ces affirmations. La vie pourrait bien avoir un sens. Car si la vie était prise dans une entité transcendante, alors son sens serait de participer à l'existence de cette entité. La métaphore la plus simple pour illustrer cela est celle de l'organisme et de ses cellules. On peut affirmer que le sens de la vie de chaque cellule est de permettre à l'organisme de vivre. De façon générale, partout où des entités sont prises dans des rapports de parties au tout, on peut donner un sens aux choses. Pour des hommes, on pourrait soutenir que la société est une telle entité transcendante. Le sens de la vie des hommes serait de participer à la survie et au développement de leur culture. Dieu aurait aussi pu servir d'entité transcendant les individus. Chaque individu aurait alors le devoir de rendre gloire à Dieu, et ceci donnerait un sens à sa vie. Je précise que la perspective d'un au-delà ne donne aucun sens à la vie, et que je ne traiterait donc pas de ce sujet. Il est facile de comprendre que ce n'est pas en ajoutant une durée supplémentaire à la vie (fusse l'éternité) que celle-ci prendra un sens. 
Ceci étant, je crois quand même, avec Wittgenstein, que nous ne pouvons pas avoir de preuve d'aucune sorte que nous appartenons à une entité transcendante. C'est pourquoi il n'y a guère de sens à en parler. Mais là encore, comme le dit Wittgenstein, le fait qu'on ne puisse pas le dire ne signifie pas qu'il faille abandonner l'idée. Nous pouvons bien croire que Dieu est grand, que notre culture est grande, et ceci donnera alors un sens à notre vie. Mais il n'y a rien pour l'expliquer, le démontrer, etc. Je précise que nous pouvons avoir une conception de la société qui n'en fait pas une entité transcendante. Il suffit de considérer qu'elle n'est que la résultante de l'ensemble des interactions individuelles. Cela ne la dote d'aucune valeur propre. Le fait de lui accorder une valeur est une opération d'un tout autre genre que la description sociologique. 
Quand je dis que le problème de la vie n'est pas d'ordre cognitif, qu'il n'exige aucune enquête, je ne dis pas non plus que nous pourrions toujours y répondre en nous appuyant sur les moments de vie que nous avons déjà vécus. Savoir quels sont nos goûts, nos talents, notre attitude face aux événements demande du temps, de l'expérience, de la finesse psychologique. Quand on se demande ce que l'on doit faire dans sa vie, et comment on peut parvenir à être heureux, on tient compte de tout ceci. Mais la question du sens est plus fondamentale encore, et ne requiert pas de connaissance de soi. Cette question nous demande si le but de la vie est d'être heureux, elle ne demande pas les moyens, pour nous, d'y arriver. 

Wittgenstein explique, et c'est encore plus mystérieux, que la question du sens de la vie est résolue au moment où on ne se pose plus la question. Evidemment, il ne veut certainement pas dire qu'il faut arrêter de se poser toutes ces questions fatigantes et vivre comme un bête animal. Autrement dit, arrêter de se poser la question signifie quelque chose de plus précis. On n'arrête de se la poser que dans des conditions assez strictes. Quelles sont-elles?
J'ai dit que la question du sens n'était pas une question cognitive. Je crois que l'on peut dire que c'est une question affective. Par affect, j'entends disposition, attitude face à la vie. Cette disposition ne peut pas s'expliquer, mais peut être expérimentée. Wittgenstein dit ainsi : 
6.43 : (...) Le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux.
Il dit aussi, dans ses Leçons sur la croyance religieuse, que la croyance au jugement dernier, ainsi qu'aux autres dogmes religieux, n'est pas une affaire factuelle (cognitive) mais de disposition face aux choses. Celui qui croit au jugement dernier a peur, il tremble lorsqu'il fait le mal, il est rongé par la culpabilité. Celui qui n'y croit pas n'expérimente jamais ces tourments. Les affects désignent donc notre rapport aux choses, rapport qui peut être de joie, de tristesse, de crainte, de soumission, de bienveillance, de mépris, etc. 
La question du sens de la vie ne se pose pas n'importe quand. Chacun peut ressentir qu'elle ne se pose que lorsque nous sommes tristes, déroutés, isolés, que nous ne savons pas quoi faire. Dans ces moments, nous sommes pris de questionnements métaphysiques sur ce que vaut la vie, sur la valeur de nos actions, sur l'intérêt de rester en vie. Ce sont des pensées qui sont intrinsèquement tristes et inquiètes. Précisément, elles sont l'expression de l'inquiétude et de la tristesse. Mais il est alors inutile de chercher à les combattre par des arguments logiques, des raisons, des informations de nature cognitive. On ne réfute pas la tristesse. La tristesse disparaît lorsque nous vivons de belles choses, pas quand l'on nous prouve froidement que nous avons tort d'être triste.
Voilà donc le moyen de répondre à la question du sens de la vie : il faut et il suffit de devenir joyeux, heureux de vivre, serein. Quand nous retrouvons des proches que nous aimons, que nous passons du temps avec eux, quand nous produisons une oeuvre dont nous sommes fiers, quand nous lisons un livre qui nous enthousiasme, alors la question du sens ne se pose plus. Nous n'y avons pas répondu, c'est plutôt que nous n'arrivons plus à la formuler. Elle s'est évaporée. Peu importe donc ce que nous faisons, c'est une question secondaire (qui dépend de la connaissance de soi, comme expliqué au paragraphe précédent). L'important est que nous fassions en sorte de changer nos affects. 
Ainsi, en conclusion, la tristesse fait naître la question du sens de la vie, alors que la joie la fait disparaître. Que la question ait une apparence verbale est donc trompeur. Elle est un affect, pas une pensée. La différence entre athées jouisseurs, existentialistes pessimistes, chrétiens puritains, musulmans soumis, est donc avant tout une différence affective, et l'ensemble des énoncés qu'ils expriment sert à susciter ces affects, et non pas à énoncer des vérités.

Quelle conclusion tirer de tout ceci? D'abord, je pense que personne ne soutiendra qu'un affect est en soi plus adapté à la réalité qu'un autre. Il est impossible de dire que la tristesse est la bonne attitude parce que le monde serait laid et douloureux, ou que la joie serait la bonne attitude parce que le monde est beau et juste. Il y a un nombre infini de belles choses, autant de choses laides, et la pondération de choses infinies est au-delà de tout calcul. Ce sont donc nos affects qui déterminent eux-mêmes le bilan que nous devons tirer au sujet du monde. Les hommes tristes trouvent le monde triste et se demande pourquoi vivre, les gens heureux trouvent le monde plaisant et ne se posent pas de question. Il n'y a donc aucun argument rationnel pour nous pousser à adopter telle ou telle religion (ou absence de religion). Chacun doit ressentir ce qui lui convient. 
Je me risque maintenant à une affirmation plus personnelle. Même si aucune attitude n'est la bonne, je crois que tout homme gagne à faire l'expérience de multiples affects, de multiples dispositions face à la vie. Je conçois très bien que nous préférions être heureux et insouciants, mais un homme accompli mérite d'avoir fait l'expérience sincère du vide, de la souffrance, de l'absurde. Vivre sa vie entière dans le sentiment de l'inutilité de sa vie est probablement insupportable, mais comment ne pas voir avec mépris quelqu'un qui n'arriverait pas à ressentir la valeur de cette question du sens de la vie? On lui reprocherait de vivre comme un bovin. Il faut être quelque part entre le bovin et le dépressif. 

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