mardi 7 avril 2015

Erreurs en tous genres

Il est assez tentant, et de fait assez courant, dans les discussions sur le naturalisme et la normativité, d'utiliser la possibilité de l'erreur non pas tout à fait comme un critère (ce qui serait circulaire) mais comme un symptôme de la normativité. En effet, une norme pose un certain critère de réussite, en fonction duquel on peut dire qu'un événement réussit ou échoue. Alors que dans la nature, il n'y a que des causes, qui peuvent avoir lieu ou ne pas avoir lieu, mais pas échouer ou réussir. Ainsi, on peut utiliser assez facilement ce test de la possibilité de l'échec comme critère de démarcation du normatif et du naturel. Par exemple, avoir l'intention de gagner les élections est un phénomène normatif, qui pose un critère de réussite de l'action : si on arrive premier, l'intention est satisfaite. Si on arrive second ou plus loin, l'intention est déçue. De même, ce que l'on veut dire est aussi un phénomène normatif, puisqu'on peut échouer à dire ce qu'on veut dire. On comprend donc que, parmi les phénomènes normatifs, se trouvent en tout premier lieu les phénomènes mentaux, les actions, les discours, donc tout ce qui relève des personnes humaines.
Mais jusqu'où s'étend la normativité, si on utilise ce test de l'erreur? Je voudrais ici montrer que ce test est beaucoup trop souple, et qu'il peut très bien nous amener à mettre n'importe quoi dans le normatif. De sorte qu'il faut s'y prendre d'une toute autre manière, pour distinguer ce qui est normatif et ce qui ne l'est pas. 

Premier moment de mon propos : les causes finales, les fonctions. Une fonction est le fait, pour une structure, de réaliser une certaine opération, opération qui est expliquée en termes d'accomplissement d'un certain but. Par exemple, pour comprendre ce qu'est une montre, on explique que son cadran indique l'heure, puis l'ensemble des rouages sera analysé en fonction de ce but. Peut-on dire d'une montre qu'elle échoue à donner l'heure? C'est évident. Donc, la montre passe le test de l'erreur. 
Et plus généralement, tout objet compris en termes de finalité peut échouer ou réussir à faire ce pour quoi il est fait. Une graine peut échouer à devenir un arbre. Un enfant peut échouer à devenir adulte (mourir). Un téléphone peut échouer à se mettre en communication. Partout où il y a une fonction, donc un but, il est possible qu'il y ait dysfonction, donc but manqué. Pour les vivants, la santé et la maladie, la vie et la mort, forment des pôles. Pour les objets techniques, la bonne marche et la panne forment aussi des pôles.
Pourquoi est-ce possible? Parce qu'au niveau de la structure de l'objet, il se peut que certains phénomènes causaux soient déviants, et entraînent l'objet à accomplir ce qu'il ne devrait pas. Il se peut qu'une pile fatigue, qu'un contact électrique se fasse mal, que la graine ne soit pas suffisamment arrosé, etc. pour que l'effet attendu n'advienne pas. En d'autres termes, quand on parle d'un objet finalisé, les mécanismes causaux qui s'y déroulent sont répartis en phénomènes causaux normaux, et phénomènes causaux déviants.
La finalité qui a lieu dans les montres, dans les graines, et dans les êtres vivants est-il vraiment un phénomène normatif? C'est une question extrêmement embarrassante. En effet, il semble indéniable qu'il faut distinguer l'intentionnel et le fonctionnel (pour quelques développements à ce sujet, voir Dennett, La posture intentionnelle, qui fait aussi cette distinction, bien qu'il soit tenté de parler d'intentionnel pour des objets que l'on rangerait dans le fonctionnel seulement, comme le fameux thermostat). Un individu qui peut être compris en termes intentionnel est un être qui a des croyances, des désirs, des intentions, donc un être qui se représente un but qu'il cherche à atteindre, en récupérant des informations qui lui permettent d'atteindre ce but aussi efficacement que possible. On comprend tout à fait pourquoi les individus ayant des intentions peuvent faire erreur : se fixant consciemment des objectifs, on peut dire si oui ou non ils ont échoué.
Mais pour les objets qui n'ont pas d'intention, mais seulement de fonction, peut-on dire qu'ils réussissent ou échouent? En un sens, oui, mais seulement relativement à nous. Pour les objets techniques, ils font toujours ce qu'ils doivent faire, ils ne font pas d'erreur. C'est seulement que le résultat ne nous convient pas. On est tenté de répondre que la normativité n'est donc pas intrinsèque, mais seulement dérivée du fait que nous avons des buts et voulons utiliser des objets pour les atteindre. Quant aux graines et aux vivants, que dire? Il est certain que grandir et vivre n'est pas relatif aux humains, mais intrinsèque aux êtres vivants eux-mêmes. Est-ce de la normativité pour autant? Vivre et être en bonne santé, est-ce vraiment réussir? Ou bien est-ce seulement nous qui avons une préférence pour les êtres qui croissent, et restent vivre longtemps? Ce n'est pas du tout évident.

Second moment de mon propos : les causes efficientes, les mécanismes. Ici, il semble que nous ne pouvons plus du tout parler de réussite ou d'erreur. Soit une cause est présente et elle produit son effet, soit elle est absente et elle ne produit rien. Mais il n'y a aucun sens à imaginer qu'une même cause produise des effets différents. Je n'ai rien à redire à ceci, si ce n'est qu'il ne s'agit que d'une idéalisation, et non pas d'un jugement inductif. Car ce que nous observons empiriquement, ce n'est certainement pas qu'une même cause produit les mêmes effets. Nos observations sont infiniment plus chaotiques. Ce que nous observons, c'est que nous donnons dix fois le même coup de pied dans le ballon, et que le ballon n'arrive que huit fois sur dix dans les filets (pour un bon joueur de football). Nous faisons trois fois la même recette de cuisine, et la troisième, ça ne prend pas, c'est trop cuit, etc. Ainsi, nous avons reproduit les causes, et nous obtenons pourtant des effets différents. Ce n'est donc qu'au prix d'une certaine idéalisation intellectuelle que nous disons qu'en réalité, les causes étaient différentes, qu'il y a eu de petites différences qui se sont glissées dans la chaîne causale, et qui expliquent que le résultat soit différent. 
Mais si on fait cette idéalisation, alors il y a un sens à parler de réussite ou d'échec. Réussir, pour une chaîne causale, c'est arriver au résultat conforme à ce que l'idéalisation prédit. La recette prédit qu'une cuisson de trente minutes suffit pour le gâteau. On sort le gâteau après trente minutes. Si le gâteau est ben cuit, alors la chaîne causale a été bonne. Sinon, c'est un échec. Je rappelle bien qu'ici, la réussite n'est pas que le gâteau soit bon, mais c'est que le processus causal décrit par la recette soit exactement conforme au processus réel (peu importe la nature du résultat). Ce genre d'idéalisation est bien connu, et a beaucoup été étudié en philosophie des sciences, notamment par Koyré dans ses Etudes galiléennes, Galilée ayant fondé la mécanique sur les mathématiques justement parce qu'il a admis la valeur de l'idéalisation, contre l'ancienne physique plus aristotélicienne que platonicienne. 
Or, sur ce point, je pense que personne ne voudra dire que les phénomènes causaux sont des phénomènes normatifs. Sans quoi tout est normatif et mon problème est réglé, mais pas de la façon la plus intéressante! C'est donc qu'il ne suffit pas d'avoir une norme de description, donc une idéalisation, pour que le phénomène à quoi s'applique cette norme soit normatif. D'ailleurs, on peut généraliser cette notion de norme de description. Tout concept est déjà une norme de description. Ce qui veut dire que tout objet, en un certain sens, réussit ou échoue à être parfaitement conforme à son concept. Mais là encore, difficile de voir quoi que ce soit de normatif dans les choses elles-mêmes. Il y a évidemment un horizon d'attente de la part des individus. Nous construisons des concepts, nous posons des lois physiques abstraites pour nous permettre de mieux comprendre les choses. Et on peut bien dire, métaphoriquement, que les choses échouent à se comporter comme elles devraient. Mais pour parler plus proprement, il faut dire que ce ne sont pas les choses qui échouent, ce sont seulement nos idéalisations qui trouvent leurs limites. Nos concepts ont des bords nets, alors que les objets sont infinis en variété. Nos lois physiques ont la précision mathématique là où les choses ne font que de l'à peu près. 

Que conclure de ce parcours? 
1) Qu'il y a trois registres distincts : le causal, le fonctionnel, et l'intentionnel. Que ces trois domaines passent tous le test de l'erreur. 
2) Que ce sont des considérations philosophiques indépendantes qui nous font exclure le causal du champ du normatif. 
3) Et que ce sont des réflexions philosophiques qui nous font douter de la bonne attitude à adopter au sujet du fonctionnel. 
4) Le test de l'erreur ne sert donc à rien. 
En effet, tout objet, pour l'homme, est objet d'étude, de sorte que la connaissance qu'il en a dépend des concepts qu'il utilise. Or, ces concepts étant des normes, on peut être tenté, et ce serait une erreur, de dire que tout est normatif. Mais ce n'est pas le cas. Les pierres qui tombent ne sont pas normatives, seule la loi de la chute libre est normative, parce que sa violation factuelle n'implique pas sa fausseté, mais implique qu'il faille trouver des explications supplémentaires (les forces de frottement, typiquement). En d'autres termes, la réussite et l'erreur relèvent de notre connaissance des choses, et pas des choses elles-mêmes
Ces dernières remarques peuvent nous suggérer une réponse : que le normatif ne commence qu'avec l'humain, parce que celui-ci a des intentions, et que ce n'est que parce que ces intentions existent que des normes existent. C'est parce qu'il veut connaître qu'il créé des concepts, donc des normes de descriptions. C'est parce qu'il veut être bien qu'il fixe ses désirs, se donne des projets, donc des normes d'action. Indépendamment de cela, tout phénomène paraît aveugle, brut, naturel. Le fonctionnel devrait donc être exclu du normatif, celui-ci ne commençant qu'avec l'intentionnel. 

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