mardi 7 juillet 2015

Aristote et l'unité des fins (2)

Mon post précédent n'étant vraiment pas d'une limpidité exemplaire, et la réponse que je voulais apporter au commentaire qui en a été fait étant trop longue pour être elle-même postée en commentaire, je reproduis ici ce dernier, suivi de ma réponse.

Tout d'abord, une remarque historique : Dès le livre 1 de l'EN, Aristote dit bien qu'un souverain bien unique ne peut être rien de plus qu'une formule générale. Il prend donc ses distances avec Platon, pour qui le bien en soi est le terme ultime de toutes nos actions. Et le livre 10, parlant de la vie humaine, admet le caractère composite de celle-ci, à la fois tournée vers la politique et vers la connaissance.

Ensuite, concernant la forme, l'usage des graphes et arbres n'apporte à peu près rien, et à mon sens, masque même les points les plus délicats à admettre. Notamment, tout ce que tu dis sur l'interindividuel est très fragile. En effet, alors que l'idée d'un désir qui n'a pas de fin ultime pose évidemment problème, autant la représentation sous forme d'un arbre cyclique ne nous dit pas grand chose. Du coup, comment se prononcer pour savoir s'il est acceptable qu'une société ait son arbre des fins cyclique, ou non? Intuitivement, on se dit que les bucherons sont utiles aux charpentiers, et les charpentiers sont utiles aux bucherons. Mais est-ce vraiment un cercle, ou bien juste une figure en spirale visant un développement économique et social, qui constitue justement la fin ultime de la société? Car après tout, le bûcheron donne du bois au charpentier, qui construit des maisons, qui peut alors loger le bûcheron, qui peut alors vivre mieux, se mettre à la sculpture, ce qui va plaire au charpentier, etc. Et même dans une société stationnaire, le cycle économique n'est pas un pur cycle, puisque l'on peut tenir la survie de la société pour une fin en soi, de sorte que l'arbre serait cyclique dans sa structure, et pourtant finalisé au sens artistotélicien. Or, une telle chose, ton modèle des graphes en rend péniblement compte.
En fait, dans ton modèle, les moments de fin ultime sont seulement individuels, et que les relations interindividuels servent seulement au individus à satisfaire leurs fins. C'est pour cela que tu dis très vite qu'il y a des cercles à échelle collective, mais que tu n'envisages pas vraiment qu'une société puisse avoir un but (non réductible aux buts individuels), alors même que sa structure des fins admet des cercles assez nombreux. Bref, tu es très libéral. Pourquoi pas, mais il faut le dire.

Quant à la psychologie individuelle, je crois qu'Aristote, et Williams qui le commente, ont dit l'essentiel : les gens se représentent des objectifs de vie en des termes très généraux, tels qu'ils peuvent avoir l'air de ne poser qu'un seul but (par exemple, le bonheur). Mais la réalisation de ces objectifs très généraux passe par des activités variées, dont chacune est une fin en soi.
Ce qui m'amène à un point très important. Il faut distinguer d'authentiques rapports de moyen à fin, et de faux rapports, qui sont en réalité des rapports de particulier à général. Quand je dis que je fais du sport pour rester en bonne santé, et quand je dis que je fais du sport pour me dépenser et me faire plaisir, je dis en réalité deux choses conceptuellement différentes.


Concernant le premier point, tu sembles te référer à la critique de l'idée du bien platonicienne du premier livre. En fait, cette question est indépendante de celle de savoir s''il y a un "souverain bien". Et il existe bien un souverain bien pour Aristote d'après Pellegrin (Dictionnaire Aristote, article "bien") : "Aristote conçoit clairement l'existence d'un bien au-dessus de tous les autres, en ce que les autres lui sont sont subordonnés". Par ailleurs, je ne crois pas du tout que le souverain bien envisagé Aristote soit composite. La vie contemplative et la vie politique sont vraiment deux choses distinctes pour lui.

Concernant le second point, la pertinence de ta question manifeste peut-être que l'analogie des arbres a tout de même une certaine fécondité (au passage, un arbre ne peut pas comporter de cycle, par définition).

Un cycle économique se présente sous la forme d'un échange circulaire de flux, biens contre argent, biens contre biens, etc. Cette représentation ouvre la question de la reproduction matérielle du cycle et de la croissance des flux. Ce n'est pas un cycle économique en ce sens que je veux décrire. Je pars de l'idée aristotélicienne selon laquelle une activité ou occupation est nécessairement finalisée. S'il en est ainsi, il est difficile de ne pas penser que la hiérarchie des fins s'applique aussi à la division du travail (et c'est d'ailleurs ce que le propos d'Aristote dans le premier livre laisse penser), mais sans doute d'une façon différente de celle qu'il envisage si on refuse ce qu'Aristote dit ensuite sur la "fonction propre de l'homme" (cela effectivement, est plutôt libéral). Dans ce cas, l'idée de hiérarchie des fins et même d'unité des fins devrait pouvoir s'appliquer aussi, mais il reste à savoir de quelle manière.

Je n'ai pas les idées très claires, à vrai dire, sur ce que ce genre de représentation entraîne, et je ne sais pas si c'est vraiment fécond. Au mieux, il s'agit d'une image incitant à adopter un regard différent sur la question de savoir s'il peut exister un but collectif ou sur la représentation qu'on se fait du holisme ou de l'individualisme. Je ne crois pas que la notion de progrès quantitatif et d'état stationnaire puisse être en cause ici, puisqu'il ne s'agit pas de mesurer des flux de biens ou des utilités.

Mais il s'agit effectivement de savoir dans quelle mesure la hiérarchie des fins peut s'appliquer, et les relations entre activités être finalisées, au regard de la collectivité. En effet, d'une part, il peut manifestement exister des cycles de finalités parce que l'argument d'Aristote sur le désir vain et futile ne vaut pas dans le cas interindividuel, pour une raison évidente, mais d'autre part, on a l'idée intuitive qu'un processus social de ce type est bien finalisé, comme le montre mon exemple du bûcheron, dont l'activité est finalisée par le fait de se chauffer. C'est par exemple ce qu'on expliquerait à un enfant qui demanderait pourquoi ces gens, les bûcherons, coupent du bois ("ils coupent du bois pour gagner de l'argent" : pas suffisant !). L'analogie donne un image qui permet de se représenter ce problème, mais à ce stade, je n'ai pas de réponse précise à lui donner.

Le gain à l'échange que peut réaliser le bûcheron en échangeant sa production contre une autre est effectivement sa finalité. Mais la finalité de la coupe du bois, en un autre sens, n'est pas le salaire ou ce gain à l'échange : c'est la charpente et la solidité de la maison, ou le bois de chauffage et la chaleur. (La croissance du PIB, c'est-à-dire du volume annuel de bois coupé, dans notre économie étriquée, n'est certainement pas une finalité, on produit (plus) de bois pour autre chose). Un caractère remarquable de la finalité en ce deuxième sens, est qu'elle n'est pas individuelle, ou réductible à une somme de projets, puisque tous ceux qui exercent une activité peuvent ne viser que le gain à l'échange (ou le salaire). Pourtant, c'est une description finalisée de ce type qu'on ferait à un enfant ou une personne tout à fait ignorante de notre monde social.

Concernant le troisième point, je suis d'accord avec ce que tu dis, mais je voulais montrer autre chose : que la hiérarchie des fins est distincte de la psychologie individuelle, qu'elle ressemble à une structure a priori. La question n'est pas de savoir quelle est la différence entre ce que les gens disent qu'ils visent et ce qu'ils visent vraiment, mais de quelle manière les gens se sentent tenus de construire ou reconstruire leur vie (concrètement ou par exemple, dans une optique biographique).
Une bonne illustration de cela pourrait être le curriculum vitae. On pourrait envisager de construire un CV sous la forme d'un arbre : activités professionnelles, études, hobbies, "tendent vers quelque bien" qui est une forme ou une autre d'employabilité ou plutôt d'efficacité productive. Toute période de temps de la vie passée du candidat doit pouvoir s'insérer dans cette structure finalisée, y compris une année sabbatique et même les démissions, le chômage, etc. !

Il est clair cependant que la contrainte, assez intrusive, pour tout dire, qui pèse sur la façon dont l'individu rédige son CV, et dont il conçoit son temps et ses activités pour avoir un bon CV est seulement de type économique.

Ma thèse est que même en l'absence de contrainte économique ou sociale, ce type de structure en arbre, ou quelque chose qui en approche vaguement, correspond à ce que l'on peut entendre par le fait de "mener sa vie", plutôt que d'être menée par elle. On peut rapprocher cela des exhortations socratiques ou stoïciennes à se soucier de soi et à s'interroger sur la façon dont on doit vivre. Si l'on accepte ce type d'exhortation (qui est en fait, me semble-t-il, assez commun et pas réservé aux riches athéniens), toute activité se retrouve alors soumise à la question de la finalité, et la prise au sérieux de ce type de questionnement amène naturellement à envisager ce que j'ai appelé l'unité des fins.

Ainsi, les remarques d'Aristote sur la hiérarchie des fins et le souverain bien ne sont pas de nature psychologique, mais normative. Aristote suppose qu'on doit effectivement se préoccuper du bien et de la finalité, et il décrit dans ces lignes ce que cela implique (normativement parlant) de s'en préoccuper : l'unité des fins.

3 commentaires:

  1. Tu utilises Aristote pour faire du Platon. Aristote a une excellente théorie de l'action dans laquelle celle-ci ne peut être comprise que si nous pouvons en montrer la fin dernière. C'est sans doute surtout grâce à Anscombe que l'on a vu à quel point c'est important. Mais cette nécessité de lier un acte à sa fin est une exigence interprétative, et pas normative. Un acte qui ne vise rien n'a pas de sens. Mais il n'y a aucun devoir de viser quelque chose en particulier (si ce n'est la vertu, ce qui ne dit pas grand chose).
    Par contre, chez Platon, certes, il y a une exigence normative dans le fait que nos actions visent le bien en soi, et que toutes nos actions soient unifiées au sein d'un mode de vie déterminé (mode de vie fixé par la nature de notre âme, et plus précisément par la domination en nous d'une partie de l'âme sur les autres). cf. La République : c'est partout et toujours le mélange des genres qui cause la ruine des cités et des individus. Quant on veut faire décider la partie appétitive, quand on est poussé par nos passions guerrières hors de tout contrôle rationnel, c'est la faillite.

    Une fois qu'on a posé l'idée que la finalité donne le sens de l'action, on voit qu'il est franchement indésirable de prêter des finalités à la société, alors qu'elle n'agit pas. Ce sont les bucherons et les utilisateurs finaux du bois qui agissent. Simplement, pendant que les premiers travaillent en vue de gagner de l'argent, les utilisateurs finaux utilisent les bucherons en vue de satisfaire leurs propres besoins de chaleur. Ce qui est donc un moyen pour les bucherons est une fin pour les utilisateurs. Mais il ne se créé aucune finalité sociale. Il y a seulement un phénomène banal dans lequel chacun est le moyen de la réalisation des projets des autres. On pourrait bien montrer au moyen d'un arbre la manière dont les projets de chacun s'entremêlent, mais cela ne dit rien des questions sur le holisme, l'individualisme, etc.
    Pour tirer des conclusions dans ce sens, il faut arriver à montrer que l'action de certains individus est un moyen utilisé par la société en vue de satisfaire un certain but. Or, ce genre de choses paraît impossible dans ton modèle des arbres, qui est bidimensionnel, ce qui signifie que tu peux montrer qu'un individu est le moyen d'un autre, mais pas qu'un individu peut être le moyen d'une société. Il faudrait quelque chose comme une nouvelle dimension pour représenter cela. Mais le mieux est de ne pas essayer, car ça n'a pas grand sens.

    Un mot sur le fait de finaliser sa vie. A échelle individuelle, cela a en effet un sens. Mais ce serait une décision normative et pas interprétative. Car autant une histoire a besoin d'un principe unificateur, autant rien n'impose (si ce n'est un choix normatif) qu'à une vie ne corresponde qu'une histoire. Un individu qui se laisserait porter par les événements n'est pas incompréhensible, tant que, pour chaque action qu'il effectue, il se donne bien des raisons d'agir.

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    1. Je commence par le dernier point : c'est sûr qu'un individu qui se laisserait porter par les évènements n'est pas incompréhensible. Mais si on accepte de se soumettre au type d'injonction qu'on trouve en particulier adressé (et c'est alors de façon véhémente), dans la philosophie antique parénétique, alors il semble que le type de conséquence que j'ai indiqué (unité des fins) quant à la manière de considérer sa vie en découle, et cela ne me paraît pas trivial (à supposer qu'on puisse montrer, mieux que je ne l'ai fait, que c'est vrai), mais sans doute pas bien renversant.

      La question portant sur ce qu'il est possible de tirer d'une représentation comme celle d'Aristote à propos de la société me paraît plus intéressante.

      Le fait qu'une action suppose une finalité n'entraîne pas qu'on ne puisse pas parler de finalité là où il n'y a pas d'action, au sens strict ! Cette première objection ne tient pas.
      Je n'entends absolument pas nier que les utilisateurs finaux utilisent les bûcherons comme moyen.
      A la question (de quelqu'un qu'on suppose étranger à notre monde et à nos pratiques) : "pourquoi ces hommes coupent-ils du bois ?" On répondrait (1) qu'ils coupent du bois pour nous permettre de nous chauffer, de faire des charpentes, du papier, etc. alors même qu'on est certain qu'ils n'ont pour seule motivation que leur salaire.
      Si l'on considérait que la finalité est seulement individuelle, une réponse serait forcément de ce type : (2) les bûcherons coupent du bois pour obtenir de l'argent. Et cela ne conviendrait pas pour répondre à la question posée. On pourrait raffiner en disant : (3) les bûcherons coupent du bois pour de l'argent, ET nous leur offrons cet argent pour obtenir le bois et nous chauffer.
      Sans doute cette réponse convient-elle, mais elle n'est pas identique à (1).
      C'est le point : je crois que (1) n'est pas réductible à (3), que (1) est en fait la réponse la plus sensée et la plus naturelle à la question posée, et c'est la raison qui me fait dire que la finalité n'est pas forcément purement individuelle. Mais cela n'entraîne pas vraiment de holisme brutal.

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