dimanche 12 juillet 2015

Justifier les inégalités ?


"We hold these truths to be self-evident : that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness"
Déclaration d'indépendance des États-Unis.


"Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune."
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article premier.

"L'hypothèse de Dworkin, c'est que l'idée que chaque individu compte autant qu'un autre est au cœur de toutes les théories politiques acceptables"
 Will Kymlicka, Les Théories de la justice, une introduction.



L'existence d'inégalités sociales et économiques est un fait ; l'instauration de l'égalité est donc un souhait, un idéal ou l'objet d'un problème. Mais à lire les grandes déclarations de principes des sociétés contemporaines ou les écrits des philosophes qui se rattachent au libéralisme politique, comme Rawls ou Dworkin, c'est en réalité le contraire qui est vrai.

L'égalité est un fait, bien que d'une nature assez spéciale, et les inégalités sont par rapport à elle une déviation qu'il est impératif de justifier. Cette situation est tout à fait étonnante quand on la voit sous cet angle, puisque c'est l'inégalité et sa brute "factualité" qu'il s'agit de justifier, de "fonder", dit la Déclaration française, tandis que l'égalité qui a manifestement le statut d'un idéal est présupposée ou postulée par tout le monde, et cela alors même que personne n'est vraiment capable d'expliquer ce en quoi elle consiste exactement et comment l'atteindre effectivement.

Ce qui existe a-t-il besoin de recevoir encore l'hommage d'une justification ? Et pourquoi ne pas chercher à justifier précisément ce qui n'existe pas et dont on voudrait qu'il soit ? Si l'on prenait les choses dans l'ordre, semble-t-il, on devrait commencer par montrer d'abord qu'une forme raisonnable d'égalité est possible dans une société, ensuite qu'elle est souhaitable au regard de la réalité actuelle, à savoir l'inégalité, et enfin nous devrions nous efforcer d'atteindre ou de nous approcher de cette forme d'égalité.

Mais on nous dit en fait d'abord que les hommes naissent ou sont crées égaux ou encore, dans la version laïque et non métaphysique de Ronald Dworkin, que "chaque individu compte autant qu'un autre", et on nous présente ensuite comme un problème la justification des inégalités qu'on s'attend à voir accompagner tout développement social. Dans les termes des discussions contemporaines, cette démarche aboutit à la formule suivante : les inégalités, du moins certaines, sont "moralement arbitraires". Contrairement aux apparences, il ne s'agit là nullement d'un cri de révolte contre l'injustice de l'inégalité mais d'une simple tautologie. Si l'égalité est moralement justifiée, les inégalités sont infailliblement moralement arbitraires. Reste à savoir pourquoi elles le sont, outre que beaucoup de gens très recommandables l'ont admis, et surtout si ce genre d'idée introduit vraiment quelque différence que ce soit dans le regard qu'on porte sur l'ordre social.

Si l'on accepte de prendre cette attitude naïve que je m'efforce de décrire et dont il n'est pas aisé de voir en quoi elle s'écarte du bon sens fournisseur de vérités "évidentes par elles-mêmes", on sera enclin à penser que les inégalités, aussi moralement arbitraires soient-elles, n'en sont pas moins réelles, ce qui devrait surtout inciter à éviter de se fatiguer à les justifier. On peut se donner à peu de frais l'impression d'avoir été outrancièrement radical en déclarant que les inégalités sont moralement arbitraires ou même qu'elles sont définitivement injustifiables, mais du point de vue naïf que je considère à présent, rien n'a encore été dit ou fait pour appuyer la cause de l'égalité. Ce n'est pas le fait que la pluie en juillet est moralement injustifiable qui rend le beau temps souhaitable. 

Une façon plus charitable de présenter le projet du libéralisme politique consiste à dire qu'il nous donne le moyen de distinguer les inégalités acceptables, parce qu'elles découlent ou sont en accord avec l'égalité fondamentale qu'il postule, et celles qui ne le sont pas, parce qu'elles n'en découlent pas et se contentent d'être moralement arbitraires. Il permet d'armer un hypothétique nomothète d'un critère de sélection des mondes sociaux possibles, qui n'est toutefois valide que s'il accepte le fait fondamental de l'égalité. Tout cela est bel et bon, mais d'un point de vue politique et non purement spéculatif, la véritable question devrait être, une fois encore, de savoir en quoi cette distinction peut rendre l'égalité à réaliser plus attirante ou plus nécessaire moralement, politiquement.

En réalité, 1° si nous sommes en présence d'inégalités qui ne sont pas légitimes au regard du fait fondamental de l'égalité, le libéralisme politique est dans l'incapacité de nous donner une raison valable de chercher à modifier l'ordre social pour obtenir plus d'égalité, car cela supposerait d'envisager l'égalité comme un objectif souhaitable et non comme un présupposé. Tout ce que l'on peut faire, c'est reconnaître que le fait fondamental de l'égalité ne permet pas de ratifier ce type de situation. C'est un constat purement négatif.

Et 2° si nous sommes en présence d'inégalités qui sont illégitimes, par exemple parce que nous vivons dans une société constituée d'après les principes de justice de Rawls, le libéralisme politique est capable, cette fois, de nous donner une bonne raison de faire quelque chose, si nous acceptons le fait fondamental de l'égalité, mais c'est seulement de conserver cette société pour ne pas risquer de créer des inégalités illégitimes. On en conclut que le projet du libéralisme politique, dans son application et contre ses intentions affichées, est essentiellement conservateur.

On pourrait objecter que l'existence d'inégalités illégitimes dans une société montre que celle-ci n'est pas fidèle à son credo selon lequel tous les hommes sont égaux (d'une façon ou d'une autre), et que cela constitue une bonne raison de chercher à supprimer ces inégalités, si l'on est attaché à ce credo.

Cela ressemble à un raisonnement par contraposition. En réalité, il n'est pas possible de recourir à un tel raisonnement si l'on est attentif à la façon dont le libéralisme politique procède pour justifier les inégalités. Ce qui se passe est que la théorie commence par formuler son credo, pour en tirer ensuite un critère de distinction des inégalités légitimes et illégitimes et elle s'arrête là. Autrement dit, ce qui est affirmé est la proposition suivante :

si l'on accepte le fait fondamental de l'égalité, alors on doit aussi accepter les inégalités légitimes au regard de ce fait (par exemple les inégalités fondées sur l'effort des individus ou sur l'utilité commune). 

Or si dans la réalité, les inégalités qui existent, ou du moins certaines d'entre elles, ne sont pas fondées sur l'effort ou l'utilité commune, on ne peut pas du tout inférer de la proposition conditionnelle précédente que ces inégalités sont inacceptables (pour celui qui admet le fait de l'égalité). Le raisonnement par contraposition n'est pas disponible pour ce fait. On ne peut rien inférer de cette situation d'inégalités illégitimes.

On rétorquera que l'objection soulevée exprimait surtout l'idée qu'une société qui permettrait des inégalités illégitimes cesserait d'être fidèle à son credo. On peut ainsi légitimement reprocher à la société française, qui inclut dans sa constitution l'article de la Déclaration précédemment cité, de tolérer des distinctions sociales qui ne sont certainement pas fondées sur l'utilité commune, par exemple quand des patrons de télévision ou des préfets sont nommés à ce poste en raison de leurs accointances politiques. Mais quelle est la valeur qui anime et motive ce reproche ? En réalité, c'est la référence à la valeur de fidélité, et non à celle d'égalité, qui le motive et qui justifie les revendications qui s'ensuivent. Il ne s'agit donc pas d'un authentique argument en faveur de l'égalité, ou, ce qui revient au même, s'opposant aux inégalités. 
 
Il ressort de tout cela que c'est l'égalité qui doit être justifiée et non les inégalités, si du moins on entend vraiment défendre la cause de l'égalité. Le projet de justifier les inégalités, même si c'est pour distinguer les inégalités légitimes de celles qui ne le sont pas, prend les choses à l'envers et est incapable de susciter un argument positif en faveur de l'égalité.

6 commentaires:

  1. Avant même de commencer à discuter le détail des arguments, qui ne me semblent pas tous convaincants (alors que tous les propos que tu prêtes à tes opposants me semblent plus sensés), je voudrais soulever quelques points généraux :
    - Tu voudrais trouver dans les déclarations des droits un projet politique de promotion de l'égalité. Evidemment, cela ne marche pas. Ces textes sont des recours, pas des programmes. On les brandit quand on est victime d'une injustice. Mais on ne s'en sert pas pour faire de la politique.
    - Il faut aussi distinguer l'exigence que les décisions politiques et de justice reposent sur des critères impersonnels, et l'exigence que les situations socio-économiques des individus soient les plus égales possible. Les déclarations visent à abolir la différence entre nobles et roturiers, maîtres et esclaves, amis des puissants et individus lambda. C'est presque impossible à justifier (je n'ai jamais lu de preuve que l'impartialité est une bonne chose), et c'est pourquoi il faut surtout l'affirmer autoritairement. Mais les déclarations ne disent pas grand chose des inégalités sociales et économiques, celles auxquelles nous pensons aujourd'hui, et qui, je te l'accorde, doivent être critiquées au moyen d'arguments.

    Donc il faut en effet développer des arguments positifs en faveur de l'égalité, mais cela ne remet nullement en cause la pertinence des déclarations des droits. Leur but est d'être une défense contre l'arbitraire, la partialité, et le favoritisme dû aux classes sociales ou aux castes. Elle s'acquittent très bien de cette fonction.

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    1. Ces textes de déclaration sont autant des recours que des programmes, il suffit de lire le préambule de la déclaration française pour s'en apercevoir.

      Pour ce qui est du deuxième point, c'est à mon avis aussi incorrect, puisque le texte de la déclaration française donne des indications claires au sujet de ce que l'égalité signifie au regard de la participation au pouvoir politique et au critère de choix des individus pour occuper les charges publiques (au moins elles) : l'utilité.

      Mais à vrai dire, c'est plutôt contre un projet du type de celui de Rawls ou de Dworkin que j'ai voulu faire porter la critique.

      Je crois que le véritable problème est le suivant : ne suffit-il pas que les inégalités sociales actuelles ne tombent pas sous la catégorie des inégalités légitimes pour donner ipso facto une raison de leur suppression ?
      Cela ne me paraît pas logiquement fondé (même en un sens assez large de "logique"), mais d'une manière informelle, c'est bien la conclusion qui semblerait se dégager.

      Si on admet cela, il reste quand même de ce post que l'étrangeté du projet de Rawls-Dworkin mérite quand même d'être soulignée et de faire l'objet de questions.

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    2. J'ai bien compris ta cible (Rawls, Dworkin), mais j'ai du mal à voir où est le problème dans l'idée que ce qui n'est pas légitime devrait être supprimé. En fait, il y a pas mal d'arguments qui pourrait montrer que cet argument ne tient pas. Par exemple, on pourrait rejeter le tiers-exclu, et soutenir qu'une société peut différer du modèle idéal et néanmoins ne pas être injuste. On pourrait aussi défendre un pluralisme des valeurs, et concéder que notre société est injuste, mais tellement bonne sur plein d'autres aspects qu'il vaut mieux la conserver. On pourrait encore trouver que le lien entre modèle idéal et société réelle est trop confus pour en tirer des conclusions pratiques. Mais tu ne donnes pas ces arguments. Tu "développes" une sorte d'argument logique dont on n'arrive même pas à dire s'il est bancal, allusif, très compliqué...

      Mais je veux bien admettre que le projet de Rawls mérite d'être discuté. Tout se passe comme si Rawls avait en tête l'idée qu'une société est intrinsèquement inégalitaire, et qu'il fallait même encourager ces inégalités, parce qu'elles sont motivantes, structurantes, efficaces, etc. La notion d'égalité ne servirait donc qu'à tempérer le développement des inégalités, en éliminant celles qui sont injustes.
      Imaginons donc le projet inverse : quelqu'un qui ferait une grande théorie égalitaire, et dont le sommet de l'argumentation consisterait à montrer qu'une égalité n'est justifiée que si elle est aussi à l'avantage du plus favorisé. Depuis notre société réelle inégalitaire, on prouverait ainsi que tout le monde a à gagner à instaurer cette égalité. KL, au travail! (ça m'a l'air ardu, quand même!)

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    3. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ta première remarque.

      Si le libéralisme politique développe bien la structure argumentative que je lui attribue, il n'y a pas de modèle idéal.
      Il aboutit seulement à distinguer des inégalités légitimes parce que justifiées du point de vue même du fait de l'égalité, et des inégalités "moralement arbitraires". Il ne peut rien faire de plus. Pour proposer un modèle idéal de société, il faut faire plus que dire que tous les hommes sont égaux. Il faut dire : tous les hommes doivent être égaux, et s'ils ne le sont pas, c'est mauvais pour eux ! Jamais on ne trouve cela, à ma connaissance, dans Rawls ou Dworkin.

      Ordinairement, les gens veulent tirer la conclusion que, en matière d'inégalités, "moralement arbitraires" équivaut à "moralement condamnables", et dans ce cas on voit assez facilement Rawls comme un révolutionnaire. Mais c'est faux ! La pluie aussi bien que le beau temps sont moralement arbitraires. Si l'on doit supprimer les jours de pluie, c'est pour une autre raison que le fait qu'elle moralement arbitraire : parce qu'elle déprime les gens, ou des choses de ce genre.

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    4. Réflexion faite, au moins pour Rawls, ma description précédente est incorrecte, parce que toutes les inégalités sont moralement arbitraires, et je m'aperçois que ce que j'ai dit rejoint en fait le débat sur la question du traitement social qu'il faut faire de la répartition naturelle des talents, des avantages (en particulier les reproches de Nozick à Rawls).

      Je cite un texte important là-dessus :

      "La répartition naturelle n'est ni injuste ni juste; il n'est pas non plus injuste que certains naissent dans certaines positions sociales particulières. Il s'agit seulement de faits naturels. Ce qui est juste ou injuste par contre, c'est la façon dont les institutions traitent ces faits..." (Rawls, Théorie de la justice, p.113 dans la traduction fr.)

      La discussion porte alors sur la question de savoir comment passer de "personne ne mérite son avantage personnel, son talent" à : "le produit de ces talents et avantages personnels doivent être répartis de manière égalitaire" (ou plutôt, selon le principe de différence).

      Il semble que ce soit une vraie difficulté pour Rawls, mais il est vrai que ce n'est pas spécialement nouveau.

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    5. La seule lecture sensée me semble être la version normative que tu proposes ("tous les hommes doivent être traités comme des égaux"). Pourquoi ne pas directement admettre que les législateurs ont voulu dire ceci, plutôt que de leur prêter des idées étranges qu'on s'amuse ensuite à réfuter?
      Sinon, concernant l'arbitraire moral, nous en avions déjà parlé, et je suis d'accord : arbitraire ne signifie pas injuste, mais seulement non justifié, ce qui est bien différent. Le problème est donc de savoir comment traiter comme des égaux des individus inégaux pour des raisons moralement arbitraires.

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