mercredi 1 avril 2015

Le passé, mesure du possible

En parcourant la presse, on est souvent étonné de la prégnance des propos qui indiquent une évolution, une trajectoire, une histoire. On ne trouvera quasiment jamais d'articles qui titreraient "le sort des plus pauvres est préoccupant", mais plutôt "le sort des plus pauvres s'aggrave". Toute statistique n'est jamais donnée brute, elle est toujours donnée avec les statistiques passées, de sorte que c'est l'évolution plutôt que les valeurs brutes qui est objet d'attention. Un taux de chômage de 10% est très bon si on passe de 11% à 10%, alors qu'il est inquiétant si on passe de 9% à 10%. Bien que la situation présente soit la même dans les deux cas, elle fait l'objet d'une évaluation différente.
Cette attitude qui se fixe sur l'histoire plutôt que la situation présente peut sans doute être comprise en référence aux arguments sur la pente glissante présentés par Bernard Williams (cf. La fortune morale). C'est certain qu'un chômage qui augmente est préoccupant quelle que soit son taux absolu, tout simplement parce qu'il ne faudrait pas qu'il se généralise à l'ensemble de la population. Mais je crois que ce n'est pas l'essentiel. Il me semble que l'on ne fait pas seulement mention du passé pour anticiper le futur (un peu comme si on traçait une courbe à partir des données du passé, pour extrapoler au futur). On le fait avant tout parce que seul le passé permet une bonne évaluation (au sens moral ou politique) de la situation présente.

Je m'explique. La morale et la politique relèvent de la pratique. En d'autres termes, une évaluation morale ou une évaluation politique sont porteuses en elles-mêmes de prescription relatives à ce qui doit être fait ou évité. Quand on juge que la situation économique se dégrade, on estime que le gouvernement doit lancer des mesures, diminuer les taxes, entreprendre de grands travaux, etc. Quand on juge qu'une action est immorale, on prescrit aux autres de ne pas l'accomplir, et on se motive soi-même pour éviter d'être tenté de l'accomplir clandestinement.
Or, pour que quelque chose soit prescrit, il faut que cette chose soit possible. Je renvoie à la discussion sur le principe "devoir implique pouvoir" ("Devoir implique pouvoir"). Même si ce principe n'est au fond pas correct, il est quand même évident que nous ne nous fixons des devoirs moraux ou pratiques que si nous admettons qu'ils sont réalisables. Or, comment être certain qu'une action est réalisable? Justement en faisant appel à l'histoire! Puisqu'une situation a existé dans le passé, alors elle est possible. Le passé est notre mesure de ce qui est possible, et de ce qui ne l'est pas. SI quelque chose a déjà eu lieu, alors c'est possible, si ça n'a jamais eu lieu, alors on ne peut pas dire que c'est impossible, mais nous avons une certaine méfiance sur son caractère réalisable. 
Ainsi, les discours politiques s'appuient sur les données passées avant tout pour montrer, de manière assez rhétorique, que ce qu'ils prescrivent est possible. Dire que le chômage augmente, c'est dire qu'il a été bas, donc qu'il peut redescendre. Par contre, dire seulement que le chômage est élevé, cela pourrait laisser penser qu'il est impossible de le faire baisser. Cela reviendrait à perdre toute la valeur prescriptive du discours, et à être traité d'utopiste. De manière générale, toute personne qui prescrit quelque chose qui n'a jamais été fait sera traité d'utopiste. Car il manque la référence au passé, donc la mesure du possible. 

Bien évidemment, ce genre de raisonnements est logiquement faux. Le champ du possible est infiniment plus large que celui du passé. Il existe un nombre infini d'événements qui n'ont jamais eu lieu et qui auront lieu à l'avenir. De plus, le fait qu'une situation ait existé ne garantit pas du tout qu'elle puisse revenir. Il y a des choses qui sont définitivement passées, il ne suffit donc pas de voir qu'elles ont existé pour qu'il soit raisonnable de prescrire d'y revenir. Si je m'en tiens à mon exemple du chômage, j'ai l'impression que mes contemporains ne croient plus du tout qu'il soit possible de revenir aux temps d'avant la crise pétrolière, où le chômage n'existait pas ou presque. Donc, les gens conviennent que le passé n'est pas exactement le possible.
Pourtant, malgré cette faute de raisonnement notoire, il me semble qu'il y a quand même une certaine sagesse dans cette manière de penser. Car sur quoi appuyer nos intuitions sur le possible? Il n'y a pas grand chose d'autre. Les expériences de pensée sont hautement arbitraires, dès lors qu'elles prétendent prévoir quelque chose qui ne paraîtrait pas évident à tout le monde. Les modèles théoriques scientifiques donnent souvent l'impression de n'être que des extrapolations empiriques au mauvais sens du terme "empirique". Le passé semble en quelque sorte le moins mauvais de nos indices, surtout s'il n'est pas trop éloigné de nous, et que nous ne voyons pas entre lui et nous de changements qualitatifs majeurs (la crise pétrolière de 1973, par exemple, est justement vue comme ce changement qualitatif majeur, qui restreint le champ du possible pour nous). 
Ces manières de penser ont une conséquence : elles sont assez massivement conservatrices. Même les engagements qui se disent progressistes se soucient généralement davantage de l'augmentation de la pauvreté que de la pauvreté elle-même. Tout se passe comme si l'enjeu était de revenir à un point de départ historique qui nous convenait, et dont on sait, qu'au moins, il est possible. Alors que lutter contre ce qu'on trouve anormal absolument parlant, c'est prendre le risque de se battre contre une nécessité inéluctable. Si l'invective d'utopiste est si constamment utilisée, c'est donc pour une raison de fond : nous sommes à peu près tous obligés d'être conservateurs quand nous jugeons de ce qui est possible.

Comment donc sortir de ces conceptions conservatrices, si c'est possible? Oui, ça l'est, et il faut admettre, en politique comme en morale, la très grande utilité de l'essai. Pour savoir ce qui est possible, la meilleure chose à faire est d'essayer. Si cela marche, c'est possible, si ça ne marche pas, c'est impossible (ou du moins compliqué). Cette idée n'est guère nouvelle. Il n'y a pas un texte de Dewey où il ne rappelle la valeur éducative, cognitive, et pratique de l'essai. Pourtant, comment ne pas voir que ces textes sont maintenant bien vieux, mais que la méthode consistant à essayer pour voir si c'est possible n'est pas couramment employée? Dire qu'elle ne l'est jamais serait faux. On l'utilise en médecine. On le fait aussi un peu dans la branche expérimentale de l'économie (je pense notamment à la branche qui utilise de manière systématique les méthodes statistiques de contrôle (essais randomisés en double aveugle). Mais en politique, et en morale, quelle pauvreté!
Les questions où le conservatisme (donc l'idée que le passé est la mesure du possible) est le plus prégnant et le plus scandaleux, concernent les mœurs, la bio-éthique, etc. Ceux qui refusent le mariage homosexuel ou les mères porteuses le font essentiellement au nom de l'argument selon lequel ça n'a jamais été fait, et donc que c'est impossible (par "impossible", comprenez : "qui mènerait l'humanité assez rapidement à sa perte"). Et ceux qui sont pour répondent en employant plein d'arguments abstraits, de théories alambiquées, et d'exemples pris dans des civilisations exotiques. Pourquoi ne pas plutôt essayer? Il ne coûte pas grand chose d'essayer certaines pratiques, en les limitant en extension, pour voir ce qui arrive. De cette façon, le champ du possible serait mieux délimité, au lieu de vouloir le tracer à coups d'arguments a priori ou de propos conservateurs sur la nature humaine. 

2 commentaires:

  1. "On ne trouvera quasiment jamais d'articles qui titreraient "le sort des plus pauvres est préoccupant", mais plutôt "le sort des plus pauvres s'aggrave""

    Voici une explication très simple :
    Les journaux sont censés relayer les nouvelles ; "il y a beaucoup de pauvres" n'est pas une nouvelle, "il y a encore plus de pauvres" en est une !

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  2. "Les journaux sont censés relayer les nouvelles". De fait, c'est ce qu'ils font la plupart du temps, mais pas tout le temps. De plus, il n'existe aucune charte écrite ou tacite qui interdirait les articles théoriques ou sociologiques, et qui imposerait de raconter des histoires.
    Par contre, le fait que les journaux aient tant de succès, et que les essais théoriques qui parlent de la même chose soient si peu lus me semble digne d'attention. Ma réponse est que les gens ont besoin du passé pour se faire des conceptions des choses, alors qu'ils ne veulent pas utiliser des modèles abstraits ou des expériences de pensée. Leur technique de découverte des possibles est différente de celles des savants.

    Mon article manque d'une section plus normative sur la meilleure manière de connaître les possibles. J'avais déjà critiqué la tentative d'utiliser les expériences de pensée pour apprendre quoi que ce soit qu'on ne sache pas déjà (dans un vieil article). Mais arriver à montrer que la plupart de nos modèles théoriques n'apprennent rien, ce serait plus ambitieux. Car peu de disciplines accepteraient l'idée que leurs modèles ne sont que des expériences de pensée.

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