lundi 6 juillet 2015

Aristote et l'unité des fins

"Tout art, toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien". Admettons que cette célèbre première phrase de l’Éthique à Nicomaque décrive de façon adéquate la structure de l'action humaine, en laissant de côté la question délicate de savoir ce qu'il faut entendre exactement par "tendre" (la suite du texte permettrait d'en proposer la paraphrase suivante : "être souhaité pour").

On comprend ainsi que les activités et occupations les plus diverses, de la pêche à la ligne aux campagnes militaires, sont menées en vue de la réalisation d'un bien, et, d'après la suite du texte, que ce bien est la fin "souhaitée" par celui qui met en œuvre ladite activité.

"Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause d'elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre (car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le souverain bien".

Non seulement on peut dire que de toute activité, nous souhaitons un bien qui en est la fin, mais de plus, il est possible que le bien souhaité soit lui-même une composante de la mise en œuvre d'une autre activité souhaitée comme à travers lui. Aristote laisse penser que la relation "être souhaité pour la réalisation de..." est d'une certaine manière transitive, ce qui entraîne qu'il existe une hiérarchie des fins. L'activité du bûcheron "tend" à obtenir du bois, le bois est utilisé pour faire du feu et le feu pour chauffer la maison. L'activité du bûcheron "tend" donc aussi bien à chauffer la maison.

Ce dernier point ne semble pas douteux, mais ce n'est pas le cas de la suggestion d'Aristote selon laquelle il existe deux types de fins distinctes, celles que nous souhaitons "par elle-même" et celles que nous souhaitons "seulement" à cause des premières, toute fin devant tomber soit dans la première catégorie, soit dans la deuxième. Après tout, ce n'est pas parce que le bûcheron ne se donnerait jamais la peine de couper du bois si cela ne permettait pas de chauffer la maison qu'il ne prend pas un certain plaisir à le faire, ce qui revient à dire que couper le bois peut aussi bien être "souhaité par lui-même" qu'à cause d'autre chose que cela permet de faire.

Admettons cependant ce dernier point. Aristote dit encore autre chose : d'une part qu'il existe bien quelque chose qui tombe sous la catégorie de fin souhaitée par elle-même parce qu'on ne peut pas souhaiter indéfiniment une chose pour une autre, et d'autre part qu'il n'existe en réalité qu'une seule fin souhaitée par elle-même, et celle-ci peut être appelée le souverain bien. Aristote donne un argument à l'appui de la première thèse, mais ne justifie pas la seconde.

Avant d'examiner ces deux autres thèses, on peut noter qu'il y a une claire analogie entre les activités humaines ainsi considérées et une structure d'arbre (dont les arbres généalogiques sont un exemple). Ainsi dans l'exemple précédent, d'après la terminologie en vigueur, on a un arbre avec un seul "fils" pour chaque "nœud", où l'activité du bûcheron peut être considéré comme une "feuille" et l'acte de chauffer comme la "racine", l'action de faire du feu étant un "nœud" intermédiaire. Comme il faut aussi des allumettes pour faire du feu, on pourrait ajouter à ce "nœud" deux "fils", la production allumettes et l'activité du bûcheron. Si le souverain bien existe au sens défini plus haut, l'arbre a une "racine" unique, et toutes les activités humaines sont les "fils" de l'activité ou de l'état associé au souverain bien.

L'analogie me paraît éclairante, mais ce n'est qu'une analogie et on ne peut la maintenir jusqu'au bout puisqu'il ne paraît pas très plausible de considérer qu'un "nœud" n'a qu'un seul "parent". Le bois du bûcheron peut aussi servir à construire des charpentes, par exemple. On peut maintenir cependant cette représentation en ajoutant au texte d'Aristote la condition explicite qu'une activité ne peut recevoir, en tant qu'activité distincte, qu'une seule fin, ce qui est certes assez artificiel. Il y a la coupe de bois de chauffage, et la coupe de bois pour les charpentes, et non la coupe de bois en général.

Dans les termes de la théorie des graphes, on pourrait ainsi représenter la conception d'Aristote de la structure des activités humaines par un graphe acyclique orienté fini (un arbre "enraciné"), la relation "être souhaité pour la réalisation de..." exprimant clairement une orientation. La nature acyclique du graphe est, me semble-t-il, une conséquence annexe de l'argument qu'Aristote donne pour montrer qu'il est fini.

Venons-en à cet argument. Nous "ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre (car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que le désir serait futile et vain)". Cela suppose que tout arbre a au moins une "racine", et cela exclut la possibilité de cycles, comme par exemple travailler pour vivre et vivre pour travailler. Voici comment je reformulerais l'argument :

(1) ce qui est souhaité est la réalisation d'un certain état de chose, le souhait a toujours un objet.

(2) certains états de choses ne sont souhaités que parce qu'ils sont la condition de réalisation d'un autre état de chose (i.e. ils n'existent en tant qu'objet de souhait que dans la mesure où cet autre état de chose existe lui-même et préalablement comme objet de souhait souhait)

(3) si tous les états de choses étaient du type indiqué par (2), le souhait n'aurait pas d'objet.


J'accentue ainsi délibérément le propos d'Aristote en posant comme prémisse du modus tollens qu'il esquisse que le souhait serait sans objet, là où Aristote dit seulement qu'il serait futile ; il est beaucoup plus difficile d'admettre l'existence d'un souhait sans objet que d'un souhait futile ! J'ai choisi également de laisser de côté la notion de désir présente dans le texte (du moins la traduction de Tricot), à propos duquel il est nettement plus délicat d'affirmer qu'il est nécessairement sans objet. Ce faisant, il est possible que l'argument que j'ai formulé et la structure en arbre de l'activité humaine ne reflète pas entièrement la réalité des motivations humaines, mais au moins une partie non négligeable de celle-ci, puisque tout ce qui se range dans la catégorie des "démarches" et des "projets" est l'objet d'un souhait effectif.

Quoi qu'il en soit, il est remarquable (1) que l'argument n'est pas de nature empirique, (2) qu'il conduit à poser une condition a priori de l'action humaine qui va au-delà de ce dont l'agent a effectivement conscience quand il entreprend une activité, (3) qu'au delà de ce qu'Aristote dit effectivement, l'argument et sa conclusion peuvent s'appliquer aux activités d'une communauté et pas seulement d'un individu, comme le suggère d'ailleurs mon exemple initial du bûcheron et du chauffage, puisque ce n'est évidemment pas forcément la même personne qui coupe le bois et qui l'utilise.

Concernant (1), les adjectifs "vain" et "futile" laissent penser qu'il s'agit d'un argument de nature normative, et on peut lui donner cette tournure (que ma reformulation ne laisse certes pas vraiment apparaître). Le point (2) suit de (1) si l'argument d'Aristote est valide, car il n'utilise aucune prémisse de nature psychologique. Peu importe ce que l'agent se propose effectivement de faire quand il entreprend une activité. S'il s'agit d'une activité, d'après la thèse de la première phrase de l'Ethique à Nicomaque citée plus haut, elle possède une fin qui elle-même s'insère dans la structure en arbre que j'ai décrit plus haut.

Une façon d'illustrer ce point est de remarquer qu'il est toujours possible, à propos de n'importe quelle activité entreprise par un individu, de demander à celui-ci d'en expliciter la finalité, même si ce dernier ne sait pas quoi répondre. Il doit y avoir une finalité, et exiger qu'il y en ait revient à connecter, conformément à la structure en arbre, chaque activité à une fin plus lointaine qui unifie celle qui lui sont subordonnées.

Concernant (3), on peut dire que la fin de l'activité du bûcheron est aussi bien l'argent qu'il recevra pour la vente du bois que la possibilité pour d'autres de chauffer la maison. Le souhait ou le désir du bûcheron, s'il existe, ne porte pas sur ce dernier aspect, mais seulement (supposons-le) sur le premier. Peut-on en conclure que l'argument d'Aristote n'est pas pertinent à l'échelle interindividuelle ? En réalité, si l'argument est pertinent pour chaque individu, il doit aussi l'être pour la communauté formée par ces individus, mais d'une manière différente.

Admettons qu'il n'y ait pas de cycle pour l'individu, qu'on ait bien une sorte d'arbre des fins pour chaque individu. Cela n'implique pas qu'il n'y ait pas de cycle à l'échelle interindividuelle (i.e. qu'il doive y avoir un arbre, un arbre n'ayant bien sûr pas de cycle), et il y aura bien en réalité un cycle, par exemple quand les bûcherons produisent pour les charpentiers et les charpentiers pour les bûcherons. Mais cela implique qu'il est toujours possible de sortir du cycle à partir de chaque sommet pour en rejoindre un autre correspondant à une "racine" dans une structure d'arbre, autrement dit à une fin souhaitée pour elle-même. Il y a donc bien, ici aussi, une hiérarchie et une structure finie de fins.

Si l'on adhère aux thèses d'Aristote précédemment énoncées, on est alors incité à tirer des conclusions très substantielles.

D'une part, il existe une structure objective et descriptible des fins, qui s'impose aux individus quelle que soit leur façon de penser (et en particulier, qu'ils aient des "projets de vie" conscients ou non, détaillés ou non, pour reprendre une expression de Rawls). Il s'agit là d'une certaine façon de la structure éthique de la manière de vivre sa vie (du schéma abstrait d'une réponse à la question de savoir comment on doit vivre) : j'incline en effet à penser que ce type de contrainte ne doit pas être compris comme étant de nature métaphysique, mais normative. Pour le dire en termes emphatiques, Aristote met au jour, dans ces quelques lignes, une structure normative de la finalité qui transcende les projets conscients ou subjectifs des individus destinés à s'inscrire en elles.

D'autre part, une structure hiérarchisée de fins peut être restituée même là où il n'est pas question d'envisager un "projet de vie" quelconque, c'est-à-dire même dans une communauté assez lâche, du type de celle qui s'établit lorsque existe dans une société une forme de division du travail (et cela en l'absence de toute considération sur la "fonction propre" de l'être humain et de la position d'une fin unique commune à chaque individu). Le contenu de cette structure est alors beaucoup plus flou parce qu'il n'est plus intelligible sous la forme familière d'un "projet de vie".

Quant au dernier point affirmé par Aristote, qui porte sur l'existence d'un souverain bien et qui permet de donner à la hiérarchie des fins une structure d'arbre à proprement parler (possédant une unique "racine"), il paraît plus délicat à justifier. Si l'on cherche à se représenter ce à quoi correspondrait un arbre à plusieurs "racines", par exemple un individu qui souhaiterait à titre de fin ultime aussi bien la gloire brève et éclatante que la vie longue, modeste et obscure que Thétis propose à Achille, il faudrait pouvoir imaginer quelque chose d'aussi étrange, au moins en apparence, que l'existence de quelqu'un qui aurait deux "projets de vie" coexistants. Il n'y a apparemment aucune contradiction logique ou métaphysique à ce qu'une existence soit structurée par deux projets de vie. Pourtant, suivre deux "projets de vie" ressemble beaucoup au fait de mener deux vies distinctes.

Cette étrangeté incite à considérer qu'il existe bien une norme de l'unité des fins, plutôt qu'un "souverain bien", puisqu'il n'y a aucune nécessité à ce qu'à la "racine" de l'arbre des fins corresponde un bien ou une fin unique et homogène. On peut envisager une sorte de fin composite qui comprendrait les divers biens que l'individu reconnaît et valorise. En tout cas, cette idée d'unité des fins nous éloigne encore plus de la psychologie individuelle, puisqu'il est à peu près certain que presque personne n'a à l'esprit ce genre de but ultime lorsqu'il entreprend ses activités. Les remarques précédentes conduisent cependant à penser que c'est pourtant le type de représentation décrit plus haut qui s'impose dès lors qu'on déroule le fil d'Ariane de la finalité.



1 commentaire:

  1. Tout d'abord, une remarque historique : Dès le livre 1 de l'EN, Aristote dit bien qu'un souverain bien unique ne peut être rien de plus qu'une formule générale. Il prend donc ses distances avec Platon, pour qui le bien en soi est le terme ultime de toutes nos actions. Et le livre 10, parlant de la vie humaine, admet le caractère composite de celle-ci, à la fois tournée vers la politique et vers la connaissance.

    Ensuite, concernant la forme, l'usage des graphes et arbres n'apporte à peu près rien, et à mon sens, masque même les points les plus délicats à admettre. Notamment, tout ce que tu dis sur l'interindividuel est très fragile. En effet, alors que l'idée d'un désir qui n'a pas de fin ultime pose évidemment problème, autant la représentation sous forme d'un arbre cyclique ne nous dit pas grand chose. Du coup, comment se prononcer pour savoir s'il est acceptable qu'une société ait son arbre des fins cyclique, ou non? Intuitivement, on se dit que les bucherons sont utiles aux charpentiers, et les charpentiers sont utiles aux bucherons. Mais est-ce vraiment un cercle, ou bien juste une figure en spirale visant un développement économique et social, qui constitue justement la fin ultime de la société? Car après tout, le bûcheron donne du bois au charpentier, qui construit des maisons, qui peut alors loger le bûcheron, qui peut alors vivre mieux, se mettre à la sculpture, ce qui va plaire au charpentier, etc. Et même dans une société stationnaire, le cycle économique n'est pas un pur cycle, puisque l'on peut tenir la survie de la société pour une fin en soi, de sorte que l'arbre serait cyclique dans sa structure, et pourtant finalisé au sens artistotélicien. Or, une telle chose, ton modèle des graphes en rend péniblement compte.
    En fait, dans ton modèle, les moments de fin ultime sont seulement individuels, et que les relations interindividuels servent seulement au individus à satisfaire leurs fins. C'est pour cela que tu dis très vite qu'il y a des cercles à échelle collective, mais que tu n'envisages pas vraiment qu'une société puisse avoir un but (non réductible aux buts individuels), alors même que sa structure des fins admet des cercles assez nombreux. Bref, tu es très libéral. Pourquoi pas, mais il faut le dire.

    Quant à la psychologie individuelle, je crois qu'Aristote, et Williams qui le commente, ont dit l'essentiel : les gens se représentent des objectifs de vie en des termes très généraux, tels qu'ils peuvent avoir l'air de ne poser qu'un seul but (par exemple, le bonheur). Mais la réalisation de ces objectifs très généraux passe par des activités variées, dont chacune est une fin en soi.
    Ce qui m'amène à un point très important. Il faut distinguer d'authentiques rapports de moyen à fin, et de faux rapports, qui sont en réalité des rapports de particulier à général. Quand je dis que je fais du sport pour rester en bonne santé, et quand je dis que je fais du sport pour me dépenser et me faire plaisir, je dis en réalité deux choses conceptuellement différentes.

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