lundi 1 septembre 2014

Injustices sociales et injustices naturelles

La justice consiste à ce que chacun fasse aux autres ce qu'il leur doit, et qu'il reçoive des autres ce qu'ils lui doivent. Autrement dit, lorsque tous les droits des membres d'une société sont respectés, alors cette société est juste. Au contraire, si un des individus prend plus que la part qui lui revient, ou bien viole un des droits de ses concitoyens, alors une injustice est commise et la société est injuste. Ceci signifie que l'idée de justice ne prend sens qu'au sein d'une société, et caractérise le type de rapports que ses membres entretiennent entre eux. On ne peut pas commettre d'injustice envers soi-même, ni envers des individus avec qui nous n'avons pas le moindre lien.
Cela pourrait nous faire conclure que la notion d'injustice naturelle est par elle-même dénuée de sens. En effet, il y a manifestement des inégalités naturelles. Certains naissent avec une force physique, une intelligence, une beauté, des ressources psychologiques, etc. largement au-dessus des autres. Mais ceci est de l'ordre du fait brut, et n'a, en apparence, pas de valeur morale. Personne n'est responsable de la laideur de son voisin, et personne n'a donc à compenser le handicap qu'il subit. C'est malheureux pour lui, mais c'est ainsi. Il y a inégalité puisque l'un est beau et que l'autre est laid, mais pas injustice, car aucune injustice n'a été commise, l'homme beau n'ayant pas commis d'acte répréhensible envers l'homme laid. Quant à la nature, elle ne peut pas être tenue pour responsable, parce que cela n'a pas de sens.
Pour continuer dans ce sens, on dira que les seules injustices sont sociales. Si des hommes politiques créent des lois qui avantagent indûment une partie de la population au détriment de l'autre, il y a injustice. Par exemple, si une loi était votée qui donnait davantage de droits aux personnes belles, alors il y aurait injustice, parce qu'il n'est pas normal que des personnes laides soient discriminées (je parle bien des lois nationales, car il va de soi que, dans quelques métiers particuliers, la beauté est un critère de sélection pertinent). Il y a injustice parce que des hommes sont à l'origine de cette loi, parce qu'ils ont commis un acte que l'on peut leur reprocher. Une responsabilité peut être imputée, donc il y a injustice. En bref, chaque fois que des hommes sont à l'origine d'une inégalité qui n'a pas de raison d'être, alors il y a injustice.

Je voudrais maintenant montrer que cette argumentation est en partie défectueuse. Il y a un sens à parler d'injustices sociales et d'injustices naturelles. Les inégalités naturelles sont parfois de véritables injustices, qu'il convient donc de compenser politiquement ou socialement. Et il faut maintenir la distinction avec les injustices sociales, parce que les deux genres d'injustices n'appellent pas le même type de traitement.


J'appelle injustice sociale une injustice fondée sur des traits, des rôles, des statuts, qui sont de nature sociale. Le statut fixe une « nature » durable à un individu, les rôles établissent ce que fait un individu, et les traits sont l'ensemble des caractéristiques variables de celui-ci. Parmi les statuts, on trouve le fait d'être marié ou célibataire, civil ou militaire, diplômé de l'ENA, etc. ; parmi les rôles, le fait d'être homme politique, employé ou chômeur, père ou mère ; parmi les traits, le lieu de résidence, la religion, la mutuelle à laquelle on a adhéré, l'argent donc on dispose sur son compte, etc. Je ne prétends pas que ma classification en trois catégories soit complète, mais elle me semble assez bien regrouper les différentes catégories dont use une société pour établir des différences entre individus. Et j'insiste sur le fait que toutes ces catégories sont purement sociales. Pour parer à l'objection selon laquelle être mère ou père est un fait biologique, je réponds que je ne parle ici que de l'activité consistant à avoir un enfant à sa charge, de s'en occuper. Ceci, c'est un fait d'ordre social, le fait biologique étant seulement d'avoir donné ses gamètes ou d'avoir porté dans son ventre l'enfant.
On commet une injustice sociale chaque fois que l'on favorise ou défavorise un individu ou un groupe d'individus au motif qu'ils appartiendraient à telle ou telle catégorie. Si on fait, par exemple, une politique favorable aux gens mariés, sans que l'on puisse justifier politiquement les raisons de ce choix et faire accepter démocratiquement ces raisons, alors il y a injustice. De même, si les salariés peuvent prétendre à un avantage dont ne disposent pas les chômeurs, ou les patrons, il faudra également justifier les raisons d'un tel traitement de faveur.
Ainsi, je ne dis évidemment pas que toute création d'une inégalité d'ordre social soit injustice. Ce serait absurde. Bon nombre de nos institutions fonctionnent comme des systèmes de création d'inégalité entre individus, et il ne me semble pas qu'on puisse leur reprocher d'être en soi de l'injustice. On peut leur reprocher de ne pas être équitables, de biaiser la compétition. Mais si les règles sont claires, correctement suivies, et que chaque individu est mis sur un pied d'égalité avec tous les autres, alors l'institution est juste. Il n'y a donc injustice que si des inégalités sont crées alors qu'elles ne répondent pas à une nécessité, voire sont arbitraires. Cette dernière distinction est importante : parfois on introduit explicitement un critère général de hiérarchisation qui n'est pas pertinent (par exemple, le critère religieux pour exercer un emploi), parfois le critère est caché, ponctuel, et la hiérarchie est au bénéfice de celui qui l'établit (par exemple, le patron qui embauche un ami, au lieu d'un inconnu plus compétent).

Conséquemment, j'appelle injustice naturelle une injustice fondée sur des caractéristiques naturelles. La couleur de la peau, la taille, la force physique, le niveau d'intelligence, le fait d'avoir des enfants ou pas, sont des caractéristiques naturelles.
On comprendra très vite que, par elles-mêmes, ces caractéristiques ne sont pas des inégalités. Même celles qui paraissent en être n'en sont pas. Car elles ne le deviennent que relativement à un certain contexte. La force physique, par exemple, paraît être une inégalité, et ceux qui en sont pourvus supérieurs à ceux qui n'en ont pas. Pourtant, on pourrait aussi bien remarquer que les personnes fortes consomment davantage de nourriture que les plus maigres, ce qui peut très vite devenir un grave inconvénient. Dans une région où la force physique est rarement utile, mais où la nourriture est très rare, ce sont les hommes chétifs qui sont supérieurs aux forts. De même, l'intelligence n'est pas nécessairement supérieure au manque d'intelligence, chacun connaît les remarques célébres de Rousseau à ce sujet, comparant l'homme qui pense à un animal dépravé. La même chose peut très bien se retrouver entre les hommes, les plus stupides ayant parfois l'avantage sur les plus intelligents car leur instinct leur fait tomber juste là où de longs raisonnements ralentissent et risquent de faire commettre des erreurs.
Pour généraliser, on peut dire qu'une caractéristique ne devient une inégalité naturelle que si la nature oppose certains obstacles à la vie humaine, et que certaines caractéristiques permettent mieux que d'autres de les surmonter. Je reprends ici un des points que j'avais soulevé au début de cet article et qui est valide : la nature n'est pas un agent, on ne peut rien lui imputer, elle ne peut donc jamais commettre d'injustice. Nos conditions naturelles d'existence ne sont pas génératrices d'injustices, mais seulement d'inégalités.
Par contre, il y a des injustices naturelles chaque fois que les caractéristiques naturelles permettent à la société d'établir des hiérarchies injustifiées. Il y a donc une complète indépendance entre les inégalités naturelles et les injustices naturelles. Certaines caractéristiques sont à l'origine d'inégalités naturelles, sans être à l'origine d'injustices naturelles (la force physique : je ne connais pas d'exemple de société qui en ait fait un critère injuste de sélection des individus) ; d'autres sont à l'origine d'injustices naturelles sans être à l'origine d'inégalités naturelles (l'exemple le plus évident étant la couleur de peau).
Ces injustices doivent être tenues pour naturelles, parce que les individus n'ont pas de moyen de lutter volontairement contre elles. Les individus ne peuvent pas changer de catégorie pour en adopter une autre qui serait plus valorisante. Bien sûr, chacun peut faire des efforts pour compenser ses faiblesses naturelles, mais personne ne peut aller plus loin que ses dispositions naturelles ne le permettent. Malgré la médecine, un homme noir reste noir, une personne sans tête ne deviendra pas un érudit, etc.


Quel est l'enjeu de cette distinction entre injustices sociale et naturelle ? Il est de regrouper dans une même catégorie des sources possibles d'injustice, pour ne pas trop vite écarter comme absurdes certaines discussions. Tout le monde trouve scandaleux que des Noirs ou des Maghrébins soient discriminés à l'école puis dans le monde professionnel en raison de leur origine naturelle. A raison. Mais alors, il convient de se demander s'il ne serait pas tout aussi illégitime de discriminer les individus les plus stupides. Il leur faut déjà plus de temps pour accomplir des tâches intellectuelles. Alors pourquoi leur donner un second handicap en leur interdisant l'accès aux formations supérieures et aux métiers intéressants que celles-ci rendent accessibles, et en plus un troisième handicap en les limitant aux travaux les plus mal payés ? Bref, pourquoi lutter contre les discriminations liées à la couleur de peau mais pas à l'intelligence ? Y a-t-il ici une injustice naturelle ? Je ne souhaite pas répondre (c'est un autre sujet), mais au moins nos concepts nous permettent-ils maintenant de montrer que la question est légitime.

2 commentaires:

  1. Cette distinction entre injustice sociale et injustice naturelle ne tient pas du tout la route.

    "On commet une injustice sociale chaque fois que l'on favorise ou défavorise un individu ou un groupe d'individus au motif qu'ils appartiendraient à telle ou telle catégorie. "

    " il y a des injustices naturelles chaque fois que les caractéristiques naturelles permettent à la société d'établir des hiérarchies injustifiées"

    Donc finalement, l'injustice est de traiter les gens en se fondant sur des caractéristiques moralement arbitraires. C'est l'absence de motif ou de justification d'un certain traitement qui, dans chaque cas, d'après toi, fait l'injustice.

    Alors pourquoi diable faire une distinction entre injustice naturelle ou sociale ? Cela n'a aucune utilité, aucune pertinence. Qu'on m'interdise l'accès à un emploi parce que je suis footballer ou parce que j'ai des grains de beauté est sans importance. Il s'agit dans les deux cas d'une discrimination évidente, de même degré ou gravité.

    Le véritable problème est de savoir exactement ce à quoi renvoie l'idée d'arbitraire moral. Qu'est-ce qu'un traitement injustifié ? Il peut être justifié que les employeurs refusent les handicapés parce qu'une entreprise doit être productive (en supposant que les handicapés ne le sont pas), et injustifié que la société les laisse dépérir.

    On pourrait envisager deux façons de considérer ce qu'est un traitement injustifié.
    On pourrait dire d'abord que la société est faite de membres coopérateurs, et qu'elle est tenue de les traiter en fonction de leur apport (passé ou futur) à la coopération : une retraite pour les actifs, rien pour les autres, ou juste assez pour subsister. La justice pour les actifs, la charité pour les autres. C'est semble-t-il, l'esprit qui règne actuellement dans une bonne partie de l'opinion. La question de savoir si cet apport à la coopération vient de la nature ou de la culture n'a aucune pertinence. Par contre, on pourrait se demander si l'apport doit être mesuré en termes de contribution productive (ou au fonctionnement des institutions) brute ou "nette" des efforts accomplis pour le fournir.

    On pourrait dire aussi considérer que la justice veut que les individus soient égaux dans leur épanouissement ou dans leurs ressources. Qu'un individu ait une vie plus épanouie qu'un autre ou dispose de plus de ressources qu'un autre est injuste s'il lui a suffit de naître pour les obtenir.

    La distinction pertinente ne serait pas alors entre nature et société, nature et culture, mais entre, comme dit Dworkin, ce qui relève de la personne et du contexte. Ou encore : ce qui relève de l'effort conscient ou de la malchance pure et simple (bad brute luck).
    Cela ne recoupe pas du tout ta distinction entre injustice naturelle et injustice sociale. Si mon voisin m'empêche de dormir et que je rate mes examens pour cette raison, ce serait injuste "socialement" et non "naturellement". C'est de la pure malchance qui ne tient pas à un désavantage naturel.

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  2. Evidemment, "qu'est-ce que la justice?" (ou plus précisément : qu'est-ce qu'un critère de traitement arbitraire?) est la question la plus intéressante, mais c'en est une autre, bien plus difficile.
    Mon intention était seulement de donner un sens à l'idée qu'une injustice puisse être naturelle. Elle a pour particularité qu'un individu n'a aucun moyen volontaire de lutter contre elle, c'est pourquoi elle doit être distinguée de l'injustice sociale, contre laquelle un individu a les moyens de se protéger. Je parle bien de moyens individuels, puisque la société peut toujours attribuer des droits ou se réformer. Ceci explique en partie ta remarque : tu me reproches l'inutilité politique de ma distinction, alors qu'elle a surtout une portée morale, et non politique.
    Et ceci ne recouvre pas tout à fait la distinction entre effort conscient et malchance, puisque les limites de ce que nous sommes capables d'effectuer dépend largement de la nature. Ce n'est pas faute d'effort conscient que je ne suis pas médaille Fields de mathématiques, c'est tout simplement parce que mes dons naturels (QI, besoin de sommeil, etc.) ne me le permettent pas.

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