jeudi 30 avril 2015

Nos goûts doivent-ils être cohérents?

Cette question est assez souvent posée par les sociologues qui s'intéressent à la culture (par exemple, La culture des individus, de Bernard Lahire, est un travail impressionnant sur la question de la consonance et de la dissonance culturelle). Cependant, ce type de travaux est seulement descriptif, ce qui ne répond pas du tout à la question que je pose, qui est normative. Mon intention n'est pas de savoir si je suis cohérent dans mes goûts, mais de savoir si je dois l'être. Et pour tout dire, la seconde chose extrêmement agaçante chez les sociologues, et sur ce point, ils sont en parfait accord avec les individus ordinaires (j'aurais même du mal à dire si ce sont les sociologues qui influencent les individus, ou si les sociologues ne font que reproduire leurs préjugés d'individus ordinaires), c'est la tendance à mélanger sans le moindre scrupule les critères sociologiques et les critères esthétiques dans la manière de classer les genres et les œuvres artistiques. Pour ne prendre que l'exemple de la musique, la distinction entre savant et populaire est prise beaucoup trop au sérieux, ce qui pousse à mettre ensemble des genres musicaux qui ne partagent rien, et à séparer des musiques quasiment semblables mais qui n'ont pas le même public. Donc, je voudrais, autant que possible, ne pas m'encombrer de toutes les catégories sociologiques appliquées aux arts, et ne retenir que des catégories vraiment esthétiques.
Ma question est donc la suivante : un même individu peut-il apprécier des œuvres ou des genres artistiques extrêmement différents, peut-être même incompatibles? Ou bien doit-il rendre ses goûts plus cohérents?

Pourquoi poser cette question? Parce que nous estimons tous que nous avons une identité, nous avons une certaine conception de nous-mêmes. Or, cette conception, par définition, doit être unifiée. Que nous devions avoir une conception unifiée de nous-même vaut premièrement sur le plan épistémologique. Nous n'admettons pas que nos croyances soient contradictoires. Si nous découvrons des contradictions, nous les supprimons, en abandonnant une ou plusieurs croyances, en les rendant plus précises, etc. Ainsi, l'identité d'un agent épistémique consiste en la cohérence de l'ensemble de ses croyances. J'imagine que personne ne peut contester cela. On peut bien admettre que différentes personnes aient des opinions contradictoires, même si quelqu'un qui n'est pas relativiste pensera que ces contradictions doivent être levées, à terme. Par contre, personne n'admettra qu'un individu peut rester avec des contradictions internes sans que cela pose problème. 
Pour me justifier, il suffit de dire que la réussite de l'action suppose de mobiliser des croyances. Or, si nous avions des croyances contradictoires sur certains sujets, alors l'action deviendrait impossible, puisque la même ligne de conduite pourrait être considérée à la fois comme inefficace et comme efficace. Donc, des contradictions dans les croyances produiront des paralysies dans l'action. Et bien entendu, personne ne peut rester paralysé trop longtemps ou trop souvent, sans quoi des problèmes graves vont vite arriver!
Deuxième domaine dans lequel la cohérence semble requise : celui des désirs, valeurs, engagements moraux, etc. Ici aussi, s'il y a contradiction, l'action va se trouver paralysée. Celui qui désire maigrir et qui désire en même temps manger des gâteaux sucrés se trouve dans l'embarras. De même, quelqu'un qui estime qu'il doit être généreux avec les mendiants, mais qui est terriblement avare est aussi paralysé. Donc, ces contradictions doivent être levées, et la personne doit arriver à un ensemble de désirs et valeurs qui soient compatibles, donc qui ne prescrivent pas de lignes de conduites impossibles à réaliser ensemble. Ici aussi, l'identité de l'agent pratique est donc requise. 
Mais alors, après avoir dit un mot des valeurs épistémiques (ne croire que ce qui est vrai, ne pas se contredire, etc.) et des valeurs pratiques (ne désirer que ce qui est bon pour nous, n'agir qu'en traitant bien autrui, etc.), il reste à parler des valeurs esthétiques. Y a-t-il aussi, au plan esthétique, une exigence d'être cohérent? Doit-on être un individu unifié quand on est un spectateur des œuvres d'art? Cette question peut même s'étendre aux expériences esthétiques et pas seulement artistiques, comme par exemple, la vue d'un beau paysage, la déambulation dans une grande ville, la visite d'un château médiéval, etc. 
Tout d'abord, on voit que l'on ne peut pas répondre à la questions des goûts aussi facilement qu'à celle des croyances et des désirs. Car autant des croyances ou des désirs incohérents entraînent à coup sûr des conduites incohérentes, ce qui est une bonne raison de rendre cohérents nos désirs et nos croyances, autant des goûts incohérents ne conduisent pas nécessairement à des conduites absurdes. Après tout, il suffit que ces goûts soient hiérarchisés, pour que les actions soient cohérentes. Mais il n'importe pas que la hiérarchie ait un sens. Par exemple, un individu pourrait hiérarchiser ses goûts filmiques de la manière suivante (je pioche dans les films à l'affiche) : 1) Fast and Furious (un film de voitures viril) 2) Caprice (une amourette délicate) 3) Shaun le mouton (un film d'animation comique). Ainsi, dans les situations où il doit délibérer sur le film à voir, il ne se trouvera pas en situation de contradiction, puisqu'il n'a qu'à choisir le film qu'il préfère, à savoir Fast and Furious. Donc, le problème n'est pas si simple que pour les croyances et les désirs. La cohérence ou l'incohérence n'est pas simplement celle qui vient de l'impossibilité d'agir. 

Mais alors, quel est le problème à aimer en même temps un film de voiture bourrin, vulgaire et défoulant, et une comédie légère et psychologique? Le problème n'est pas dans l'action, mais dans la compréhension, dans l'interprétation. En effet, il ne suffit pas d'établir arbitrairement une hiérarchie de préférences, il faut encore la rendre compréhensible pour les autres, et pour nous mêmes. Être compréhensible requière que les autres puissent comprendre les lignes générales de nos goûts, et que nous-mêmes puissions, confronté à de nouvelles œuvres, avoir des lignes directrices dans nos manières de la juger. En d'autres termes, sans quelques principes minimaux de classement, un individu ne pourrait jamais établir de hiérarchie, et les autres ne parviendraient jamais à comprendre de quelle manière nous hiérarchisons, et ainsi à prédire nous goûts. Certes, l'échec de la prédiction n'est peut-être pas très grave. Par contre que, nous puissions au moins nous-mêmes prendre appui sur quelque chose pour hiérarchiser nos préférences, cela semble indispensable. 
Je serais tout à fait d'accord avec Kant sur la différence entre l'agréable et le beau, qui est établie au début de la Critique de la faculté de juger. Son exemple est le vin des Canaries, qui serait agréable sans être beau. Il me semble aussi qu'une telle différence est légitime. Car certaines choses sont hiérarchisées de manière seulement arbitraire, car on conçoit bien qu'elles dépendent surtout de considérations physiologiques sur lesquelles nous ne pouvons rien. Certains ont une sainte horreur des huîtres, d'autres en raffolent, et il serait absurde de vouloir dégager de grands principes de classement des aliments. Nos goûts alimentaires forment donc une hiérarchie arbitraire. Par contre, en matière esthétique, les œuvres obéissent à des principes généraux de composition, qui sont autant de raisons de les apprécier ou pas, et le jugement ne s'appuie pas sur des critères physiologiques (ou du moins, s'appuie très peu. Je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un qui m'ait dit qu'il n'aimait pas Louis Armstrong parce qu'il ne supportait pas le bruit des trompettes!). Il est donc possible, ici, de fonder une hiérarchie de nos goûts sur des principes généraux. 
Evidemment, comme en morale ou en politique, ces quelques principes généraux ne sont pas invulnérables, et peuvent être révisés en fonction de cas particuliers qui nous semblent prééminents. Quelqu'un pourrait par exemple apprécier surtout la musique classique d'époque romantique, et néanmoins devoir assouplir ce jugement après avoir découvert quelques musiciens baroques. Les principes ne l'emportent donc pas sur les cas particuliers. Mais on comprend qu'il doit se créer une sorte d'équilibre réfléchi entre les œuvres particulières qui nous séduisent, et les jugements esthétiques généraux sur la valeur de tel ou tel domaine ou style artistique.
Ainsi, si je reviens à l'exemple des films, une personne qui dit aimer Fast and Furious et Caprice à la fois devra se justifier, et dire pourquoi elle apprécie des films qui sont manifestement antagonistes. Il me semble que la personne peut employer deux voies différentes : 
1) expliquer ce que ces films ont en commun, malgré leurs différences superficielles, et ainsi, dire pourquoi elle aime ces deux films, et même pourquoi elle range Fast and Furious au dessus de l'autre. Dans ce cas précis, ce n'est pas évident, mais qui sait...
2) admettre que ces films n'ont rien en commun, mais qu'elle a des goûts non conciliables, qu'elle aime à la fois le plaisir de voir de l'action spectaculaire, et de se mettre à la place de personnages plongés dans leur vie amoureuse. 
Evidemment, la voie 1 est meilleure. Mais la voie 2 n'implique pas un échec total. Car donner deux valeurs (ici, l'action, et l'amour), c'est déjà donner certains principes généraux de classement. C'est déjà comprendre assez bien la personne, pouvoir lui faire d'autres recommandations de film. Il en est de même en morale ou en politique : une valeur qui hiérarchiserait toutes les actions serait mieux que plusieurs valeurs, mais à défaut, plusieurs valeurs valent déjà mieux que rien. Une société fondée sur l'égalité et la liberté (par exemple) est une société plus rationnelle qu'une société où les politiques ne dépendent que de décisions arbitraires du gouvernement au pouvoir. Cependant, cette voie 2 ne doit pas être prise trop souvent : si on admet un nouveau principe à chaque nouvelle oeuvre, l'idée d'une cohérence des goûts éclate. En bref, quelqu'un qui aime Fast and Furious devrait aimer Taxi, et quelqu'un qui aime Caprice devrait aimer le Conte d'été de Rohmer. Sinon, la personne devient incompréhensible. 

Je ne dis pas qu'il est facile d'avoir des goûts esthétiques cohérents. Je n'ai même quasiment rien dit sur la manière dont on pourrait les rendre plus cohérents. Néanmoins, il me semble que cela reste une exigence, à la fois parce que les autres peuvent nous demander pourquoi nous aimons telle ou telle chose, ce qui appelle de notre part de faire un travail de critique, et parce que nous-mêmes avons besoin de savoir comment nous aimons ce que nous aimons. Rationaliser vaut à la fois sur le plan épistémique, morale, et esthétique. Rationaliser nos jugements, c'est donner les raisons de nos hiérarchiser, donc dégager quelques grands principes qui nous permettent d'apprécier les œuvres. 

2 commentaires:

  1. Encore un post dépourvu d'argumentation substantielle.

    "Par contre, en matière esthétique, les œuvres obéissent à des principes généraux de composition, qui sont autant de raisons de les apprécier ou pas, et le jugement ne s'appuie pas sur des critères physiologiques... Il est donc possible, ici, de fonder une hiérarchie de nos goûts sur des principes généraux. "



    Imaginons que par "principes généraux", tu veuilles dire : "utilisation d'une règle abstraite de composition", par exemple, disons, la forme du sonnet. Ce n'est pas le sonnet en tant que tel qui est donné à l'appréciation des gens, mais l'union du fond du poème et de la forme-sonnet (et de bien d'autres encore) en un tout. Un "principe général" de composition n'existe pas abstraitement, ou alors seulement en tant qu'idée ou concept, et il n'a alors aucune valeur esthétique particulière ! Et ce n'est pas lui qui emporte l'adhésion !

    Par ailleurs, pourquoi des "principes généraux" (lesquels ?) DEVRAIENT-ils présider au jugement esthétique ou à l'adhésion ? Très hasardeux passage du fait au droit.

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  2. En matières de principes généraux de composition, il me semble qu'il faut distinguer deux choses :
    1) le genre dans lequel s'inscrit une oeuvre. Par exemple, un sonnet, un film de voiture, une peinture de paysage. Ce genre est abstrait, il s'agit bien d'un concept au sens d'un ensemble de règles qui fixent l'appartenance d'une oeuvre à ce genre.
    2) le style de l'oeuvre. Il s'agit de la manière dont un artiste arrive à satisfaire les exigences générales du genre au moyen d'un contenu particulier. C'est, comme tu le dit, l'union du fond et de la forme. Certains considèrent qu'un style vaut à l'échelle d'une époque, ou d'un artiste. Mais je considère acceptable qu'un style puisse valoir pour une oeuvre singulière.
    Il me semble que la cohérence des goûts en matière esthétique peut reposer aussi bien sur le genre que sur le style. Cependant, il me semble aussi que la cohérence des goûts en matière de style est plus intéressante que celle en matière de genre. Les refus de principe (comme ces gens qui disent qu'ils n'aiment pas le rap, ou qu'ils n'aiment pas les films d'auteur) reflètent plutôt des déterminismes sociaux que des goûts esthétiques. Mais il me faudrait encore une explication de ce qui fait que deux styles se ressemblent. Question difficile, et j'ignore dans quelle mesure cela relève encore de considérations philosophiques, et non pas de la critique d'art.

    Ensuite, concernant la question normative, il faut rappeler une chose : il y a une différence entre le fait d'être conforme à certaines conventions qui régissent un domaine d'activité, un genre, etc., c'en est une autre de se conformer à des conventions afin de produire quelque chose qui respecte les normes en question.
    Cela illustre une différence essentielle en art, entre des principes de composition à proprement parler, et des principes d'interprétation. Le plus souvent, nos critères esthétiques sont ceux qui relèvent de l'interprétation : un tableau est une peinture de paysage si, en le regardant, nous voyons un horizon, un ciel, des terres, quelques personnages qui ne sont pas le sujet central d tableau, etc. Mais cela ne dicte rien à l'artiste, concernant les principes de composition qu'il doit mettre en oeuvre.
    Quant au spectateur, le fait qu'il doive orienter son regard en fonction de principes ne signifie pas un saut du fait au droit, mais cela signifie qu'il admet les exigences conventionnelles portant sur les oeuvres d'art. En rentrant dans un musée, ou une salle de cinéma, il admet qu'une certaine normativité va s'appliquer à lui. Mais personne ne dit que cette normativité devrait s'imposer à lui. Et rien n'empêche le spectateur d'aller dans un tel lieu juste pour voir des couleurs apaisantes, ou se divertir en regardant un film qui fait beaucoup de bruit. C'est permis. Mais ce n'est pas ce que nous appelons une expérience esthétique.
    Bien sûr, on peut discuter ces exigences sur la notion d'expérience esthétique.

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